Une enveloppe comme la vôtre - 4

5 minutes de lecture

Allongée dans son lit, Alma tourne les pages du journal et se repaît des pensées de son soi antérieur. Les aspects techniques de ses recherches sur l’éther ne l’intéressent pas vraiment. Peut-être y trouverait-elle la réponse à son problème, mais la marée d’émotions qui se dégagent de ces lignes noircies d’encre la plonge dans un état second. Qui plus est, la brillante Savi a déjà parcouru ces données de long en large sans parvenir à quoi que ce soit. Que pourrait-elle apporter de plus en l’état ?

Cette quête de la Sauvegarde lui paraît absurde et les tentatives de rallier la Synthétique à ses recherches sont vaines. Elle n’est plus celle qu’elle était, cette femme capable de haine, de passion, de désillusion, et surtout emplie d’une curiosité et d’une avidité grandioses. Autant de qualités qui lui ont permis de mener à bien ses travaux. Qualités que cette Alma immortelle ne possède plus. La rationalité n’est pas nécessairement la clé du salut, sa capacité d’observation et son esprit analytique ne tireront personne de cette impasse, pas même elle.

— « Phénomène intéressant : le sujet R-E-148, qui avait un faible pour les graines de courge, se dirige en premier vers celles-ci lorsque je le nourris, lit-elle à haute voix. Il est évident qu’il possède une mémoire. Je n’explique pas le fonctionnement de l’éther, mais la continuité entre le corps biologique et le corps synthétique est indéniable. Je n’aime pas parler d’âme ou d’esprit, alors je me contenterai d’affirmer que la conscience de R-E-148 a changé d’enveloppe. Qu’est-ce qui constitue cette conscience ? Des phénomènes électro-chimiques que l’éther est capable de catalyser et de stocker ? Quelque chose que les méthodes et les instruments actuels ne nous permettent pas de discerner, de mesurer, de quantifier ? De quoi s'agit-il ? Je trouverai la réponse à cette question, tôt ou tard. »

Ses doigts aux articulations métalliques parcourent les pages comme pour y trouver une réponse. Elle tente d’éprouver le grain du papier sous la pulpe de son index, sous cette chair étrangère qui paraît incapable de lui retransmettre quoi que ce soit. Si elle le pouvait, sans doute haïrait-elle cette enveloppe, sans doute lui inspirerait-elle une répulsion incontrôlable qui l’obligerait à s’extraire d’elle-même, à se mutiler pour en sortir. Elle irait dans la salle d’eau, briserait le miroir d’un coup de poing, s’emparerait d’un éclat tranchant et s’ouvrirait la poitrine, le ventre et la nuque pour en arracher cette partie d’elle qui pense à l’intérieur. Alors elle se libèrerait, fermerait les yeux et cesserait cette absurde poursuite de ses émotions.

— « Joe Runciter m’a encore demandé si j’étais sûre de comprendre ce que le protocole d’immortalisation impliquait. Cet homme ne saisit pas le principe même de la transmigration des âmes, il est incapable de réfléchir à la question, et il ose me demander si je suis sûre de mes travaux. Cet homme est un fardeau, prononce Alma, inexpressive. Ils me ralentissent tous, brandissent leur considération morale au moment décisif, mais ne rechignent pas lorsqu’il s’agit de mettre des billets dans leurs poches. Ce qui est immoral, c’est de stagner dans l’ignorance lorsqu’on a la possibilité d’aller au-delà de tout. Ils refusent même l’implantation de port éthérique, mais encouragent vivement notre investisseur à s’en faire poser un. Ils ne croient en rien, pas même en eux. Je travaille avec des lâches. »

Les premiers rayons du soleil remplacent la lueur blafarde de la lune. Le matin est déjà là, sans qu’Alma n’ait vu la nuit s’écouler. La lumière vient percuter les grains de néant qui s’agitent sous son crâne, en extrait les lignes impersonnelles de la chambre qui se dessinent sous ses yeux. Une personne frappe à la porte, la tirant de sa lecture et de ses réflexions. Elle sent la présence de l’autre côté comme un aimant, qui l’oblige à se lever et à aller ouvrir.

— Ma très chère Alma ! s’exclame Ern Huysmans en écartant les bras d’un mouvement mécanique. Vous avez bien dormi ?

— Je n’ai pas dormi.

— Bien, très bien, approuve le directeur comme s’il s’agissait d’une excellente nouvelle. J’aimerais vous faire une faveur et vous offrir un voyage instructif.

Les bras toujours écartés, il la fixe dans l’attente d’une réponse. Alma plante ses pupilles dans les siennes en retour. Le temps s’étire, interminable.

— Avec plaisir, déclare-t-elle finalement. Que proposez-vous ?

— D’aller chercher votre nouvelle enveloppe ! Nous avons sélectionné plusieurs matériaux biologiques qui pourraient convenir avec votre nouveau sceletus, explique-t-il en passant une main derrière son dos pour l’emmener avec lui.

Elle se laisse guider sans opposer de résistance, en jetant un regard en direction des cahiers restés sur son lit.

— Ne vous en faites pas, le voyage ne sera pas long, ajoute Huysmans. Nouvelle enveloppe, nouveau sceletus, nous voulons mettre toutes les chances de notre – et de votre ! – côté pour que la mémoire vous revienne.

— Pourquoi ne changez-vous pas d’enveloppe pour récupérer la vôtre ? interroge Alma, impassible, ignorant la main du directeur encore posée sur dos.

— Très bonne question, chère Alma ! la félicite-il comme s’il s’agissait d’une enfant. Oui, très, très, très, très, très… Très…

La Synthétique attend patiemment qu’Ern Huysman reprenne ses esprits. Elle se contente de l’observer, tandis qu’il oscille comme une plante sous le vent. Cela ne l’empêche pas de continuer à avancer tout en gardant sa paume contre la colonne métallique d’Alma, qui marche à ses côtés avec indifférence.

— Très bonne question. J’ai déjà changé d’enveloppe, un certain nombre de fois, répond-il, arrêtant ses mouvements hasardeux. Je ne saurais vous dire combien exactement. Il me semble que la dernière fois, c’était il n’y a pas si longtemps que ça. Je ne sais plus.

Leurs pas les portent jusqu’au grand hall aux fauteuils rouges, où se trouve réuni un petit attroupement de gens. Certains en habits de civils, et d’autres en tenues militaires. Ils s’exclament à leur approche et se dirigent vers Alma.

— Alma Sato, quel plaisir de vous rencontrer ! s’exclame un homme en uniforme, la main tendue vers elle dans l’attente qu’elle la saisisse en retour. Nous n’avons pas encore eu le temps de nous rencontrer, je suis Herman Stetter, j'assure la sécurité de l'Oligopole.

— Où se trouve Savi ?

Elle les regarde d’un air impassible sans esquisser un geste. Un silence gêné s’installe. Ern Huysmans éclate d’un rire saccadé.

— Elle ne viendra pas avec nous, chère Alma, lui répond-il. Vous la retrouverez lors de notre retour, c’est elle qui se chargera de vous placer dans votre nouvelle enveloppe. On ne change pas une équipe qui gagne, n’est-ce pas !

Il continue de rire à un rythme mécanique, puis prend la tête du groupe pour les mener vers la base aérienne où les attendent sagement les dirigeables. Alma observe les humains entrer à l’intérieur de l’un d’eux. Cela lui fait l’effet d’un géant d’hélium qui avale un petit tas de chair, trop frugal pour le nourrir. Elle jette un regard en direction du ciel bleu, troué de quelques nuages blancs dans la lueur matinal, sans que cela ne lui inspire quoi que ce soit. Et à son tour elle s’engouffre dans le titan, à la suite d’Ern Huysmans dont la démarche hachurée lui rappelle sans cesse sa condition.

Annotations

Vous aimez lire Chloé T. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0