Une enveloppe comme la vôtre - 3

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Savi la guide à travers les couloirs sans fin. Leur blanc immaculé inspire à Alma la même envie de s’isoler que les voix qui résonnent d’une pièce à l’autre. Les émotions qu’elles lui évoquent n’ont pas la complexité de celles de la chercheuse. Elles ne lui donnent pas matière à analyser, à décortiquer leur enchevêtrement émotif pour en comprendre l’intention cachée. Elles éclatent, simplement, lui crèvent les tympans sans chercher à se dissimuler. Des sentiments crachés au visage comme pour lui rappeler qu’ils lui sont étrangers, qu’elle-même est étrangère. Une enveloppe creuse, sans existence intrinsèque, sans nature propre, d’être en soi. Vide d’elle-même, peut-être n’existe-t-elle qu’à travers le ressenti des autres ?

— Nous y sommes.

La voix de Savi la tire de son introspection et l’amène sur le pas de la porte. Les néons grésillent en s’allumant et comblent la faible luminosité délivrée par une fenêtre trop petite. La pièce accueille une quantité impressionnante de documents qui s’entassent sur les étagères métalliques. Un bureau trône au centre et croule sous les minerais, les échantillons d’éther et de métaux, et sous les feuilles volantes qui forment des monticules en partie écroulés.

— Vous n’êtes pas très ordonnée, remarque Alma, sans une once de défi.

— Vous êtes mal placée pour me dire ça. Et puis mon rangement est efficace, réplique Savi, en lançant un regard en coin à la Synthétique. Et ce n’est qu’un fragment de vingt ans de travail personnel. Accumulé aux travaux de plusieurs générations de chercheurs depuis le Kollaps.

— C’est la deuxième fois que j’entends ce terme mais il ne m’a jamais été expliqué, déclare Alma, en prenant place sur un fauteuil libre de paperasses sans y être invitée.

— Un évènement qui a eu lieu il y a longtemps. Les zones autrefois les plus urbanisées, et par déduction les plus peuplées, sont maintenant à l’état de ruines. Elles grouillent de Njammat, explique Savi en s’asseyant elle aussi. Il y a certainement un rapport avec l’éther puisque des puits sont présents dans ces zones. Mais on ne sait pas exactement depuis quand ça a eu lieu, ni pourquoi.

La scientifique parle avec une voix lente et détachée, réfléchissant au fur et à mesure, comme si elle n’avait jamais vraiment réfléchi à cet évènement. Comme s’il ne méritait pas qu’elle s’y attarde, trop éloigné de ses préoccupations actuelles et de ses recherches futures.

— Qu’est-ce qu’un Njammat ? interroge Alma, immobile sur l’énorme chaise de bureau.

— Une créature créée par l’éther. L’équilibre entre chairs et métaux est essentiel. Un Njammat peut être stable, les Jägare les appellent « Inertes ». Ou alors il peut y avoir une trop grande proportion de chairs, ce qui implique d’absorber du métal, ou à l’inverse une trop grande proportion de métal, ce qui implique…

— D’absorber de la chair, termine la Synthétique.

— Exactement. Ils les appellent des « Instables ». Ces créatures ne sont pas nécessairement dangereuses, du moins pour celles qui sont à l’équilibre… remarque Savi, en hochant la tête de manière pensive. Mais par précaution, des murailles de métaux ont été érigées autour des puits, afin de repousser les Instables métalliques qui auraient un besoin en chair. C’est vraiment une précaution, curieusement ils ne s’éloignent jamais des puits d’éther.

— Des gardiens, propose Alma, intéressée par l’histoire de la scientifique.

— Vous parlez comme ces barbares de l’Hégémonie ! la raille Savi. Eux aussi, ils pensent que ce sont des gardiens. Mais ce ne sont rien d’autres que des créatures errantes, sans conscience ni but propre. Ils tournent autour de l’éther comme des insectes autour d’une lumière, il n’y a rien de mystique là-dedans.

La Synthétique ne relève pas. Elle se contente de la fixer d’un air impénétrable tout en bougeant de droite à gauche sur le siège mobile. Les propos de Savi la laissent de marbre, mais elle ne peut s’empêcher d’y déceler une étroitesse d’esprit contradictoire avec ses recherches sur l’éther. Peut-être est-ce la raison pour laquelle elle est incapable d’avancer seule. La raison pour laquelle elle ne parvient pas à en percer le secret et à développer les Sauvegardes tant convoitées. La chercheuse soutient le regard d’Alma, ses pupilles noires se contractent au centre de ses iris froides comme sous le coup d’une émotion. Elle se sent jugée, probablement. Son souffle s’accélère et témoigne d’une colère contenue, qui monte à l’intérieur d’elle. Ces états d’âme sont décidément passionnants.

— Bon, venons-en au fait, lâche Savi, brisant le silence lourd qui s’est installé entre elles.

Elle fouille dans une pile de documents et en sort un cahier épais, qu’elle tend à Alma.

— Institut Eldri, unité DEPM. Alma Sato, prononce la Synthétique comme si le nom inscrit dessus lui était étranger.

— Unité de Développement Ethérique et Physique des Matériaux, détaille la scientifique avec un air satisfait.

— « Substance subtile distincte de la matière et permettant de fournir ou transmettre des effets entre les corps, au sens physique du terme, d’après Scott Walter, lit-elle, absorbée par cette calligraphie douteuse qui lui paraît si familière. L’éther-matériau présente des propriétés remarquables. Injecté à très faible dose et en présence des métaux appropriés, il s’avère possible d’améliorer les corps biologiques. Test R-32 : j’ai réussi à créer un rat particulièrement résistant à la pression. Dosage à 100µL pour un mammifère de 282g en présence de 20g de titane. »

Un croquis de rat dans lequel sont fichés des plaques métalliques illustre le paragraphe, à côté duquel s’ajoute un tableau de dosages et de concentrations en fonction du poids.

— Ce n’était que vos débuts, précise Savi, attentive à la lecture de la Synthétique. Même l’Hégémonie peut se servir de l’éther pour modifier les corps et les améliorer. Mais tout ceci n’était qu’une façade. Des travaux certes intéressants, mais qui ne rendaient pas compte de la véritable nature de l’éther. Vous êtes allée beaucoup plus loin que ça. Les Jägare nous ont aussi ramené ceci, dit-elle en lui tendant un journal.

La couverture noire est incrustée de poussière blanche et de marques de gravats, comme si le cahier avait été piétiné par inadvertance il y a des décennies de cela. Alma s’empare de l’objet et feuillète les pages au hasard. Elle compare son contenu avec celui du cahier de laboratoire, ouvert sur ses jambes. Des dessins d’observation de minéraux associés à des formules chimiques développées, des schémas de machines complexes et des diagrammes explicatifs s’entremêlent sur les pages avec une organisation forcée. Dans le journal, c’est une anarchie de gribouillis, de flèches en tout sens, des croquis de corps et de métaux enchevêtrés ainsi que des plans de capsules éthériques. Les informations se superposent, illisibles, les dessins sont recouverts d’une écriture en pattes de mouche qu’Alma déchiffre sans peine.

— « Je suis parvenue à développer un moyen de se connecter directement à l’éther. L’EEG réalisé sur le sujet test R-E-107 connecté à la cuve montre des rythmes alpha et bêta impossibles. Je suis persuadée que les perceptions sensorielles n’étaient plus réprimées par son enveloppe corporelle. Elles ont été exacerbées grâce à l’éther. Je pense que l’éther entretient un rôle particulier avec la conscience, avec les perceptions, et pourrait permettre de redéfinir le vivant. Cette substance peut séparer la conscience du corps, on pourrait tout à fait imaginer la placer ailleurs. Il m’est pour l’instant impossible de le démontrer, mais il ne me paye pas pour cela. »

Elle marque une pause et relève les yeux du journal, pour planter ses pupilles blanches dans celles de Savi.

— Qui ça, « il » ? demande-t-elle. Ces recherches n’étaient pas officielles, d’après ce que vous venez de me dire. Elles ont été financées par cette personne dans un but précis ?

La chercheuse paraît embarrassée. Elle se lève pour aller ouvrir un tiroir fermé à clé, dont elle extrait un dossier à contrecœur. Son regard se tourne à nouveau vers Alma, comme pour se convaincre de ce qu’elle est en train de faire. D’un geste lent, elle le tend vers la Synthétique, qui le saisit prestement.

— S’il vous plaît, je sais que vous m’aviez demandé de ne pas vous cacher d’informations importantes, se justifie-t-elle, sur la défensive. Mais je vous en parle maintenant, je n’avais pas l’intention de vous le cacher. Je n’ai pas trouvé le bon moment.

— Ern Huysmans ? déchiffre-t-elle.

— Ce sont tous les éléments qui relient Ern Huysmans à vous, précise Savi en se rasseyant.

La Synthétique fait rouler sa chaise pour se rapprocher du bureau et y aligne les trois documents, en portant une attention toute particulière au journal à la couverture noire et au dossier.

— « Tous les tests se sont avérés concluants, les sceletus et les Sauvegardes sont opérationnels. Nous allons pouvoir passer à l’expérience décisive sur le sujet humain. Il faut que cela fonctionne. Je me suis moi-même faite implanter le port éthérique et j’envisage de me transférer en cas de succès. Je compte ensuite sur Fernwright, Hollis, Runciter et surtout sur Shibo pour appliquer le protocole d'immortalisation sur mon nouveau corps. J’aurais vraiment aimé être la première. Un contrat est un contrat. Ce salopard imbu de lui-même ne mérite décidément pas d’ouvrir la voie vers l’immortalité, mais il faut bien admettre que ce projet n’aurait jamais vu le jour sans ses financements. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Peu importe, je serai la prochaine. »

— Je suis convaincue que votre expérience a fonctionné, certifie Savi, les yeux brillants d’admiration et de ce qu’Alma distingue comme étant de la jalousie. J’ai toujours connu Ern Huysmans, aussi loin que je m’en souvienne, et mes parents aussi. Tout le monde l’a toujours connu, c’est lui qui a créé l’Oligopole. Vous êtes la seule Sauvegarde à avoir été trouvée, monsieur Huysmans était donc déjà là. Personne d’autre que vous n’aurait pu créer un Synthétique ! Le sujet humain, celui qui a financé vos recherches, c'est lui !

Alma continue de fixer le journal, en pleine réflexion. Elle feuillète à son tour le dossier flanqué du nom du directeur, inspectant les éléments un à un. Effectivement, au vu des informations dont elle dispose, elle ne voit pas d’autre explication.

— Est-il au courant ? demande Alma.

— Je lui ai dit, plusieurs fois, soupire la chercheuse. Malheureusement, cela ne semble pas rentrer. Il approuve et passe à autre chose la seconde d’après, comme s’il s’agissait d’une information de moindre importance. Je pence que cela vient de son problème de conscience.

— Une sorte de conflit mémoriel. Alors il efface l’information comme si elle n’avait jamais existé, continue la Synthétique.

— Sans doute. C’est difficile à expliquer, plus le temps passe et plus ses repères s’effacent, ajoute Savi. Et plus il lui devient difficile de s’ancrer dans la réalité.

— Puis-je vous emprunter ces documents ? interroge Alma en montrant le cahier de laboratoire et le petit journal. J'aimerais les lire ce soir à tête reposée. Seule.

— Absolument, avec plaisir ! s’exclame Savi, une lueur d’espoir dans le regard. Je compte sur vous pour m’aider au laboratoire.

La Synthétique se lève et s’empare des manuscrits. Le bruit de ses mèches siliciées se mêle aux grésillements des néons, comme s’ils se refusaient à la laisser partir.

— Nous verrons, lâche Alma en se détournant de son interlocutrice.

Et dans un bruissement métallique, elle franchit le seuil du bureau sans un regard en arrière.

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