Une enveloppe comme la vôtre - 2

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La lumière bienfaitrice de l’éther l’entoure de son bleu apaisant. Autour d’Alma, il n’est rien d’autre que le bruit des machines. Aucune voix humaine ne bourdonne dans ses oreilles, insistantes, admiratives et tellement désagréables. Des voix emplies d’émotions diverses qui la poussent à s’isoler. Dans les cuves, la substance ondule sous le coup d’impulsions violentes et délicates, qui viennent lécher les parois en minerais cristallin comme un animal en cage pour se rapprocher de la Synthétique.

Elle est allongée sur le sol, le câble éthérique planté à l’arrière de son crâne. Alma savoure ces instants où elle peut plonger à l’intérieur même de son esprit et plus profondément encore. Elle se gorge de la peur, de la douleur, de la honte, de la haine et de l’adrénaline, de toutes ces sensations qui l’assaillent. Comme pour les graver dans ce corps inerte, elle se branche pour sentir le sang couler le long de son corps, la morsure acerbe de ce bras absent. Tout, plutôt que cette apathie qui plombe l’enveloppe dans laquelle elle est prisonnière.

« Détourne les yeux, regarde pas. Qu’est-ce que ça peut foutre ? Il est déjà mort.

Saloperie de lui, saloperie d’elle, ils glissent ces enfoirés ! Même morts, te ralentissent. Leurs petits morceaux qui roulent sous tes pieds.

Arrête de te retourner ! Tu veux crever ? Crever comme eux ? Alors crève, tu mérites pas mieux ! Tu vas crever de toute façon. Regarde toi, t’es déjà morte. Tu te traînes, t’es rien qu’un tas de loques, une loque qui pisse le sang. T’as mal, profite, ça va pas durer, bientôt tu sentiras plus rien, bientôt tu seras crevée.

C’est peut-être mieux de crever… Plutôt crever que ça. Mal, ça fait mal, j’ai si mal… »

Elle n’entend pas les bruits de pas dans le couloir, elle ne voit pas les lumières des néons qui s’allument à mesure que la personne s’approche. Soudain, un cliquetis à l’arrière de sa tête. Les sentiments, les sensations s’évanouissent aussi rapidement qu’un rêve. Au-dessus d’elle, le regard froid de Savi, qui secoue la tête d’un air désapprobateur. Les pupilles blanches de la Synthétique se contractent sous l’éclat âpre de la pièce. La lumière jaunâtre de l’éclairage artificiel rivalise avec le céruléen de l’éther dans un combat perdu d’avance.

— Alma, vous ne pouvez pas passer tout votre temps ici, la sermonne-t-elle. Ça ne sert à rien de continuer, il n’y a aucun résultat. Nous avons du travail là-haut, il faut passer à autre chose !

— Je le peux. Et je le fais, réplique Alma.

Assise en tailleur, elle s’empare du câble éthérique qui gît sur le sol et s’apprête à le rebrancher à l’arrière de son crâne.

— Qu’est-ce que ça vous apporte ? demande Savi, désespérée. Ce n’est pas comme ça qu’on avancera ! Venez plutôt m’aider, je suis sûre que vous avez beaucoup de choses à apporter.

— C’est le seul moyen pour que je ressente, d’ici à ce qu’on me trouve une nouvelle enveloppe.

— Et si le problème ne venait pas de l’enveloppe ?

La Synthétique arrête son geste, et tourne lentement la tête vers la chercheuse. Ses pupilles blanches la transpercent, inexpressives et bestiales, luisantes d’un éclat fantomatique.

— D’où voulez-vous qu’il vienne ?

— Mais de la Sauvegarde, allons ! s’exclame Savi, énervée par le comportement d’Alma. Que ressentez-vous lorsque vous vous branchez ?

— Des choses horribles.

— Pourquoi vouloir vous brancher si c’est pour ressentir des choses horribles ? interroge la scientifique, dans l’incompréhension la plus totale.

Elle s’empare d’une chaise poussiéreuse et s’assoit dessus en soupirant.

— Pour ressentir, très bien… répond-elle à la place d’Alma. Ecoutez, vous ne réalisez pas la chance que vous avez d’être parmi nous. Vous devriez nous être un peu reconnaissante d’être en vie et faire en sorte de vous rendre utile ! J’ai besoin de vous. Enfin nous avons besoin de vous !

Alma pose doucement le câble sur le sol et se relève. Elle surplombe Savi de toute sa hauteur et baisse ses yeux sombres dans sa direction sans bouger la tête, menaçante. La chercheuse remue sur sa chaise, mal à l’aise.

— J’ai bien plus à vous apporter que ce que vous m’avez donné, lâche la Synthétique. Je ne suis pas en vie. Je suis là, c’est différent. Et je me fiche d’être ici, pour l’instant c’est là-dedans que je veux être.

Elle désigne la cuve en minerais cristallin. La substance à l’intérieur émet une impulsion, un spasme à l’approche de son bras. L’éther s’étale contre la paroi transparente, prisonnière, ne demandant qu’à en sortir.

— Alors faites ça pour vous ! s’énerve Savi en se levant à son tour. Vous ne vous souvenez pas de votre vie précédente, mais je peux vous montrer vos notes. Avec vos capacités et du travail, je ne désespère pas que vous m’aidiez à trouver la solution pour développer des Sauvegardes.

— Pourquoi y tenez-vous tant ? Vous trouvez que notre situation est enviable, à Ern Huysmans et moi ?

— Vous êtes immortels. Vous ne vous rendez pas compte de ce que cela représente ? demande Savi d’une voix plus douce, plus passionnée aussi.

Alma peut sentir le feu intérieur qui la dévore, comme une flamme ardente qu’elle essaie de contenir. Mais la chercheuse est décidément bien expressive aux yeux de la Synthétique.

— Rien ne peut vous tuer. Une balle dans la tête, une lame dans le ventre, une bombe pourrait exploser que votre corps se recomposerait aussitôt ! s’enflamme-t-elle. Et il vous suffirait d’un simple mouvement de la main pour détruire votre agresseur. Le temps n’a pas d’emprise sur vous. A l’exception bien sûr de…

Elle marque une hésitation, comme désireuse de ne pas froisser Alma, ou plutôt de ne pas froisser ses propres désirs, la projection divine qu’elle se fait de l’immortalité.

— A l’exception de ma conscience, qui risque de s’effriter, termine Alma à sa place.

— Oui. Vous avez bien vu ce qui arrive à monsieur Huysmans. Il risque de vous arriver la même chose, ajoute Savi, peinée. Vous allez perdre votre conscience petit à petit, votre mémoire à court terme. Et alors tout sera fini, on ne pourra plus rien pour vous, pour monsieur Huysmans, et le projet des Sauvegardes pourrait ne pas voir le jour de mon vivant…

Alma trouve fascinant ce passage de la frénésie contenue à l’amertume profonde. Cette faculté de Savi à éprouver de l’exaltation par la seule force des mots et de la pensée, de plonger dans une inquiétude palpable en se projetant dans un avenir hypothétique. Si elle en était capable, la Synthétique éprouverait surement de la jalousie face à une telle densité émotionnelle. A la place, elle doit reconnaître que cela lui inspire une certaine forme de respect, et lui apporte un divertissement bienvenu. L’espace d’un instant, elle en a oublié les sentiments qui l’attendent dans la cuve éthérique et pour cela elle lui en serait presque reconnaissante.

— Vous avez beaucoup de chance, Savi. Très bien, allons voir ces notes. Au moins cela aura-t-il le mérite de m’occuper.

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