Je m'envoie tout seul - 2

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La plaine aride cède la place à une chênaie clairsemée, dont les troncs espacés ne suffisent pas à préserver le sol de la morsure du soleil. Mais l’herbe, sèche et dorée, verdit à mesure que la meute s’avance dans la forêt. Léon observe les tissages de fils rouges qui habillent les arbres épars. Ses yeux défilent d’écorce en écorce au rythme du véhicule, et le sentiment d’être de retour chez lui allège quelque peu son cœur, oppressé par le doute depuis leur arrêt à Satyârtha. La vision de l’armature métallique absorbant les chairs de la femme morte ne le quitte pas. Il sent le poids des iris noires de la chose, ses pupilles blanches qui le transpercent. Cette conscience derrière le masque inexpressif. L’humanité entre la peau ivoire et les lignes platinées, sous les mèches de cheveux siliciées.

— Ah, l’était temps ! s’écrie le doyen, tirant Léon de sa rêverie.

Le coude sur le rebord de la fenêtre, Klen lance un grand sourire à Samal, assise à côté de lui, qui le lui rend avec candeur. La toile brune des premières tentes se dessine au loin, entre les chênes au tronc noueux. Le noir obsidien d’une moto aux gentes chromée et à la carrosserie effilée comme un frelon contraste au milieu de la verdure. Ephraïm arrête la voiture juste à côté du deux roues et coupe le moteur pour laisser s’exprimer le bruissement des feuillages. Des voix familières leur parviennent. Le chef de meute entend s’agiter les trois Jägare à l’arrière. La carrosserie se met à grincer au-dessus de Léon sous le poids d’un d’entre eux, monté sans ménagement sur le toit.

— Alors c’est ça notre comité d’accueil !? s’écrie Tycho en direction des tentes.

— Descends de là, abruti de pisteur ! lui répond la voix d’Amuï.

Biaky s’extrait de la voiture juste à temps pour voir arriver sur lui une tornade de cheveux blonds. Enola se jette dans ses bras sans dire un mot, avant de se jeter dans ceux de Samal, puis d’Ephraïm et de tous les autres. Elle laisse flotter dans l’air un parfum de lilas. Léon ne s'était pas rendu compte qu'il lui manquait, jusqu’à ce qu’il le sente à nouveau.

— Vous êtes partis longtemps ! s’exclame-t-elle. Et vous êtes tous là ! On s’est beaucoup inquiété, vous avez mis deux jours de plus que prévu! !

Ses yeux noisette plongent dans ceux de Biyaki, à la fois ravis et autoritaires, lui faisant comprendre qu’elle exige des explications.

— Je te raconterai, ne me jette pas ce regard là, dit-il en lui passant un bras autour des épaules. On va avoir besoin de mains pour transporter tout ça.

— Laissez, on va s’en charger. Venez donc vous reposer, ce soir on fête votre retour ! lance Enola à la volée, un sourire radieux aux lèvres. Et toi, il va falloir te raser le crâne si on veut pouvoir rajouter un tatouage, ajoute-t-elle en en désignant les cheveux noirs de jais du chef de meute.

***

  Le son des mandolines, des sitars et des balalaïkas résonne à travers la chênaie. Le rythme des tambours vient s’y ajouter et étouffe le bruit paisible de la rivière qui coule au centre du Čearda. Dans sa modeste habitation en bois de chêne, Biyaki sent les douces mains d’Enola passer une lame effilée sur sa peau. Ses cheveux tombent sur le tapis ocre et constellent le tissage de mèches couleur charbon.

— Si j’avais su que la cheffe de la Cinquième Meute serait aux petits soins pour moi, je serais rentré plus tôt, plaisante-t-il, ses yeux sombres luisant de malice.

— Toi et moi, on sait très bien que ce n’est pas le cas, rétorque la blonde en essuyant le rasoir.

Le fer affûté émet un bruit aigu sous son geste et tinte de plus belle lorsqu’elle le pose dans une coupelle en métal. Elle vient poser sa tête sur son épaule et une main sur son torse, pour le fixer de ses iris acérées dans le miroir. Léon passe une main sur son crâne lisse et en apprécie le satiné. Sa blancheur contraste avec les lignes sombres de son cou et de ses mâchoires, qui remontent jusqu’au niveau des tempes.

— Que ça ne nous empêche pas d’en profiter, réplique-t-il en attrapant son bras pour l’attirer vers lui.

— Pas maintenant, répond Enola en se dégageant avec douceur. Tu ne m’auras pas comme ça, Léon Biyaki. Allons graver la réussite de la Première Meute sur ta peau.

Il pousse un soupire imperceptible, à la fois heureux et contrarié. Vêtu d’un simple pantalon de toile ceinturé d’un fil rouge, il se lève sans lâcher la main de la belle blonde et se dirige vers l’extérieur.

La lumière chaude des flambeaux rivalise avec celle, froide et argentée, de la demi-lune qui crève la toile sombre du ciel. Léon lève la tête pour mieux savourer la vue des étoiles depuis le sol. La rumeur des instruments à corde et des percussions devient plus forte à mesure que la foule grandit elle aussi. Tandis qu’il se dirige vers la source du bruit, Enola à ses côtés, des Jägare viennent lui serrer la main à la volée, lui distribuer des sourires et des tapes amicales. On lui lance des mots de remerciement pour tout ce que sa meute a rapporté, on le félicite d’avoir ramené tout le monde vivant. On lui pose des questions auxquelles il n’a pas le temps de répondre, emporté par d’autres gens qui dansent à la lumière des torches et de la lune.

Parmi la foule, il croise le regard de Samal, elle aussi entraînée par le mouvement. Elle est entourée de jeunes hommes qui l’applaudissent, la flattent, et pour beaucoup, qui lui font la cour. Elle sourit à moitié, la main posée sur sa tache de naissance. Tycho surgit au milieu de ses admirateurs et s’empare d’elle, la dérobant à ses courtisans.

Léon et Enola se rapprochent du centre de la fête, et l’homme aperçoit Amuï, torse nu et tatoué au milieu des musiciens. Balalaïka à la main et cigarette à la bouche, il joue de concert avec son fils Pavel. Tous deux ont les cheveux rebelles, attachés en un chignon anarchique, et la même fossette moqueuse plantée sur une seule joue. Son garçon est maintenant aussi grand que lui, témoignant des années qui se sont écoulées. La chanson se termine. Léon observe le père et le fils, transpirant d’avoir longtemps joué, se prendre dans les bras pour célébrer leurs retrouvailles. Ils s’éloignent des artistes pour retrouver Nebo, Klen et Ephraïm, qui boivent de grande gorgée de bière dans leur choppe en fer.

— Allons les voir, propose Enola dans son oreille.

Elle se serre un peu plus contre lui et sa chaleur, malgré la brise tiède de ce début de soirée, a un effet réconfortant sur Léon. Son odeur de lilas estompe les souvenirs obsédants du corps de chair et de métal, et du masque aux traits féminins. Il l’enserre par la taille et se dirige vers les membres de sa meute, réunis sous une tonnelle de bois. Des glycines serpentent autour des piliers, mêlées à du tissu couleur de sang. Les grappes mauves flottent avec élégance au-dessus de leurs têtes et leur parfum se mélange à celui d’Enola.

— Mais c’est qu’ils sont à sec nos chefs de meute ! s’exclame Amuï en glissant une pinte dans la main d’Enola.

— Tiens, dit Pavel en donnant à son tour un verre à Léon. Merci d’avoir veillé sur mon père.

— C’est plutôt lui qui veille sur moi, rétorque Léon, dérochant un sourire au jeune homme.

Père et fils trinquent avec eux, renversant de la bière sur le sol et leurs bras. Tycho et Samal arrivent à leur tour, verres tendus vers le ciel comme pour célébrer avec l’immensité.

— Bonne chasse, Jägare ! hurle-t-il à la volée, aussitôt imité par tous les Jägare à côté de lui.

Le cri se répand dans la foule, jusqu’à ce que tout le monde hurle à l’unisson en hommage à l’exploration victorieuse de la Première Meute. Les pintes de fer s’entrechoquent et le son se répand dans la chênaie, résonne et se mêle au concert d’instruments. Sept personnes habillées de rouge, elles aussi verre braqué en direction des cieux, se dirigent vers le groupe. Peignes en nacre et battoir de tatouage accrochés à leurs hanches, ils invitent la Première Meute à prendre place sur le sol recouvert d’un tissage complexe. Léon s’assoit en tailleur tout en vidant sa pinte à grandes gorgées.

— Alors, où est-ce que tu veux graver ça ? demande la tatoueuse aux longs cheveux noirs, debout derrière lui.

De petite taille, elle ne le dépasse que de peu et ses mains posées sur les épaules de Léon paraissent être celles d’une enfant.

— Juste ici, indique-t-il en montrant le côté gauche de son crâne.

Elle trempe le peigne de nacre dans une encre d’un noir profond. Léon peut sentir les pics au-dessus de sa peau, qui frissonnent à leur approche juste avant que ne s’abatte le maillet. Immobile malgré la douleur, il entend le cri de surprise de Tycho lorsque le peigne pénètre son épaule. En face de lui, Enola le fixe de ses grands yeux mordorés. Son regard suit les lignes qui prennent forme et épousent le crâne de Biyaki.

— Mais c’est qu’elle a de jolies gambettes ma co-pilote ! s’exclame la voix d’Amuï. Ça pourrait compenser l’absence de seins, ajoute-t-il, narquois.

— Je peux pas en dire autant de ta gueule ! rétorque Nebo, allongée sur le côté, insensible aux dents qui mordent sa cuisse pour y laisser des traits sombres. Concentre-toi sur ta nuque, et profite donc de la douleur pour te taire.

Des mèches rousses glissent sur ses épaules dénudées tandis qu’elle lâche un rire moqueur. Appuyé contre le pilier de la tonnelle, Pavel jette un regard sombre à son père en train de se chamailler avec Nebo.

— Tu n’as honte de rien ? lui lance-t-il, hargneux. Qu’est-ce qu’elle penserait de toi si elle te voyait ?

Sa fossette rieuse a disparu pour laisser place à une expression froide et âpre. Il jette son verre sur le sol avant de s’éloigner d’une démarche rageuse, les poings serrés. Confus, Amuï se relève et s’apprête à le suivre, lorsque Léon lui attrape le bras, toujours assis.

— Reste. Finis ton tatouage, mon ami. C’est important, assure-t-il, ses yeux noirs braqués dans ceux, troublés, du pilote. Laisse la colère retomber, j’irai lui parler.

— Je ne sais pas ce qui est le mieux, murmure Amuï en secouant la tête. Ça se complique, ces dernières années.

— Fais-moi confiance, il m’écoutera, le rassure Biyaki. Après tout, tu m’as écouté. Tel père tel fils ! Allez, retourne donc t’asseoir. Ce n’est rien.

Amuï presse la main du chef de meute sur son bras en guise d’assentiment et reprend place à côté de la co-pilote, qui lui lance un regard compréhensif.

— Pas de ça avec moi ! plaisante-t-il en esquissant une ébauche de sourire, qui essaie de masquer tant bien que mal une profonde tristesse.

Malgré son apparente légèreté, Léon sait que le pilote est déjà submergé dans un dédale de souvenirs, et qu’il n’en sortira jamais vraiment.

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