Je m'envoie tout seul - 3

9 minutes de lecture

Klen est le premier à se lever une fois son tatouage terminé. Le corps presque entièrement couvert de lignes sombres, il arbore avec fierté les traits d’encre frais qui décorent le dessus de son pied.

— Eh le vieux… Bientôt toi aussi il faudra songer à te raser le crâne, se moque Tycho, la voix crispée par la souffrance.

— M’arrêterai avant, rétorque le doyen avec un clin d’œil. Toi, gamin, va falloir apprendre à supporter. Va pas faire long feu sinon. Regarde la gamine, ajoute-t-il en désignant Samal du menton. Pas bronché elle, une vraie Jägare !

La jeune femme sourit fièrement, la peau à vif sous les dents du peigne qui lui mordent le bras. Tycho lève les yeux au ciel avant de lâcher une grimace de douleur lorsque le coup de maillet s’abat pour la énième fois. Son front est ruisselant de sueur et il avale son verre cul sec dans l’espoir d’atténuer le feu qui lui ronge le dos.

— J’ai terminé, déclare femme aux cheveux noirs derrière Léon.

Elle essuie son sang mêlé d’encre et lui appose une couche d’un baume très gras pour protéger les plaies. Il réfrène une envie de passer la main sur son crâne nu avant de se lever et de prendre la petite tatoueuse dans ses bras.

— Merci pour tout.

— Je t’en prie ! s’exclame-t-elle en lui rendant son accolade. Regarde.

Munie d’un miroir de la taille d’un visage, elle lui montre le reflet de son œuvre. Les lignes sombres épousent parfaitement les courbes de son crâne et viennent se mêler à celles qui parcourent ses mâchoires jusqu’à sa nuque. Il n’aura bientôt plus un centimètre carré de peau nue pour apposer la marque de ses expéditions.

— C’est parfait, convient-il en hochant la tête. Tu es très douée.

Léon serre l’épaule de la jeune femme pour confirmer ses dires et lui tire un sourire ravi. Elle le fixe d’un air admiratif et quelque peu insistant.

— Ne me regarde pas avec ces yeux là. Va donc profiter de la fête !

Elle lui fait un clin d’œil suggestif et dans un éclat de rire, disparaît dans la foule, accueillie comme une reine par les danseurs. Biyaki observe les groupes de Jägare alentour, qui dansent, boivent, fument et s’amusent à en perdre la raison. Espérant y trouver Enola, il constate que celle-ci s’est éclipsée pendant la cérémonie du tatouage pour profiter de la fête. Il reporte son attention sur Amuï, assis en tailleur avec une raideur qui ne lui ressemble pas. Le pilote a le regard perdu dans le vague, insensible au peigne de nacre qui grave des motifs sur sa nuque, indifférent aux chamailleries de Nebo et de Tycho à ses côtés. Il s’agenouille face à lui et attire son regard mélancolique.

— Je vais aller lui parler. Cesse de te torturer l’esprit.

Amuï pousse un long soupir pour essayer d’alléger la lassitude qui oppresse son cœur.

— Cette douleur, j'y suis habitué. T'en fais pas, le rassure-t-il d’un ton peu convaincant. J’espère simplement que Pavel finira par me voir autrement.

— Il le fera, répond Léon, une main posée sur son épaule. Il est encore jeune, mais il grandira bien assez tôt.

Son ami acquiesce en silence, dans un mouvement presque imperceptible. Biyaki s’empare du verre plein d’un fêtard passant à proximité, qui le lui cède chaleureusement.

— Bois, dit-il en tendant le breuvage à Amuï. Je ne suis pas habitué à voir mon pilote sobre au beau milieu d’un fête.

Celui-ci parvient à esquisser un sourire, pâle mais sincère, et vide son verre à grandes gorgées. Le chef de meute se fraie un passage entre les groupes de Jägare, déclinant les invitations à danser et les pintes tendues dans sa direction. Il se dirige vers la rivière au centre du Čearda et laisse ses pensées s’aventurer dans les souvenirs confus et angoissants de l’Oligopole.

Léon Biyaki ne peut s’empêcher de revoir la scène aussi sûrement que s’il la vivait juste là, en cet instant. Le son des surblouses métalliques, l’odeur de l’univers aseptisé, la lumière agressive des néons. Le chuintement des roues sur le sol, le cadavre de la femme et l’armature métallique. Et plus que toute autre chose, plus que le métal qui lèche la chair et l’absorbe sous l’hystérie des particules affamées, plus que le bruit des os brisées et des fibres déchirées, ce corps synthétique nouvellement formé aux proportions trop esthétiques pour être réelles. Ce corps aux articulations de platine qui tintent contre l’inox, aux mèches siliciées qui bruissent les unes contre les autres. Plus obsédant encore, les pupilles blanches qui percent la toile sombre des iris obsidiennes, affûtées comme des lames, alertes et bestiales, et pourtant si désespérément humaines.

Des rires et les éclaboussures d’un plongeon le sortent de ses pensées étouffantes pour le ramener au bord de l’eau, sous la douceur des feuillages.

— On est désolés Léon ! Pas trop mouillé ? s’enquiert un jeune garçon au milieu d’un groupe d’adolescents.

L’un d’eux rigole bêtement tandis qu’il sort de l’eau, en prenant appui sur les roches glissantes avec agilité.

— Arrête de rire toi ! s’exclame celui qui vient de s’excuser en le poussant à nouveau dans la rivière, projetant de plus belle des gerbes d’eau.

— Y a pas de mal, répond Léon, les pensées encore saturées des visions de la Synthétique. Vous avez vu Pavel ? Un grand garçon, un peu plus vieux que vous. De longs cheveux châtains, en bataille.

Ils se regardent à tour de rôle, interrogateurs, avant qu’une jeune fille prenne la parole.

— Il est passé il y a peut-être une heure ou deux. Tout va bien ?

— Oui, tout va bien. Faites attention à vous, le courant est plus fort au milieu.

Il reprend sa route sans un regard en arrière, accompagné par les rires du petit groupe qui continue de se chamailler aux abords du cours d’eau. Le chef de meute remonte la rivière jusqu’à se retrouver à la frontière de la chênaie, où les arbres épars cèdent la place à une forêt dense dominée par les hêtres. A la lisière, un tilleul argenté d’une taille phénoménale surplombe la rivière. Des fils multicolores s’entremêlent sur son écorce, auxquels sont suspendues des amulettes de bois clair, comme autant de talismans funéraires. Fixant l’horizon, Pavel est assis sur un rocher, un genou remonté sous le menton.

— Je pensais bien te trouver ici, déclare Léon en s’approchant du jeune homme.

Il s’assied à côté de lui et laisse ses longues jambes pendre le long du perchoir, pour finir leur course dans l’eau fraîche.

— C’est Amuï qui t’envoie ? demande-t-il, regardant toujours droit devant lui.

— Je m’envoie tout seul.

Pendant quelques instants, aucun d’entre eux ne parle. Léon observe le ciel au-dessus de lui, à la recherche de l’éclat puissant et continu de Mars, perdu au milieu de la lumière scintillante des étoiles. Seul s’élève les bruits d’animaux, le clapotis de l’eau et le bruissement des feuillages sous la brise tiède.

— Tu dois des excuses à ton père, lâche-t-il finalement, avec douceur mais d’une voix ferme. Il n’a rien fait qui mérite l’état dans lequel tu te mets.

Pavel se raidit, comme arrosé par une eau froide. Il marque une hésitation avant de parler et finit par éclater.

— Me la fais pas ! Dix jours qu’on n’a pas de nouvelles, vous revenez, on joue deux notes ensemble et il se détourne aussitôt pour lui faire une remarque sur ses jambes ! Il ose faire ça devant moi !

Léon reste impassible, laissant la colère du jeune homme couler sur lui sans chercher à la contrer.

— Il ne fait rien. Entre eux il y a une grande amitié, mais pas ce que tu t’imagines, explique-t-il. Il a besoin de cette amitié pour survivre.

— Il survit très bien, ça tu peux en être sûr ! s’exclame Pavel, pestant contre son père.

Il jette un caillou dans l’eau d’un geste rageur. Sa jambe s’agite frénétiquement sous le coup de la colère.

— Tu fais exprès de jouer au con ? Tu ne te dis pas que tous les deux, vous valez mieux que ça ? Ta mère, son souvenir, ça le hantera toujours, le réprimande Léon en désignant l’imposant tilleul à côté d’eux. Il est incapable de passer à autre chose. Et même si c’était le cas, s’il en ressentait le besoin, tu le laisseras faire. Parce qu’il en a le droit, il le mérite, et tu devrais être assez sage pour le savoir.

— Qu’est-ce qu’il mérite exactement, ce misérable dragueur !? Il n’a aucun honneur ! rétorque Pavel, une grimace de dédain sur le visage.

— Sois respectueux envers l’homme qui a traversé quatre provinces à la seule force de ses jambes pour que tu puisses naître ! répond le chef de meute en élevant la voix comme il le fait rarement. L’honorer, c’est honorer la mémoire de ta mère.

Le jeune homme semble se radoucir à la mention de la femme qui l’a fait naître. Il repose son menton sur son genou et pousse un long soupir.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu l’as connue, ma mère ? demande-t-il, d’un ton plus maîtrisé.

— Non. Mais je connais le père dévasté qui est arrivé au Čearda, seul, avec un nouveau-né dans les bras, dit Léon à voix basse, se remémorant cet instant si particulier, à la fois beau et douloureux. Le père qui souhaitait suivre sa femme dans la mort et qui est resté parmi les vivants, parce qu’il t’aime plus que lui-même. Et je sais que si aucun d’eux n’avait fait ce sacrifice, elle dans la mort et lui dans la vie, tu ne serais pas là aujourd’hui.

Un silence s’installe. Seuls s’élèvent les croassements des grenouilles, parfois le bourdonnement des insectes qui passent à proximité. Léon entend la respiration du jeune homme, concentré, qui cherche ses mots. Il renifle, se râcle la gorge, essayant de canaliser ses émotions et de reprendre le contrôle de sa voix.

— Je ne comprends pas. Je ne comprends pas pourquoi ils ont été obligés de partir, lâche-t-il enfin. Vous m’avez raconté cette histoire des dizaines de fois, mais ça me dépasse. Quel mal peuvent faire deux gens qui s’aiment ?

C’est au tour de Léon de marquer un instant d’hésitation. Cette question, il se l’est lui-même posée à l’époque, lorsqu’Amuï lui a raconté les raisons de son terrible voyage.

— Aucun. Les castes séparent les gens au nom de l’Ālaya, mais l’éther ne parle pas. Ce ne sont que des humains qui se croient supérieurs à d’autres. Qu’une Sanctifiée et un Atheim ne puissent pas se fréquenter, ce sont les humains qui l’ont décidé, explique-t-il, impassible. On fait des choses tordues, en tant qu’humain, on ne sait même pas pourquoi. Mais certains passent leur vie à faire de belles choses. C’est le cas de ton père.

— Tu as l’air de beaucoup le respecter, constate Pavel pour toute réponse, guettant la réaction de Biyaki.

— Oui, beaucoup. On a le même âge, mais à l’époque j’étais juste un gamin effronté, fier de ses exploits parce que je faisais partie d’une meute. En fait je n’avais rien accompli, sinon pour moi-même. Lui, il est arrivé en tant que père et mari éploré. Un homme, prêt à tout pour son fils. Ne te laisse pas tromper par son comportement parfois… Puéril. Au fond, ce n’est pas lui.

Pavel acquiesce en silence, peu à peu convaincu. Que son père suscite un aussi profond respect auprès du chef de la Première Meute ne le laisse pas indifférent. Léon peut sentir la culpabilité qui entoure le garçon comme une flamme.

— Tu as raison, souffle-t-il, honteux de ses propos et de son attitude. Je me suis comporté comme un abruti.

— Et si tu allais le voir ? propose Biyaki en l’encourageant d’une tape amicale dans le dos. Ça lui fera un bien fou. A toi aussi.

Le jeune homme se relève avec agilité et s’approche du tilleul. Il pose son front contre l’écorce rugueuse et le tissu qui l’entoure, murmure des mots que Léon ne peut entendre mais dont il devine l’intention. Pavel adresse un sourire de remerciement au chef de meute, que celui-ci devine sous l’éclat argenté de la lune, et redescend le cours d’eau en direction du Čearda.

Annotations

Vous aimez lire Chloé T. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0