Où est passé l'homme illustré ? - 2

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La blouse frotte contre sa peau insensible. Les lamelles silicifiées de ses cheveux tintent les unes contre les autres au rythme de ses pas, tandis qu’ils traversent la technosphère. Le trajet prend des allures de visite guidée dans un lieu qui lui est totalement étranger, menée par des personnes inconnues.

— Voyez, nous étudions ici la physique des matériaux, explique Huysmans, sans se départir de son masque souriant. Nous testons différents alliages et la meilleure ergonomie pour la construction de sceletus comme le vôtre. La masse molaire des atomes et la densité des corps simples sont… des facteurs importants, oui, très importants. C’est cela Savi ? demande-t-il à l’adresse de la chercheuse, débarrassée de sa surblouse en micro-mailles.

— C’est cela monsieur. Pour l’équilibre.

— Oui, pour parvenir à l’équilibre… une fois déstabilisé par l’éther, reprend-t-il de son timbre saccadé, comme si les mots allaient et venaient à l’intérieur de lui, ne lui appartenaient pas. Mais vous savez déjà tout ça, n’est-ce pas ? C’est grâce à vous si nous en sommes là. Vous avez fait un travail fantastique, je suis très admiratif.

Ils lui parlent de choses qu’elle ne comprend pas. Qui n’éveillent en elle aucun intérêt. Elle se contente d’avancer, de marcher à leurs côtés. Ses pupilles blanches, vides d’émotions mais alertes, regardent ce qu’ils lui montrent sans en saisir la portée. Son corps la transporte, lui fait l’effet d’un véhicule. Il ne lui appartient pas, n’est pas une extension d’elle. Mais il s’avère confortable. En se concentrant, elle peut imaginer l’intérieur de son crâne vide, où subsistent des souvenirs de douleur et de peur. Des rémanences inertes, dont les sensations se sont évanouies aussi vite qu’elles sont apparues, et qui ne lui laissent pas le moindre arrière-goût de ressenti.

— Le modèle dont vous bénéficiez est une vraie merveille, il a été créé en parfaite adéquation avec le matériel biologique sélectionné. Nous maîtrisons les… les… Que maîtrisons-nous, Savi ?

Il a le regard aussi vide que la Synthétique, plus vide encore, perdu dans les limbes de son esprit, comme déconnecté du réel.

— Nous maîtrisons parfaitement la technologie autour des sceletus. Mais celle des Sauvegardes est plus ardue, répond-elle, ne semblant pas porter attention aux absences du directeur.

— C’est cela, oui, les Sauvegardes. Nous sommes très chanceux de vous avoir, très chanceux… Pardon, je ne vous ai pas demandé votre nom ? J’espère que nous n’avons pas fait de bourde, votre équipe contenait majoritairement des femmes, nous avons donc préféré un matériel biologique féminin. Mais il sera tout à fait possible d’en changer, comme je vous l’ai dit nous maîtrisons très bien la fusion des corps et des sceletus, débite Huysmans à toute vitesse, comme s’il craignait que les mots ne s’envolent. Alors, laquelle ou lequel êtes-vous ? Fernwright, Hollis, Sato, Runciter, Shibo ?

— Alma. Je dois être Alma, répond la Synthétique, ses yeux inexpressifs braqués dans ceux de Huysmans.

Le visage du directeur, bien que faussement animé, semble refléter une joie grandiose et radieuse, à tel point que son regard brille d’un éclat presque vivant.

— Alma Sato ! Quel plaisir ! Je vous admire énormément, nous vous devons beaucoup, vous savez, dit-il en lui serrant la main.

Il s’arrête devant une porte d’un blanc aussi éclatant que ses cheveux, et demande silencieusement à Savi de les laisser. La chercheuse répond d’un signe de tête et s’éloigne, ses pas résonnent dans le couloir vide.

— Entrez, je vous en prie, propose Huysmans, qui pouvre la porte et s’écarte pour laisser entrer Alma. Vraiment, j’ai lu beaucoup de vos travaux. Nous en avons trouvé une bonne partie, c’est à croire que vous étiez la seule à consigner vos recherches. Une vraie scientifique, un travail précis et rigoureux. Et non moins créatif !

— Où est passé l’homme illustré ? demande la Synthétique, désintéressée par les propos confus et discordant du directeur.

— Que… Pardon ? Vous dites ? Faites-moi plaisir, asseyez-vous, dit-il en lui montrant une chaise face à un bureau.

Il s’installe de l’autre côté sans la lâcher des yeux, les mains croisées, le regard fixe. Elle l’imite, indifférente à la douceur du tissu, au confort de l’assise.

— L’homme illustré. Derrière la vitre.

— Oui je vois, Léon ! Un grand homme, au sens propre comme au figuré, glousse-t-il, sans qu’aucun de ses traits ne bougent.

Huysmans est complètement figé, comme coulé dans la pierre. Un bloc, une pièce unique. Un visage jeune qui contraste avec ses cheveux d’un blanc pur, dans lequel aucun mouvement ne s’insuffle. Comme un corps qui ne lui appartient pas et qu’il peine à animer.

— Il est parti, il avait à faire. Il ne fait pas partie de l’Oligopole, reprend-il. C’est lui qui vous a amenée jusqu’à nous, vous savez ! Nous lui devons beaucoup. Il a pris beaucoup… Oui, des risques. Beaucoup de risques pour vous trouver, trouver votre Sauvegarde. Une chance folle.

— Je ne comprends pas. Définissez vos termes.

— Vous avez raison, pardonnez-moi, admet Huysmans, les mains toujours croisées sur le bureau. Cela doit vous faire un choc de vous retrouver ici, dans un lieu inconnu, un monde inconnu. Je ne saurais même pas dire combien de temps s’est écoulé pour vous. J’en ai moi-même un peu perdu la notion. Vous êtes ici à l’Oligopole. Nous menons des recherches sur l’éther, la façon dont il déséquilibre les corps, induit la fusion entre matière biologique et métaux. Et également ses effets sur les consciences, leur sauvegarde. L’éther… Substance… Prodigieuse, c’est cela, prodigieuse. En fait, nous ne faisons que reprendre vos travaux, explique-t-il, son sourire cloué dévoilant à peine ses dents.

— Quels travaux ?

— Mais enfin, vos travaux sur l’éther ! s’exclame le directeur. Vous et votre équipe, des pionniers. Les pionniers de la recherche sur l’éther. Malheureusement tout a disparu avec le Kollaps, personne ne sait ce qu’il s’est passé. Toute la connaissance, la culture... Heureusement, nous sommes là pour la faire perdurer. Et vous aussi, maintenant que vous êtes revenue parmi nous ! Triste monde que le nôtre, avec ces barbares de l’Hégémonie qui nous empêchent de progresser dans nos recherches.

— Revenue… murmure la Synthétique.

Les révélations de Huysmans ne lui inspirent aucune émotion particulière, uniquement des pistes de réflexion qu’elle explore une à une, méthodiquement.

— Monsieur… Huysmans, c’est ça ?

— Lui-même, Ern Huysmans, répond-t-il. Vous êtes observatrice, quel bonheur ! Vous n’avez rien perdu de vos capacités, remarque le directeur, en esquissant enfin un geste.

— Si je vous ai suivi, je suis revenue grâce à la Sauvegarde, que vous avez implantée dans le sceletus, expose-t-elle, ses pupilles blanches crevant ses yeux noirs, inexpressifs. C’est bien ça ?

— C’est cela. Vous avez effectué une transmigration, si vous voulez. Une transmigration… de… de l’âme, explique Huysmans, hachurant sa phrase au rythme de ses absences.

— Il semblerait qu’il y ait un problème, déclare Alma.

— Pardon ? Vous vous sentez mal ? fait mine de s’inquiéter le directeur.

— Non. Mais je n’ai pas travaillé sur l’éther. Je ne m’en souviens pas. Tout ce que vous me racontez, ça ne me dit rien. Je ne me souviens de rien. Vous avez dû faire une erreur, énonce-t-elle avec flegme, sans le moindre signe de tourment.

Le directeur ne se départit pas de son sourire, mais toute imitation de gaité semble avoir déserté son visage statufié. Alma ne le quitte pas du regard, lui non plus. Aucun d’eux ne cille, ne cligne des yeux pendant un temps extrêmement long. Huysmans finit par esquisser un geste et appuie sur un bouton surmonté d’un micro.

— Savi ? Venez dans mon bureau, voulez-vous ?

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