Où est passé l'homme illustré ? - 3

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Des bruits de pas se font entendre dans le couloir et quelqu’un frappe à la porte. Avant même que Huysmans ait le temps d’ouvrir la bouche, la dénommée Savi pénètre dans le bureau.

— Qu’y a-t-il monsieur ? demande-t-elle, debout en plein milieu de la pièce.

— Nous avons un problème, déclare Huysmans d’un ton grave. Asseyez-vous, s’il vous plaît.

Il lui montre une chaise vide à côté d’Alma, qui fixe la nouvelle arrivante d’un air impénétrable. La femme et la Synthétique se regardent, l’une de ses yeux clairs et l’autre de son regard sombre percé de pupilles blanches.

— Je vous écoute, assure la chercheuse, reportant son attention sur le directeur.

— Vous êtes sûre que toutes les constantes étaient bonnes ? Il semble que notre très chère Alma souffre d’amnésie rétrograde.

— Elle ne se souvient de rien avant son réveil ? C’est… inattendu, remarque Savi, ses sourcils blonds froncés comme pour mieux réfléchir. Comme vous pouvez le voir, l’enveloppe est parfaitement harmonieuse, équilibrée et la motricité semble bonne. Il est vrai que nous n’avons pas encore procédés à des tests, mais vous l’avez vue comme moi, elle bouge très bien.

— Se baser sur vos yeux n’est pas une méthode très rigoureuse, soulève la Synthétique, sans une once de défi.

Sa remarque tire une grimace à la scientifique, qui la regarde d’un air courroucé. Mais Huysmans ne peut s’empêcher de pousser des petits gloussements saccadés, sans que ses épaules ou son visage ne bougent d’un millimètre.

— Dites cela à monsieur Huysmans, son impatience prime sur la rigueur scientifique, déclare Savi, touchée dans son ego. Visiblement, les capacités cognitives semblent intactes… Comment connaissez-vous votre nom, si vous ne vous souvenez de rien ? demande-t-elle, suspicieuse.

— Peut-être que le problème se situe dans les capacités perceptives, propose Alma sans répondre à la question, indifférente à la susceptibilité de la femme aux yeux clairs.

— Intéressant, très intéressant, relève le directeur, ravi que la Synthétique n’ait rien perdu de ses facultés de réflexion, à défaut de se souvenir de ses travaux. Et pourquoi… pourquoi…

Il semble à nouveau enfermé à l’intérieur de son propre crâne. On le croirait plongé dans une introspection soudaine et malvenue, comme une machine dont on aurait brusquement arraché le câble d’alimentation.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? termine la chercheuse à la place de Huysmans, qui reprend ses esprits.

— Depuis que je suis dans ce corps, je ne ressens rien, explique la Synthétique. Mais je sais que je peux ressentir quelque chose. Je me souviens avoir ressenti. De la douleur, de la peur, de la honte. Beaucoup de honte. Ces sentiments m’évoquent quelque chose, je ne sais pas d’où ils viennent. Ils étaient en moi, en pensée, avant de me retrouver ici.

— Je vois, déclare Savi, perplexe.

Alma peut le lire sur son visage, la scientifique ne comprend pas un traître mot de ce qu’elle lui raconte. Elle est incapable d’imaginer la sensation d’être une coquille vide, incapable de concevoir l’apathie dans sa forme la plus pure, la plus originelle. Le terme de « capacités perceptives » est sans doute le seul à se rapprocher de son domaine de compréhension.

— Faites donc passer une batterie de tests à notre chère invitée, nous allons trouver d’où vient le problème et comment le régler, propose le directeur. Si vous êtes d’accord, bien entendu, dit-il à l’adresse d’Alma.

— Je le suis, répond l’intéressée.

— Dans ce cas, suivez-moi, déclare la scientifique, quelque peu autoritaire.

— Nous nous reverrons plus tard, j’ai une infinité de choses à vous montrer, ajoute Huysmans, toujours souriant.

La femme se lève, suivie de près par la Synthétique. Elles traversent les couloirs immaculés de la technosphère en silence, sans un regard l’une pour l’autre. Après de longues minutes à marcher sans échanger le moindre mot, elles arrivent dans un vaste hall où une immense baie vitrée dévoile un horizon infini. Happée par cette vision, Alma s’arrête. L’extérieur, pour la première fois. Une fracture entre l’univers aseptisé de la technosphère et ces terres sauvages qui s’étendent à perte de vue. Ses pupilles blanches s’agrandissent. La lumière du soleil couchant perce entre les pics acérés des montagnes au loin. Les derniers rayons inondent la vallée d’une lueur orangée, dévoilant les verts estampés d’une forêt aux pieds des monts. Elle cède la place à des plaines remplies d’une herbe qui parait n’avoir été jamais foulée. Aucune trace humaine autour de la station de l’Oligopole, comme s’ils étaient les seuls marqueurs de civilisation alentour.

— Vous venez ? demande Savi à quelques mètres d’elle.

— J’aimerais beaucoup aller dehors, répond Alma, son regard inexpressif toujours tourné vers l’horizon.

— Vous en aurez l’occasion. Vous semblez bien mélancolique pour quelqu’un qui ne ressent rien.

— Ce sentiment ne me dit rien, malheureusement, déclare la Synthétique, reportant son attention sur son interlocutrice. Mais je respire. Grâce à vous, il me semble. Et j’aimerais beaucoup respirer l’air extérieur.

Savi paraît gênée par cette remarque. Elle toussote et se passe la main dans la nuque, frottant ses cheveux courts.

— Très bien, admet-elle, comme adoucie par la reconnaissance de son travail. Mais avant, nous devons nous assurer que tout va bien.

Elles s’engagent dans un autre dédale de couloirs, croisant des groupes de techniciens qui jettent des regards admiratifs à Alma. Mais les yeux froids de Savi les dissuadent de tenter une approche et ils se contentent de murmurer dans leur sillage.

— Vous ne semblez pas les apprécier, remarque la Synthétique.

— Si, au contraire. Mais je n’aime pas être dérangée en plein travail, rétorque la chercheuse. Nous ferons les présentations plus tard, il y a plus important pour le moment.

Savi rentre dans une salle au plafond haut, bardée d’instruments de mesures et d’ordinateurs. A l’intérieur, un homme a les yeux rivés sur son écran et analyse des courbes au profil anarchique. Elles sont figées dans une ondulation compacte, comme soumises à une force violente et finissent par s’aplatir à l’horizontale.

— Salut Rick, lance la chercheuse à la volée, se dirigeant vers un établi où reposent une multitude d’appareils.

— Salut miss Valca, répond-t-il, sans lever les yeux de son écran.

— Savi, Rick. Je veux que tu m’appelles Savi, le reprend la chercheuse. Alma, voici Rick Kowalski, physicien et géologue à ses heures perdues. Il étudie notamment les sismogrammes que vous voyez ici, et les données de nos capteurs éthériques.

Le dénommé Rick lève brusquement la tête et fait volte-face sur son tabouret. Lorsque ses yeux croisent ceux de la Synthétique, ils s’illuminent de surprise et d’euphorie. Il se lève et se rapproche d’Alma à petits pas pressés. Lorsqu’il parvient à sa hauteur, un immense sourire embrase son visage et il lui tend la main.

— Enchanté, miss Alma ! s’exclame-t-il. Je suis un grand fan ! J’ai assisté à votre réveil, c’était quelque chose.

La Synthétique lui sert la main en retour, comme elle l’a fait avec Huysmans. Elle dépasse l’homme en face d’elle d’une tête et demi. Ses doigts fins aux articulations de platine engloutissent ceux de Rick, qui pousse un glapissement. Elle relâche sa prise aussitôt mais ne témoigne d’aucune expression.

— Quelle poigne ! glousse-t-il, gêné par son cri.

— C’était de la douleur, c’est bien ça ? J’en suis désolée, dit-elle, sans le paraître vraiment.

— Alma doit passer quelques tests, il semblerait que tout ne s’est pas déroulé comme prévu, explique Savi au chercheur circonspect.

— Comment ça ? Elle a l’air en pleine forme, rétorque-t-il, jetant un regard à la Synthétique où se mêlent méfiance et admiration.

— Elle ne se souvient de rien avant son réveil, clarifie la chercheuse. Et il semblerait qu’il y ait un problème de l’ordre… perceptif.

— J’ai l’impression de ne plus avoir d’émotions, ajoute Alma, captant le regard interrogateur de Rick.

— Et bien voilà un problème… De taille ! s’exclame-t-il, partant dans un grand éclat de rire.

Il continue de se frotter la main, pour essayer tant bien que mal de faire partir la douleur. A l’autre bout de la pièce, Savi fouille dans des immenses tiroirs en inox et en extrait des appareils sophistiqués qu’elle dépose sur la paillasse.

— Venez par ici, Alma, l’invite la chercheuse. On va commencer par un test très simple, vous allez simplement prendre cet objet et serrer aussi fort que vous le pouvez.

La Synthétique se rapproche et s’empare de l’objet à peine plus gros qu’un poing.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un dynamomètre, explique Savi. Ça va nous permettre de mesurer votre force de préhension.

Suivant les consignes de la scientifique, Alma place sa main dans la poignée du dynamomètre et appuie aussi fort qu’elle le peut. Les nombres inscrits sur l’écran numérique grimpent en flèche, s’affolent, et un craquement sonore retentit dans la pièce. La Synthétique jette un œil indifférent à l’objet piteusement réduit en miette au creux de sa main. Savi la regarde avec de gros yeux et griffonne dans son cahier de laboratoire.

— Tu as de la chance d’avoir encore ta main, Rick ! lance-t-elle au physicien, moqueuse.

— C’est bien ce que je crois ? Elle vient de casser un dynamo limité à 700kg !?

— Précisément.

— Dites-moi, pourquoi analysez-vous des sismogrammes ? interroge la Synthétique, désintéressée par ce qui semble être un exploit aux yeux des chercheurs.

Elle a le regard rivé sur les écrans aux ondulations compactes, dont elle ne comprend ni le sens ni l’utilité par rapport à leurs recherches.

— Très bonne question miss Alma ! approuve Rick Kowalski, enthousiaste et heureux de pouvoir discuter avec la Synthétique. Ça remonte à longtemps, on n’était pas encore né. Mais les anciennes générations travaillant à l’Oligopole se sont rendus compte que les puits d’éther s’affolaient pendant leurs expériences, explique-t-il. C’est d’autant plus vrai lors des expériences d’insertion de Sauvegardes dans des sceletus. Il y a une activité sismique forte et des dégazements d’éther importants. Le phénomène est encore mal compris, mais il n’en est pas moins intéressant.

— Je vois, acquiesce Alma, intégrant toutes les informations qui s’accumulent dans son crâne depuis son réveil. En effet, c’est intéressant.

Tout en discutant, elle continue de se plier avec indifférence aux tests de motricité divers et variés mis en place par Savi. Le résultat est conforme aux attentes de la chercheuse : le corps synthétique présente une psychomotricité impeccable. S’il y a effectivement eu un problème lors du réveil, il ne semble pas venir de là.

— Tout est parfait, déclare-t-elle. Il reste les tests cognitifs et perceptifs. Je ne sais pas si vous ressentez la fatigue, mais il commence à se faire tard. Nous allons vous installer confortablement et nous reprendrons demain.

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