Chapitre 18 : Partie 1/6

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Eileen tressaillait de la tête aux pieds. Elle n’en pouvait plus de ce tunnel sans fin, et malgré la faible luminosité dont ils avaient été privés jusque-là, le sentiment d’oppression ne cessait de grandir.

Depuis la mise en garde de Gwenähil, elle n’arrêtait pas de se retourner, terrifiée à l’idée de se retrouver nez à nez avec le reptile géant. La jeune femme haïssait les serpents. L’effroi qu’elle éprouvait à l’égard de ces êtres au corps allongé et écailleux frôlait l’irrationnel. Elle ralentissait, butait presque à chaque pas et sursautait au moindre bruit.

- Tout va bien, Eileen, finit par lui dire Erik, juste derrière. Plus vite on avance et plus vite on sortira d’ici. On y est presque.

Ses paroles se voulaient rassurantes, mais elles n’eurent pas cet effet sur la jeune femme : elles rentrèrent par une oreille et sortirent aussitôt par l’autre. Anxieuse, elle triturait ses mains moites et gardait ses sourcils froncés. Sa montée de stress s’intensifiait à chacun de ses pas. Elle inhala une bouffée d’air et se retourna une nouvelle fois.

Cette fois, deux points rouges se détachaient parfaitement de l’obscurité.

Des larmes vinrent aussitôt se nicher dans ses yeux écarquillés et son cœur s’emballa. Ne pas voir le monstre accentuait à chaque seconde la peur qui la paralysait. Alors que son instinct de survie lui hurlait de déguerpir d’ici, ses pieds refusaient d’avancer. Elle se sentait bousculée, des voix affolées résonnaient tout autour. Il n’y avait plus que ces deux points rouges qui grossissaient à vue d’œil.

Un sifflement perça l’air.

Soudain, la tête d’Eileen frappa le sol et ses poumons se comprimèrent. Elle ne pouvait plus respirer. Voulant prendre une grande inspiration, la poussière brûla sa gorge et l’étouffa, l’empêchant même de tousser. Quelque chose retenait sa jambe, tandis qu’une puissante force la traînait de tout son long. Elle avait envie de hurler. Griffant le sol dans l’espoir de s’y raccrocher, de la terre s’engouffrait sous ses ongles. Elle ne savait même pas si elle avait mal. Tout se passait tellement vite !

Son corps percuta le sol plus fort encore, mais cette fois on ne la tirait plus. À la place, une… chose visqueuse englobait sa jambe.

Puis ses sens revinrent au galop.

Des douleurs malmenèrent ses muscles, une migraine tambourina son crâne, et les parties de sa peau dénuées de vêtements, ainsi que ses doigts se mirent à brûler. Enfin, les voix se clarifièrent et s’intensifièrent. Mais Eileen ne les comprenait toujours pas, elles sonnaient comme un vacarme sans nom. Un grondement déchira l’air. Il était si proche… Elle se releva et recula sur les coudes. Le Kemangi, un serpent de la largeur et de la hauteur du couloir, se tortillait dans un chuintement torturé. La poussière tombait, la pierre tremblait. La jeune femme se focalisa sur la gueule grande ouverte du reptile qui laissait voir deux grands crochets blancs, ainsi qu’une langue sanglante et tranchée retombant avec mollesse sur ses écailles ternes. Son extrémité se trouvait toujours… enroulée autour de la jambe d’Eileen. Elle tressaillit. Une vague de dégoût la submergea et secoua tout son être. Ses yeux s’écarquillèrent avec tant d’intensité qu’elle crut un instant qu’ils s’évaderaient de leurs orbites. Elle s’époumona et donna de grands coups de pieds pour se débarrasser du morceau de langue. Ses mouvements manquaient de précision, la rendant plus hystérique à chaque essai. À peine eut-elle réussi de s’en défaire que les deux mains robustes d’Illian la relevèrent par les épaules, puis il l’entraîna en la tirant par le bras.

Le monstre gronda encore, un cri tourmenté sorti tout droit du fin fond de ses entrailles. Bientôt, un sifflement strident s’en distinguait et s’amplifiait peu à peu. Eileen essayait tant bien que mal d’en faire abstraction, mais ajouté au choc et à ses blessures, il devenait insoutenable. Elle serrait les dents autant que sa mâchoire le lui permettait, avec la terrible envie de se boucher les oreilles et se recroqueviller. Mais au lieu de ça, elle courait. Sa démarche était irrégulière et titubante, mais elle courait le plus vite possible. Elle ne contrôlait plus son corps : son instinct le faisait pour elle.

Ils n’entendaient plus rien. Le reptile s’était-il arrêté dans sa course ? Ou bien gagnait-il en vitesse dans un silence absolu, prêt à les transpercer les uns après les autres ? Affolée, Eileen se retourna encore. Son cœur tambourinait contre sa poitrine à s’en briser les côtes, la bile remontait dans sa gorge et la nausée l’étourdissait.

Un éclair de lucidité la frappa et elle prit enfin conscience de la situation : de toute évidence, le serpent ne lâcherait pas l’affaire et la rattraperait. Elle, et les autres, aussi. Il fallait agir. Il était certain qu’elle n’excellait pas au combat, mais elle n’était pas inutile pour autant ! Eileen rassembla le peu de ses forces restantes et généra un mur de glace du sol au plafond, à partir des filets d’eau qui continuaient de s’écouler le long des parois, dans l’espoir de ralentir le Kemangi.

Puis un deuxième.

Et un troisième.

Tous cédèrent sous la force du monstre dans un fracas sonore. Presque sans aucune résistance.

Elle continua, sans relâche, à créer des barrières gelées en réduisant l’espace entre chacune et en les rendant les plus épaisses possibles.

La bête ne se montrait plus, camouflée dans l’obscurité.

Eileen se sentait défaillir. Ses jambes tremblaient, son souffle s’interrompait. Les yeux à moitié fermés, ses muscles commençaient à se détendre. Elle sentait maintenant ses pieds traîner sur la terre humide. L’usage intensif de son don l’avait vraiment épuisée... Son pied buta contre une irrégularité, Illian la lâcha. Avant même qu’elle ne touchât le sol, il la rattrapa in extrémis et passa son bras sous ses genoux. Elle sentit son corps ballotté, recevoir des chocs ici et là, impuissante. Elle n’arrivait même plus à ressentir la peur, gagnée par une sérénité improbable.

Le tunnel devenait plus étroit encore, l’obligeant à relever la tête et se courber sur son aîné. Les virages de plus en plus serrés formaient de véritables obstacles dans cette course contre la montre. Manifestement, cela l’était aussi pour le monstre qui semblait ralentir la cadence. Ses grondements étaient plus lointains, plus étouffés.

Les voyageurs s’arrêtèrent au bout d’un couloir.

- Fuyez, ordonna Gwenähil. Je vais le ralentir !

La féline se glissa contre une paroi pour remonter le long du groupe. L’espace n’était pas plus large qu’un homme. Elle se posta au milieu du couloir, sur ses gardes. Illian déposa Eileen et lui emboîta le pas.

- Tu es folle ! s’alarma-t-il. Il est hors de question que tu l’affrontes seule.

- Vous avez à peine la place de dégainer une arme et vous pensez pouvoir être utile ? Je…

Elle n’eut pas le temps de terminer sa phrase que le monstre surgit de la pénombre. Un croc démesuré transperça Gwenähil en plein cœur et la souleva toute entière, puis la secoua de gauche à droite. Agitant sa tête dans tous les sens, le Kemangi frappait et creusait la roche dans un grincement désagréable. Un mince filet de sang coulait le long du menton de la métamorphe, tandis que son corps était encore agité de soubresauts et ses yeux toujours ouverts. Ses traits figés par l'étonnement donnaient l'impression qu'elle portait un masque inquiétant de réalisme. Le liquide carmin glissait le long de la lame effilée du reptile, avant de goutter sur ses écailles et de se répandre rapidement sur le sol.

Le regard rivé sur la scène sanglante, Eileen demeura figée de terreur. Incapable de crier, de parler, de respirer. Et encore moins de bouger. La vue du serpent géant la paralysait. D'ordinaire, la jeune femme paniquait en présence d'un reptile long comme son avant-bras, comment était-elle censée gérer sa peur face au Kemangi, plus grand que son mètre soixante ? De plus, affronter une mort aussi soudaine juste sous ses yeux ne l’aidait pas. Ses jambes, qui flageolaient à l’en faire perdre l’équilibre jusqu’alors, la soutenaient soudain fermement. C’était comme si le temps s’était arrêté, comme si son âme avait quitté son corps. L’instant d’avant, Gwenähil se tenait devant eux et proposait de se sacrifier pour leur survie. Et maintenant, son torse et ses jambes ballotaient au rythme des coups de crocs du Kemangi qui cherchait sans doute à déloger la féline, empalée sur cet épieu autrefois blanc écru.

Eileen ne bougeait toujours pas. Les bruits ambiants se turent et se transformèrent en puissant son strident. Elle pouvait presque ressentir les vibrations contre ses tempes sur le point d’imploser. Ce moment dura une éternité.

Soudain, le sol se déroba sous ses pieds, puis son dos frappa de plein fouet quelque chose et sa tête brimbala vivement. Puis le bruit revint. Et une puanteur sans nom, l’odeur de fer, de terre et de chair, s’engouffra dans ses narines. La nausée revint aussitôt la secouer, tandis que la bile remontait dans sa bouche et brûlait sa gorge.

Son dos frappait l’armure d’Illian au rythme de sa course. Ses bras refermés sur elle, il la protégeait contre son torse. Eileen fit rouler ses yeux dans leurs orbites, ce qui lui demanda un véritable et douloureux effort, et aperçut Aera et Erik courir devant à toute allure. Ils avaient la force d’agir alors qu’elle se sentait si faible… Ses paupières vacillaient, tandis que son esprit sombrait dans l’inconscient. Elle n’avait plus la force de lutter.

Quand elle rouvrit les yeux, Eileen sentait toujours son corps ballotté. Combien de temps avait-elle dormi ? Des dizaines de minutes ou peut-être bien juste le temps d’un clignement de paupières. Elle n’en savait rien. Tout comme elle ne savait pas depuis combien de temps ils couraient.

La galerie se précisa et un grondement du monstre lui remémora plus que jamais la situation. Un frisson glaça tout son corps et électrisa sa nuque. Toujours dans les vapes, bien que la nausée se fût évanouie, elle arrivait enfin à se concentrer sur les alentours. Le tunnel, de plus en plus éclairé par les interstices au plafond, fournissait à chaque tournant un faux espoir : celui d’en venir enfin à bout. Il semblait sans fin, pourtant les bruits du monstre s’amenuisaient et devenaient même inaudibles. L’inespéré finit par se produire lorsqu’au bout d’un énième virage, une faible lumière éclaira l’extrémité du tunnel.

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