Chapitre 18 : Partie 2/6

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Illian déposa Eileen au sol, avant de lui offrir son bras. Elle s'y accrocha d'une poigne ferme et claudiqua jusqu'à la sortie. Un tourment lancinant malmenait ses jambes en coton à chaque pas et son dos, sans doute couvert de plaies des suites de sa rencontre avec le Kemangi, était ravagé par une sensation de brûlure.

Respirer de nouveau l'air frais fut une véritable délivrance.

Le groupe ralentit la marche, prenant le temps de découvrir ce nouvel environnement. Le plateau herbeux qui les accueillait était large d'une cinquantaine de mètres, délimité par du vide de part et d'autre. Bien que parsemé de rochers abrupts et de bois espacés, ses plantes basses permettaient d'avoir une vue dégagée.

L'orée de la jungle débutait un peu plus loin : les arbres hauts affluaient, ainsi que la végétation dense, en partie camouflée par des rideaux de lianes et des feuilles géantes. Des fougères tapissaient le sol en un épais manteau, alors que des fleurs, tantôt allongées, tantôt comparables à des boutons jaunes ou rouges s’en distinguaient. La nature resplendissait, loin de toute civilisation. Eileen aimait le tableau qui s'offrait à eux, sublimé par les teintes rosées que prodiguait le ciel en fin de journée.

L'ancien commandant guida ses compagnons à une large pierre plate, où ils s'assirent enfin.

- Je vais examiner les alentours, annonça-t-il. Restez ici.

Personne ne répondit.

Eileen était partagée entre le soulagement d'avoir quitté le tunnel, une immense fatigue et le mal qui rongeait ses membres. L’image du reptile surgit comme un flash dans son esprit. Le corps sanguinolent et meurtri de Gwenähil, empalé sur son crochet. Le filet carmin qui coulait le long de son menton. L’odeur putride qui se dégageait du Kemangi. Des larmes commençaient à perler aux coins des yeux de la jeune femme.

- Ta jambe ! s'exclama soudain Aera.

Eileen sursauta au son de sa voix. L'image de la métamorphe se dissipa aussitôt de ses pensées.

Du sang avait imbibé le bas de son pantalon et gouttait sur la roche anthracite. Une trace écarlate se poursuivait dans l'herbe, jusqu'à l'entrée de la grotte. Son amie remonta le tissu à hauteur du genou pour examiner la plaie : une profonde entaille barrait son tibia. Eileen avait probablement heurté une aspérité du sol lorsque le reptile l'y avait traînée avec sa langue. Elle grimaça. Prendre conscience de sa blessure amplifia la douleur.

- Illian ! l'interpella Aera alors qu'il les rejoignait déjà. Te reste-t-il des feuilles d'aigremus ?

Il lui suffit de poser les yeux sur la plaie encore ensanglantée pour comprendre. L'ancien commandant sortit les plantes médicinales de son sac et s'attela à les bander.

- Ce n'est pas trop serré ? Tu peux marcher ? demanda-t-il après de longues minutes.

Eileen fit quelques pas pour toute réponse.

- Parfait. Nous allons progresser doucement, le royaume Lumeo n'est plus très loin. Il n'y a aucun chemin praticable, à l’ouest et à l’est de la grotte. C'est très escarpé et il n’y a rien d’autre que du vide. Il va falloir qu'on traverse cette portion de jungle, dit-il en la désignant d'une main.

Illian s'apprêtait à rouvrir la bouche quand l'écho d'un grondement provint des entrailles du tunnel. Eileen se figea et un frisson parcourut son échine.

- Mettez-vous à l'abri, ordonna froidement l'ancien commandant. Éloignez-vous de la montagne.

- Je reste avec toi, affirma Aera en dégainant.

Pris de court, Erik et Eileen se mirent à courir vers l'orée de la jungle, tant bien que mal, où ils se réfugièrent derrière un tronc large comme deux hommes. La jeune femme enjamba une fougère qui lui arrivait aux genoux, dégagea une liane provenant de l'arbre adjacent qui barrait sa route, et prit appui contre le bois de façon à voir ses camarades. L'adrénaline avait pris le pas sur la douleur. Son cœur battait à tout rompre contre ses côtes.

Une masse sombre, énorme et suintante, se mit à glisser sur les graviers dans un frétillement amplifié par les rochers, brisant les branches mortes sur son chemin. Elle sortit de toute sa monstrueuse longueur des flancs de la montagne, ses yeux reptiliens exorbités par la colère et l’excitation, avant de ralentir sa progression, comme pour s’habituer à la nouvelle luminosité.

Le cauchemar recommençait.

Ses deux billes écarlates plantées au-dessus de ses naseaux paraissaient moins intenses que lorsqu'Eileen les avait vues dans l'obscurité. En revanche, ses écailles se révélèrent vert émeraude et constellées de reflets dorés. Le Kemangi gronda encore, dévoilant son crochet rougi, puis fondit sur Illian et Aera qui durent l'esquiver à la hâte. Sa tête frappa de plein fouet le rocher sur lequel le groupe se tenait un peu plus tôt ; la pierre se fissura.

Ses mouvements étaient rapides et son corps démesuré ondulait sur l'herbe avec fluidité. Les combattants enchainaient les feintes in extremis. Ils n'avaient aucune ouverture pour frapper, et lorsqu'Aera s'y essaya tout de même, sa lame ne fit que teinter contre la carapace naturelle du monstre.

Une angoisse emplissait de plus en plus le cœur d'Eileen. Et s'ils finissaient comme Gwenähil ? Empalés sur un croc du reptile ou écrasés par son poids colossal ? Que ferait-elle avec Erik, dans cette jungle qu'ils ne connaissaient pas, avec tous les dangers que cela impliquait et la présence du Kemangi ? Ils ne survivraient pas une nuit. Un sentiment de culpabilité se mit à la ronger. Encore une fois, elle avait la preuve qu'elle ne pouvait subsister par elle-même à Eïenvallar. Elle devait devenir plus forte. Faire partie de ceux sur qui on pouvait compter.

Une plainte du Kemangi la tira de ses pensées et elle porta de nouveau son attention sur ses camarades.

Le serpent envoyait sa gueule en avant avec violence, plantant ses crochets dans la terre. Sans doute espérait-il embrocher les combattants de cette façon. Cela dura d’interminables minutes, suffisamment longtemps pour qu’Illian commençât à montrer des signes de faiblesse : ses gestes perdaient en vitesse et en précision. Alors que le reptile s'acharnait à le poursuivre, Aera sembla opter pour une nouvelle stratégie. Elle se hissa au sommet d'un rocher escarpé qui jaillissait du terrain, rangea sa lame dans son étui, puis, lorsque le Kemangi passa à sa portée, sauta sur sa tête. Eileen retint son souffle. Elle se remémora aussitôt le trausöl auquel elle s'était confrontée avec Gaël. Lui aussi s'était accroché à la bête pour la déstabiliser. Aera s'agrippa aux écailles et resserra ses jambes arquées sur le reptile.

Le Kemangi gronda, et pour la première fois, il stoppa sa course. Visiblement dérangé par la présence de la jeune femme, il souleva son corps et pencha sa tête en arrière, dévoilant sa peau blanche dénuée d'écailles. Illian ne perdit pas un instant et se rua vers le serpent. Il leva son épée avant de profondément la planter sous sa gueule. La lame s'enfonça jusqu'à la poignée, mais la pointe ne transperça pas le haut de sa tête trop grande. Un jet carmin éclaboussa l'armure et le visage de l'ancien commandant, mais il n'en parut pas affecté. Dans un effroyable sifflement chargé de rage, le monstre se mit à reculer et à bouger mécaniquement. Illian délogea son arme avant de l'y replanter. Il réitéra l’opération deux fois.

Eileen comprima l’écorce entre ses doigts. La peur qu’elle ressentait grandissait au fur et à mesure que ses camarades s'approchaient dangereusement du précipice. La queue du serpent fouettait l'air avec véhémence, brisant les pierres dressées sur son passage. Bientôt, elle se retrouverait au-dessus du vide si le monstre continuait de reculer.

Le Kemangi agita violement sa tête, expulsant Aera dans un bruit sourd. Elle heurta le sol plus loin, heureusement au milieu d’un massif d'herbes parsemant la terre humide. L'ancien commandant rompit, puis s'apprêtait à lancer une nouvelle attaque, quand des éclats de pierre se répandirent soudain en fines particules blanches autour du serpent. En voulant battre en retraite, le monstre était parvenu au bord du gouffre et son poids faisait céder le rebord de la roche. Une fissure béante s’ouvrit sur plusieurs mètres dans le sol dans un craquement monumental, attirant inexorablement la créature en arrière. S’en suivit une seconde, dans la fumée sur sa gauche.

Le Kemangi glissa dans le vide.

Un long sifflement qui dénotait autant la rage que l’impuissance résonna parmi le fracas des éboulis de pierre.

Seule une vapeur opaline persistait à l’endroit où le serpent géant se tenait encore un instant auparavant.

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