Lame

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Dans un très vieux pays, dans une très vieille maison au milieu des bois, habitaient un très vieux monsieur en compagnie de sa fille et de sa petite-fille. Ils vivaient simplement, sans peur, et dans leur quotidien plein de joie, aucun problème ne manquait de solutions.

Les jours suivirent les jours, et le soleil coucha le vieil homme pour la toute dernière fois. Cependant, avant de mourir, il glissa d'entre les draps un couteau somptueux, fait d'une poigne robuste, et d'un acier tranchant. Le manche surtout était taillé d'un incroyable bois blanc, sculpté de gueules, de museaux et d'yeux étranges.
Il mit le couteau dans la main de sa petite fille et dit: "Tu connais cette lame; c'est la mienne. Ce fut aussi celle de mon père, et celle de sa mère avant cela. Elle est notre bien le plus précieux. Prends en soin comme tu prendras soin de ta mère." Ce furent ses dernières paroles avant de sombrer.

On enterra le grand-père, et la vie reprit doucement son cours. La lame fidèle était efficace à tous les travaux, et bien plus encore: à l'arbre qui menaçait le toit de leur maison, on le trancha d'une main, à l'ours enragé qui faillit tuer à sa mère, un reflet de lame seule lui fit prendre la fuite, protégeant les deux femmes.
Le couteau était magique, bien entendu. Mère et fille s'entendirent pour garder le secret.

Arriva un jour un beau jeune homme bien gaulé au ton sirupeux, parfumé de douceurs et d'attentions. La jeune fille toute naïve tomba sous le charme, malgré les mises en garde de sa mère, et tendait bien volontiers sa gorge aux baisers de l'inconnu.
Sous les caresses, la pauvre petite finit par avouer l'existence du couteau blanc… L'histoire ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd: l'inconnu opportun était en réalité un jeune bourgeois en fuite, et il eût tôt fait de se voir en guerrier invincible, brandissant la lame dans toutes les batailles à la reconquête d'une gloire hypothétique soit-disant perdue.

Se sentant pousser des couilles, il profita du sommeil de notre héroïne pour s'emparer de la lame, et, courageusement, pris la fuite.
Un curieux sentiment réveilla la jeune fille, qui ne tarda pas à remarquer le vol du couteau. Elle se lança furieuse à la poursuite du malandrin, ce qui était aisé: son passage était couvert de cadavres, rongeurs éventrés et fougères mutilées, qui formaient une piste macabre à travers la forêt.

La piste déboucha sur un large pierrier au milieu duquel coulait un torrent. Le voleur sautait là, d'une pierre à l'autre, les vêtements déchirés par la violence de sa propre course. Elle l'appela par son nom, ce qui le stoppa net, à quelques mètres, en équilibre sur un rocher. Elle tendit sa main ouverte, et de sa voix puissante commanda: "Rends-moi mon bien, bandit.". Pour toute réponse, le voleur acculé lui sauta à la gorge… mais elle se défendit si bien qu'il lâcha le couteau, qui se perdit à ses pieds dans les remous de la rivière.

C'est la lame qui était perdue, mais c'est le souvenir de son grand-père que la jeune fille sentit disparaître au milieu du pierrier. Elle lança au voleur un regard plus tranchant que toutes les lames du monde - et le vif souvenir, chargé par ses yeux du souvenir de ses ancêtres, fendit l'air comme une flèche pour trancher la gorge du jeune tentateur, dont le corps dépourvu de tête disparût à son tour dans le torrent des eaux.

La voleur puni, elle retourna auprès de sa mère qui enlaça sa fille et pleura de la retrouver en vie.
Le couteau avait bel et bien disparu, mais le souvenir de celui-ci servit encore très longtemps aux deux femmes, qui tranchèrent encore bien des arbres et bien des viandes du seul effet de leur regard.

Aujourd'hui, le secret du couteau blanc se transmet encore dans cette famille, aussi prenez garde: un regard chargé de haine vous sera parfois plus assasin qu'une lame bien aiguisée.

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