Chapitre 7 : les musiciens de la ville de Strasbourg

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 Dans les jours qui suivirent cette découverte enthousiaste, Samuel se montra encore plus intéressé à l’idée de suivre les répétitions chez le Doc. Cela n’échappa pas aux éducateurs du foyer de la Robertsau. Or Milan jouait de la basse, lui aussi. Il proposa donc à Samuel de lui apprendre à en jouer. Le petit garçon fut débordant d’enthousiasme.

 « Mes conditions, et ce n’est pas négociable : tu travailles sérieusement à l’école. Quand tu rentres, on commence par les devoirs, et on s’y met sérieusement. Je te laisse jouer sur ma basse, mais c’est la mienne, et je m’en sers, alors je veux que tu en prennes soin, c’est clair ? »

 Samuel opina du chef à chaque règle annoncée par l’éducateur trentenaire. Puis il le regarda fixement, avec un sourire jusqu’aux oreilles. Le voyant avec cet air ahuri, Milan eut du mal à ne pas réprimer un rire, et lui ébouriffa les cheveux.

 Chose promise, chose due. En un trimestre, Samuel ne fit aucune difficulté, et travailla très sérieusement. En réalité, il n’avait pas vraiment besoin qu’on le pousse dans ce sens. Dans sa classe, ses meilleurs amis étaient dans la même dynamique. Julie était une petite fille très studieuse, et qui se révélait redoutable pour le rappeler au travail quand il avait du mal à rester concentré. En outre, elle avait un enthousiasme autour du fait d’apprendre qu’elle arrivait à partager avec lui. Quant à Daniel, c’était un solitaire, qui sous ses airs bourrus, était plutôt sensible, il était un peu juste en mathématiques, mais très bon en français comme en langue allemande, et lisait bien. Et accessoirement, c’était le fils de la directrice, et en tant que tel, il savait très bien où un mauvais comportement le conduirait, et il n’avait nulle envie d’y aller.

 Au cours de cette même période, puisque Samuel aimait la musique, il lui fut proposé de rejoindre les petits chanteurs de la Robertsau. Si au début, il ne débordait pas d’enthousiasme, il découvrit beaucoup de bons aspects à rejoindre une chorale. Et puis, dans le même temps, Éloïse s’était inscrite au chœur mixte d’adultes, et chantait parmi les sopranes. Les soirs où elle était de garde au foyer, elle chantait avec Samuel et il commença rapidement à chanter à plusieurs fois. La maîtrise du foyer de la Robertsau était en premier lieu pour les orphelins, mais s’ouvrit rapidement à tous les enfants du quartier. Puis, au fil des années, la maîtrise atteignit un tel niveau et une telle réputation que certains enfants d’autres quartiers postulèrent. Progressivement, le concept essaima dans d’autres foyers de la ville de Strasbourg. Au début, les concerts et les disques de la maîtrise faisaient l'objet d'une opération de financement pour différents projets au profit des enfants : des voyages, des cadeaux de Noël ou d’anniversaire… Mais l’opération devint tellement rentable qu’elle permit au foyer de dégager des excédents. Ceux-ci seraient reversés aux enfants à leur majorité.

 Trois fois par semaine, quand Milan était de garde au foyer, Samuel continuait de jouer de la basse. De plus en plus souvent, ils firent des duos, l'un à la basse, l'autre au chant. Ils restaient sur des chansons simples, mais le jeu de Samuel commençait à s’affiner. Milan lui lança un nouveau défi. Jouer une des chansons que jouait le Doc avec son groupe. Le vendredi suivant, lui et sa sœur iraient assister à leur répétition. Et égal à ses habitudes, Romain le laisserait jouer de la basse.

 Une fois de plus, donc, Samuel et Louise suivirent le Doc. Nous étions désormais en octobre, et il commençait à faire beaucoup plus froid. Désormais, on n’entendait plus les cigognes le long de la voie de tramway.

 « ‘Amuel, y va zouer ! »

 Le Doc regarda la petite Louise d’un air amusé. La fillette, du haut de ses deux ans et demi, faisaient décidément de grands progrès, et parlait de mieux en mieux. Puis elle répéta :

– ‘Amuel, y va zouer !

– C’est le Doc qui va jouer, Louise. Nous, on va écouter.

– Je crois que tu as envie de jouer, ce soir, Samuel. Non ?

– Pourquoi tu dis ça, le Doc ?

– Tu sais ce qu’on dit… la vérité sort de la bouche des enfants…

 Il lança un regard amusé en direction de Louise.

 « Milan m’a dit que tu voulais tenter quelque chose à la basse. Je vais être honnête. Je suis curieux d’entendre. Et je crois que Romain va être très surpris aussi. »

 Samuel se gratta la tête. Puis la ligne E arriva. Ils montèrent pour descendre quelques stations plus loin, station Robertsau-l’Escale.

 Depuis quelques mois, Samuel était de plus en plus enthousiaste à arriver sur place, et entre lui et Margaux, la femme du Doc, la glace était désormais brisée. Andréa continuait d’être comme une grande sœur pour les deux enfants. Et les copains musiciens du Doc étaient toujours aussi contents d’avoir un public. Ils avaient du mal à ne pas s’attendrir devant ces deux bambins coiffés de casques de chantiers, assis sur des enceintes ou des amplis, bougeant au rythme de leur musique.

 Puis en fin de répétition, comme c’était l’habitude chaque fois que Samuel était présent, il se retrouva avec la basse de Romain entre les mains. À ce stade, il était encore un peu petit, et sa basse était un peu lourde pour qu’il pût en jouer autrement qu’assis. Mais le fait de sentir les vibrations émaner de l’ampli sur lequel il était assis lui procuraient une grande satisfaction. C’était comme s’il entendait la musique non pas avec ses seules oreilles, mais bien de tout son corps. Ce jour, il reprit « Godzilla », une chanson de Blue Öyster Cult, à la basse. La ligne de basse était simple, il y avait encore quelques maladresses, le rythme était approximatif, mais le reste du groupe était déjà impressionné de voir ce petit garçon arriver à enchaîner les notes avec une telle fluidité. Spontanément, les autres membres se remirent derrière leurs instruments, et commencèrent à suivre Samuel.

 Quand ils eurent fini, ils se regardèrent un temps, les uns les autres, puis se tournèrent vers Samuel. Le Doc lui sourit :

 « Il faudra encore travailler la basse… mais pour quelqu’un qui ne joue que depuis quatre mois, et qui n’a que six ans, c’est vraiment très bien. Je ne sais pas ce que vous en pensez, les gars. »

 Les autres membres du groupes,tous âgés de quarante à cinquante ans, portant qui des cheveux longs, qui des grosses barbes, qui des tatouages ou des bracelets de force, hochèrent tous la tête.  Mathieu, le batteur bedonnant, qui paraissait suffisamment musclé pour porter un cheval à mains nues prit la parole :

 « Les gars, je pense que Samuel mérite nos applaudissements. »

 Et le groupe applaudit. Samuel quitta le garage le cœur léger. Il était décidé, plus que jamais, à continuer la basse. Plus tard, dans la soirée, il se lança dans un duo avec Andréa qui, comme lui, faisait partie de la maîtrise des petits chanteurs de la Robertsau. Ils entonnèrent en canon « Vent frais, vent du matin », puis enchaînèrent sur sa version allemande. La saison des concerts allait bientôt commencer, et il était au programme de leur premier spectacle.

 Samuel aimait beaucoup Andréa et le fait de la retrouver régulièrement à la chorale la confortait dans ce rôle de grande sœur de coœur. Parfois, c’était un peu frustrant. Elle préférait passer du temps avec les filles, surtout celles de son âge, mais elle était toujours gentille avec lui. Dans le même temps, Samuel, lui, sympathisait de plus en plus avec les autres enfants de son foyer, même si seul une poignée d’entre eux était à l’école avec lui.

 En novembre, enfin, vint le temps du premier concert. Il fut donné dans l’église protestante du Temple Neuf, à Strasbourg, et les enfants du chœur étant nombreux, il fut délicat d’envisager de faire monter tout le monde sur scène en même temps. Samuel lança les invitations à la famille Karlsson, qui fut présente au grand complet.

 Si Daniel était plutôt réservé dans l’expression de ses émotions, Anders, en revanche, se révéla très enthousiaste, à tel point qu’il demanda plusieurs fois s’il pouvait rejoindre la chorale. Malheureusement, on lui annonça que n’habitant pas à la Robertsau, il n’était pas prioritaire pour la rejoindre, et que le chœur comptait déjà quelque cent-quarante enfants. Et les chorales, en général, n’admettaient pas d’enfants de moins de six ans, pour des raisons à la fois légales et pédagogiques.

 Plusieurs fois, ce fut le tour d’Anders et Daniel de venir jouer avec Samuel et sa sœur à la Robertsau. En octobre, les deux frères étaient vinrent pour la récolte des courges. Potiron, potimarron, butternut, ils avaient l’embarras du choix. Et pour sacrifier à cette tradition venue des pays anglo-saxons, ils s’amusèrent à évider des potirons pour en faire des lampions.

 De son côté, Samuel, outre la basse qu’il continuait de pratiquer assidûment, du moins dès que Milan était au foyer, s’intéressait beaucoup à l’apprentissage que Daniel faisait de la batterie, et gardait plus que jamais à l’esprit son souhait de faire de la musique avec lui. Anders, lui, sur le modèle de son père, s’intéressait beaucoup à la guitare, mais semblait encore manquer de patience. Un jour, de guerre lasse, tandis que Samuel tâtonnait et que Daniel se montrait de plus en plus à l’aise, Anders se défit de la guitare de son père, et s’enferma dans sa chambre pour pleurer. Il s'était vexé après une remarque de son père.

 M. Karlsson partit le rejoindre. Ils restèrent bien vingt ou trente minutes à discuter. Pendant ce temps, Daniel, derrière ses fûts, regarda Samuel.

– En ce moment, avec Anders, c’est dur de faire de la musique. Il râle tout le temps parce qu’il n’arrive pas à faire ce qu’il veut.

– Je ne comprends pas, s’étonna Samuel… C’est normal, moi, il y a un an, je ne savais pas jouer de rien, et je ne chantais même pas très bien.

– Je sais… Mais toi, tu n’as pas un papa et un grand-père qui jouent bien de la guitare, ou même de la basse. Papa a commencé la guitare enfant. Donc forcément, il joue mieux. Ça fait tellement longtemps qu’il joue...

 Peu après, Anders redescendit avec son père, qui lui dit, laconique :

 « Allez, reprends-la, et prends en soin. Un instrument de musique, ça se respecte. Daniel, tu me fais un tempo un peu plus lent. On reprend « Godzilla », OK ? »

 Samuel eut une frustration. C’était le morceau qu’il avait appris à jouer à la basse. Dans sa tête, il se revit en train de faire la ligne de basse correspondante. Il eût aimé avoir une basse pour pouvoir jouer avec les Karlsson.

 Nous étions déjà à la fin du mois de décembre, et la période de Noël approchait. Plus le temps passait, plus Samuel semblait déterminé à aller plus loin avec la basse. Pendant le repas au foyer, il discuta avec Éloïse.

– Je crois que je sais ce que j’aimerais vraiment demander au Père Noël, dit-il.

– Ah ? Dit Éloïse. Et à quoi tu penses ?

– Je voudrais bien avoir ma basse à moi. Comme ça, je pourrais continuer de jouer, même les jours où Milan n’est pas là.

 Éloïse sourit. Et tandis qu’il s’appliquait à couper ses galettes de pommes de terre, pour ensuite aider sa petite sœur, elle lui dit.

 « Je trouve que c’est une bonne idée. Et je pense que lui aussi serait d’accord. »

 Puis elle le regarda avec attention, il tenait le poignet de sa petite sœur pour qu’elle tienne correctement sa fourchette au moment d’enfourner une bouchée de galette de pomme de terre, mais celle-ci était visiblement trop chaude et trop grosse pour sa bouche. Si bien que ladite bouchée tomba dans son assiette. Samuel râla, coupa la bouchée en deux et dit à Louise de réessayer. La petite fille replanta sa fourchette dans son morceau de galette de pomme de terre, et cette fois, parvint à le manger correctement. Samuel eut l’air satisfait, puis tourna le regard vers Éloïse qui le regardait fixement. Elle restait ainsi, sans rien dire.

– Ben quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonna-t-il.

– Rien, rien… Je me disais juste que vos parents seraient fiers de vous, s’ils étaient encore là. Je vous regarde grandir depuis six mois, et je ne m’en lasse pas.

– Ah… Merci.

 Samuel sourit et laissa échapper un soupir. Ce que disait Éloïse lui faisait vraiment plaisir, mais penser à ses parents était toujours quelque chose qui le rendait un peu triste.

 Puis le temps passant, c'était déjà le mois de décembre. Cela faisait plus de six mois que Samuel et Louise s’étaient installés à la Robertsau. Samuel maîtrisait de mieux en mieux la lecture et la musique. Louise, elle, savait faire de plus en plus de choses toute seule, et à bientôt trois ans, regardait avec une pointe de jalousie son frère qui partait à l’école tous les matins, son cartable sur le dos, qui faisait tant et tant d’activités... Elle parlait de mieux en mieux. Plusieurs fois, Samuel lui dit :

 « Tu verras, l’année prochaine, tu iras aussi à l’école. On prendra le tram tous ensemble, et ce sera trop bien. »

 Avec la maîtrise, plusieurs fois, ils participèrent à des concerts de rue pendant le marché de Noël. Et régulièrement, ils récoltèrent des dons d’argent, et des gâteaux, bonbons, et autres gourmandises achetées par les badauds aux stands environnants.

 Si l’époque de la quarantaine était désormais révolue, et si l’Alsace était de nouveau ouverte sur les région environnantes, le marché de Noël n’était plus le phénomène de masse qu’il avait été un demi-siècle plus tôt. D’une manière générale, voyager était devenu plus compliqué, plus long, et dans certains cas, plus risqué.

 Aussi, si les stands vendant des biens de consommation étaient moins nombreux, depuis quelques décennies, les stands dédiés à des causes diverses et variées s’étaient en revanche multipliés. Cela pouvait être des causes humanitaires dans des zones de guerre, le financement de projets d’innovation technologique, ou tout simplement la promotion de nouveaux types de jouets, dont l’intérêt éducatif n’était pas toujours au rendez-vous, mais qui, malgré tout, faisaient régulièrement recette.

 Par ailleurs, plus que jamais, c’était aussi la meilleure période pour aller au cinéma. C’était le moment où les salles regorgeaient de films destinés au jeune public. Si les échanges étaient devenus compliqués par les voies terrestres, le Réseau, en revanche, permettait aux circuits de distribution des salles de cinéma de s’approvisionner en productions récentes, et de projeter des films en continu de 10h00 à minuit tous les jours de l’année.

 Ce jour-là, le Star Saint-Exupéry, un des cinéma historiques de Strasbourg, projetait, dans le cadre d’une rétrospective jeunesse, Fievel et le Nouveau Monde, un dessin animé des années 1980. Samuel était déjà allé au cinéma avec ses parents deux ou trois fois. Et, enfournant du pop-corn avec Éloïse, il vibra au gré de ce dessin animé.

 Une chose l’étonna dans ce film : le fait que les personnages chantent tout le temps.

– Ce serait trop bien si on pouvait tout le temps chanter, comme ça, dans la vraie vie.

– Possible, je ne sais pas… Tu n’es pas déjà content de chanter à la maîtrise ?

– Si, si…

– M. Karlsson va animer un débat sur les voyages dans l'espace auprès d’étudiants. Je pense qu’Anders et son frère vont y être aussi. Ça t’intéresserait de voir ?

– Ouais !

 Ils remontèrent donc la rue du 22 novembre en direction de la place Kléber, où les différentes entreprises publiques et privées de la région étaient en délégation pour promouvoir leur travail, mais aussi pour présenter les différents projets qu’elles parrainaient. M. Karlsson, qui était président de Völlund, était donc présent. Dans la tente où il se trouvait, cela s’annonçait clairement comme un moment d’échange. Les chaises étaient en cercle. Il était assis sur l’une d’elles, et tout autour de lui se trouvaient des étudiants, des lycéens, des jeunes qui devaient tous avoir entre seize et vingt-cinq ans. Au milieu du cercle se trouvait un projecteur holographique, présentant différents modes de transport, avion, automobile, train, etc. On retrouva aussi des images d’archives passées en 3D et holographiées : les différentes missions spatiales, les avions retirés de la circulation. Le niveau du débat était un peu compliqué à suivre pour un enfant de six ans. Heureusement, M. Karlsson avait aussi présenté en exposition de nombreux objets liés à l’aéronautique, des photos, des modèles réduits démontables, des éléments : sièges d’avions, uniformes, des images d’archives du train, avec la mention « prêt de la cité du rail de Mulhouse », ainsi que des pièces directement empruntées au musée. En outre, on trouvait aussi plusieurs visites virtuelles de vieux avions, de fusées, de trains, à réaliser avec des lunettes à réalité virtuelle. Samuel était très impressionné par ce qu’il y voyait. Il fut rejoint par Anders et Daniel, accompagnés de Björn et Svenja. Si Samuel était très enthousiaste, les Karlsson semblaient un peu revenus de tout. Cela faisait des semaines qu’ils voyaient les pièces passer par leur appartement, ils avaient déjà eu l’occasion de faire toute la visite… dans le désordre. Samuel, en revanche, était surexcité, et demandait régulièrement à Éloïse :

 « Ça a vraiment été inventé, ça ? »

 Et chaque fois, Éloïse hochait la tête. Samuel était émerveillé. Pendant ce temps, M. Karlsson animait le débat.

 « Aujourd’hui, si je m’exprime, ce n’est pas en tant que gérant de Völlund. Notre spécialité, chez Völlund, comme beaucoup d’autres industries, c’est la conception et la réalisation d’objets. Plus précisément, nous, notre domaine tourne autour de la robotique, avec une branche portant sur les composants, et une autre, sur les programmes. Ceci étant, ma spécialité, à la base, c’est l’aéronautique. Autrement dit, j’ai beaucoup travaillé sur des questions d’aérodynamique, de consommation énergétique des véhicules, sur les matériaux, etc.

 Du temps où mon père était encore en activité dans l’aérospatiale, la croyance de beaucoup de gens était qu’il fallait qu’on fasse les choses quand on en était capables. Si je ne renie pas les choses extraordinaires sur lesquelles ont débouché l’exploration spatiale, et aussi sur les découvertes scientifiques majeures qu’elles ont permis pour notre espèce, une question reste posée. Est-ce que le fait de pouvoir faire les choses peut être la seule raison valable de les faire ?

 Permettez-moi de faire un peu d’histoire, et pardon par avance à ceux qui étaient déjà là. Au début du siècle, une chose se présentait comme une évidence, héritage du siècle précédent : le progrès technologique se faisait forcément pour le bien de l’humanité. Pour autant, beaucoup de gens de ma génération, qui ont été enfants à cette période, ont été témoins de la fin de cette idée.

 Quelques semaines avant le grand blackout de 2028, mon père était en mission au cosmodrome de Baïkonour, au Kazakhstan. Pour ceux qui ne verraient pas de quoi je parle, il s’agit d’une base administrée par Roskosmos, l’administration spatiale russe, et dont la construction remonte à l’époque de l’URSS, il y a presque un siècle.

 À l’époque, mon père était accompagné d’un jeune post-doc sud-africain, le docteur Mark DeKlerk qui passe aujourd'hui la moitié de son temps à la SANSA, l’administration spatiale sud-africaine, et l’autre moitié face à ses étudiants de la Wittwatersrand, à Johannesburg. Vous en avez sûrement entendu parler, rapport à son rôle décisif dans la relance du programme spatial sud-africain après la guerre civile. À peu de choses près, il fait partie des scientifiques qui ont le plus contribué au rayonnement de cette région du monde dans les questions spatiales.

 Aujourd’hui, et depuis quelques années, l’Afrique du Sud a pour ambition, en reconstituant toutes les informations perdues lors du black-out, de remettre en place un projet de vol habité. Mais il faut bien comprendre qu’après la guerre, ils ont dû tout reconstruire. Tout ce qu’il restait, c’était la connaissance de ce que l’homme avait déjà réussi à faire, et encore, beaucoup de données ont été détruites. »

 Une jeune étudiante, qui devait avoir dans les vingt-et-un ans leva la main.

– Vous allez peut-être trouver ma question bizarre, Citoyen, mais pourquoi l’Afrique du Sud investit-elle autant d’argent et d’énergie pour reconstruire son programme spatial ? N’a-t-elle pas besoin déjà de se reconstruire, elle, après la guerre ?

– Votre question n’est absolument pas bizarre, Citoyenne. Dans ma génération, nous avons été un certain nombre à nous la poser. Et le docteur DeKlerk en a fait partie. Resituons le contexte : en 2028, l’effondrement généralisé de notre monde est encore à venir, et déjà, la NASA, qui avait été, avec Roskosmos, le fer de lance de la conquête spatiale, commençait à se faire détrôner par des exploitants privés, dont l’optique assez claire était d’offrir le vol spatial à quiconque serait capable de payer le ticket d’entrée. La NASA était réduite à peau de chagrin, et de leader international dans l’exploration spatiale, était devenue un peu la dernière roue du carrosse. En gros, tout ce qui leur restait, c’étaient des moyens humains : des ingénieurs, et des astronautes. De plus, on a beaucoup vu, aussi, à l’époque, des gens persuadés de pouvoir s’offrir une excursion dans l’espace au moment où le monde deviendrait inhabitable. Certains avaient leur ticket d’entrée, et certains, même, ont fait l’expérience du vol spatial, avant de revenir au sol et de comprendre qu’ils resteraient sur terre. Néanmoins, il y a eu quelques super-riches, qui ont été persuadés qu’ils pourraient échapper à la destruction du monde pour peu qu’ils en aient les moyens financiers. Si bien que la recherche en aérospatiale passait pour une démarche qui confortait dans ce genre de rapport au monde.

– C’est d’un cynisme ! s’indigna la jeune femme. S’enfuir et laisser mourir tous les autres, c’est tellement égoïste !

– Je suis complètement d’accord avec vous, Citoyenne. Et pour vous donner l’ampleur de leur cynisme, avez-vous un ordre d’idée du nombre de personnes nécessaires pour envoyer une seule fusée, avec quatre ou cinq passagers maximum ?

 La jeune femme et tous les étudiants qui l’entouraient haussaient les épaules.

– Ils étaient huit à neuf-cents, juste à Baïkonour. Et je ne vous parle pas de toutes les stations radio disséminées dans le monde, près de Johannesburg, dans le désert d’Atacama, etc. Pour veiller à envoyer un seul être humain dans l’espace, il faut que des dizaines, voire des centaines d’êtres humains s’activent au sol. C’est vraiment l’information à retenir.

– Il y a quelque chose de presque absurde, là-dedans, répondit un jeune homme à côté.

– Absurde, oui… C’est vrai qu’on peut penser ça, s’amusa Kris Karlsson. Et pourtant, derrière la gloire d’un individu en orbite, il y a celle de plusieurs centaines de personnes, dont le travail a été primordial pour que ce seul individu puisse aller en orbite, et en revenir vivant. L’obsession de notre espèce est toujours la même : survivre. Alors je vous pose la question très simplement : est-ce que vous, astrophysicien, payés 5 ou 6000 stücks par mois, vous auriez vraiment envie d’envoyer en orbite un milliardaire qui va vous abandonner à votre sort dans la plus grande indifférence ?

– Non,… c’est certain que non. C’est pour ça que je me pose la question de la légitimité à poursuivre ce genre de recherche.

– On n’en est plus vraiment à poursuivre les recherches, on en est à reconstituer le fruit des recherches antérieures. Juste une question, que savez-vous de la mission martienne de 2028 ?

 Plusieurs mains se levèrent.

– C’est une mission qui a été portée disparue.

– Tout s’est bien passé au moins jusqu’à l’orage magnétique et la destruction de Hartebeesthoek. Après, on ne sait pas.

– Certains pensent que la mission a abouti, d’autres pensent qu’ils sont tous morts lors de l’orage magnétique, mais en fait, on ne sait pas.

– Intéressant, dit M. Karlsson. Je vois que vous êtes bien au clair avec vos cours d’histoire. Est-ce que l’un de vous saurait me dire quel était le but de cette mission martienne ?

– C’était une expérience de terraformation, non ? demanda une lycéenne, sur un ton un peu naïf.

 M. Karlsson eut un air satisfait.

 « En effet, Citoyenne, c’était ce sur quoi devait déboucher la mission, si elle était menée à bien. Tout le problème, c’est qu’au bout du compte, comme la liaison radio a été perdue depuis maintenant plus de vingt ans, on n’a jamais su si ça avait abouti ou non. Plutôt frustrant pour une expérience scientifique à plusieurs dizaines de milliards de dollars d’investissements publics. On ne l’a jamais su, puis quand je suis allé dans les observatoires de la SANSA, dans la région de Johannesburg, avec mon père, je suis tombé sur ça. »

 Kris montra une photo au télescope de la surface martienne. La photo était floue, mais on pouvait apercevoir une tache sombre, qui tirait vaguement sur le vert.

– Juste pour que vous ayez un élément de comparaison. On connaît bien, maintenant, l’ensemble de la surface du sol martien. Je peux vous garantir que ce point noir n’est pas là, en temps normal.

– C’est peut-être une cochonnerie sur l’objectif, dit un étudiant sceptique, ou un pixel mort.

– Bien essayé, dit M. Karlsson, avec un sourire. C'est ce que j'ai pensé aussi. Sauf qu’ils n’auraient pas eu un pixel mort exactement au même endroit au Chili, dans ce cas.

 Il montra un autre cliché, avec des coordonnées indiquant que la photo avait été prise depuis l’observatoire du Cerro Paranal, dans le désert d’Atacama, au Chili. Les étudiants en étaient médusés.

 « Et là où ça se gâte, c’est qu’il semblerait que cette surface grandit au fil du temps. Pour repère, avec mon père, on a eu accès à ces photos il y a treize ans. Maintenant, voilà la même zone l’année de la naissance de mon quatrième enfant, en 2046 ».

 La tache avait manifestement grandi.

 « Et voilà un cliché que le docteur DeKlerk a envoyé à mon père il y a quinze jours ».

 La tache avait encore grandi.

 « Alors soyons clairs : je ne vais pas affirmer, comme ça, que la mission martienne a abouti et que les astronautes sont vivants. Il peut très bien y avoir une autre raison à cette tache verte. Mais en tant que scientifique, ça m’intéresse de savoir de quoi il s’agit. Et à ce titre, il me semble intéressant d’avoir des télescopes en orbite (sur le modèle de Hubble, par exemple), pour savoir de quoi il retourne. Après, faut-il continuer d’essayer de coloniser d’autres systèmes ? Personnellement, je ne le crois pas. Je pense qu’avant de conquérir un autre corps céleste, la priorité selon moi, serait déjà qu’on fasse en sorte que la vie sur celui-ci reste possible. Je vous remercie. »

 Par la suite, vint le temps des questions. Pendant quelque 30 minutes, le micro circula dans l’assistance, et de nombreuses réflexions furent faites par les jeunes présents. Pendant ce temps, M. Karlsson, très attentif, continuait de prendre des notes, tandis qu’Anders et Daniel, en compagnie de leur grand frère et de leur grande sœur, s’apprêtaient à se lever. Quand tout fut terminé, Kris Karlsson remit son pardessus par-dessus son costume, et retrouva ses enfants. Samuel et Éloïse vinrent à leur rencontre.

– Tiens, Samuel, ça va ? Bonjour, Éloïse, vous allez bien ?

– C’était trop bien, les images que tu as montrées, Kris, dit Samuel.

– Merci. Désolé, tu n’as pas dû tout comprendre. J’espère que tu t’es bien amusé avec les visites virtuelles.

 Samuel hocha vigoureusement la tête.

– Samuel a quelque chose à vous dire, Kris, dit Éloïse.

– Ah oui ?

 Samuel devint blême. Tandis qu’Éloïse le poussait du coude, il sortit de son sac à dos une liasse de flyers. Il s’agissait du grand concert de Noël de la Maîtrise de la Robertsau. Il se tiendrait le samedi soir avant les vacances de Noël, à la cathédrale.

 « Tu chantes à ce concert ? » demanda M. Karlsson, avec un petit sourire.

 Samuel hocha la tête.

 « Tu as envie qu’on vienne t’entendre ? »

 De nouveau, Samuel hocha la tête.

– On viendra… Bien sûr qu’on viendra. Pas vrai, les enfants ?

– Samuel chante à la cathédrale ? demanda Anders. Oh oui ! Oui, oui, oui !

 Et donc, le samedi 16 décembre 2051, à un peu moins de dix jours de Noël, la Maîtrise de la Robertsau donna un concert fastueux. Ce fut la première fois que Samuel chantait devant un public aussi important. Ce n’est que le lendemain qu’il apprit que le concert allait être retransmis à la télévision la veille de Noël.

 Dans la semaine qui précéda Noël, Samuel eut un moment d’anxiété. Un élève, un peu maladroitement, lui fit comprendre que le Père Noël n’existait pas, et que c’étaient les parents qui faisaient des cadeaux. Le dernier jour avant les vacances de Noël, il eut un moment de vague à l’âme. Ce soir-là, c’était Milan qui était venu le récupérer à l’école, et l’humeur n’était pas trop au beau fixe. Ledit Milan était venu avec Louise, et voyant l’air triste de Samuel, lui demanda.

– Tu en fais une tête ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

– Mathieu, dans ma classe, m’a dit que le Père Noël n’existait pas… C’est vrai ?

 Milan le regarda. Il ne savait pas vraiment quoi répondre… Finalement, il botta en touche :

– Qu’est-ce que tu en penses, Samuel ?

– Ben… C’est possible, il a dit que c’étaient les parents qui faisaient des cadeaux d’anniversaire, et que pour Noël, c’était pareil…

 Milan, en le voyant déglutir et retenir ses larmes, comprit.

– Ah… Je vois… Je vois ce qui t’inquiète. Tu sais que le Père Noël, ce sont les parents, et tu as peur de ne plus avoir de cadeaux ?

– Oui. J’ai déjà perdu Papa et Maman, ce serait trop injuste. Je n’ai pas été un enfant méchant. Je me suis bien occupé de ma sœur.

 Milan le prit dans ses bras pour le consoler.

 « Tu sais, dit-il, d’une voix grave et rassurante, la vie n’est pas juste. Ni toi ni ta sœur ne méritiez de perdre vos parents. C’est juste arrivé comme ça. Il n’y a pas de punition divine, juste un monde cruel qui prive les enfants comme toi de ceux qui les aiment. »

 Samuel continua de sangloter dans les bras de l’éducateur à dreadlocks. Celui-ci continua :

 « Allez, va… Pleure un bon coup, tu te sentiras mieux après… Il faut que je te dise quelque chose, mon grand. Vous avez peut-être perdu votre père et votre mère, toi et Louise, mais regarde autour de toi… Vous êtes entourés d’adultes, des adultes qui vous aiment. Tu te rappelles la veillée à la Baggersee, l’été dernier ? Vous êtes les enfants de tout le monde, aujourd’hui. Et nous, à la Robertsau, nous sommes votre famille. Alors, réfléchis un peu… Est-ce que tu crois qu’on ne va pas tout faire pour que toi et ta sœur, vous ayez un vrai, un beau Noël ? »

 Samuel se détacha de Milan, et le regarda droit avec de grands yeux encore humides.

– Tu veux dire que le Père Noël n’oublie pas les orphelins ?

– Non… Le Père Noël n’oublie pas les orphelins, surtout pas des bons petits gars comme toi.

 Louise n’avait pas tout suivi, mais voyant son frère pleurer, spontanément, elle l’avait serré dans ses bras pour le réconforter. La voyant collée contre lui, Samuel ne put réprimer un rire. Et la serra dans ses bras à son tour.

 « Allez, je vous paye un chocolat, ça va vous changer les idées », conclut Milan devant ces deux enfants.

 Et vint enfin la veille de Noël. Peu après l’heure du repas, les enfants eurent le plaisir de voir le concert de Noël de la Maîtrise à la télévision. Puis, quand sonnèrent 22h00, les plus jeunes furent envoyés se coucher. Certains, à partirent de huit ou neuf ans, furent autorisés à rester un peu plus tard. Ce soir-là, beaucoup d’adultes du foyer réveillonnèrent sur place avec leur famille. Le Sachem était accompagné de sa femme et de ses enfants.

 Et le lendemain, Samuel découvrit un paquet triangulaire, assez gros et assez lourd au pied du sapin. Ne pouvant réprimer sa curiosité, il le déballa.

 « Non… C’est pas vrai ! »

 On lui avait offert une basse neuve. Sa basse ! Une LTD à six cordes. Il effleura, tremblant, le corps de la basse. Elle était d’un bleu foncé, avec un motif bois, et des micros couverts. Il posa les doigts sur les micros dont les films protecteurs n’avaient pas encore été retirés, laissa sa main vagabonder sur les six cordes aux couleurs encore neuves, fit tourner les cinq potentiomètres. Il trembla d’émotion devant cet instrument.

 « Elle… elle est trop belle. »

 Il pleurait de joie. Éloïse et Milan étaient dans les parages. Ils étaient heureux de le voir ainsi. Louise, de son côté, eut un beau loup en peluche, en souvenir de leurs vacances dans la Forêt-Noire. Peu après, elle le câlinait. Milan commença à expliquer à Samuel comment s’en servir. Il lui dit :

– Il faudra que tu en prennes vraiment soin. C’est du matériel qui coûte très cher.

– Elle est encore un peu grande, non ?

– Oui. Je sais. Mais tu grandiras. Tu n’as pas envie que cet instrument te suive quand tu seras grand ?

– Si… Je voudrais la garder toute ma vie. C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait fait.

– Quelqu’un m’a un peu aidé pour la choisir.

– Le Père Noël ?

– En quelque sorte, répondit Milan. En quelque sorte…

 Puis il lui adressa un clin d’œil. En réalité, l’éducateur avait eu une intuition quand il était allé chez Wolf, l’un des plus grands magasins de musique de Strasbourg. Quand il l’avait vue, il avait su que c’était celle qu’il lui fallait. Il s’en étonnait lui-même. Elle était un peu grande, un peu lourde. Le responsable du magasin fut étonné dans un premier temps, puis lui dit : « Tu sais, les enfants grandissent, mais leurs instruments, non. Vu le prix que sa coûte, autant qu’il commence directement sur une vraie basse, plutôt que sur une trois-quarts. Et puis bon… un instrument de musique, ce n’est pas un objet comme les autres. On s’y attache, pas vrai ? »

 Milan hocha la tête. Jouant lui-même de la basse, il était un habitué de ce magasin, et savait parfaitement de quoi le vendeur parlait.

 À partir de ce jour, Samuel joua quotidiennement. Et dès qu’il en eut l’occasion, apporta sa basse chez les Karlsson.

– Elle est très belle, dit M. Karlsson. On va la brancher, histoire de voir ce qu’elle a dans le ventre.

– Ouais, elle est trop belle, dit Anders.

 Une fois sa basse branchée sur un ampli, Samuel commença à gratter les cordes, et il retrouva cette sensation incroyable, celle d’entendre la musique avec tout son corps.

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