Chapitre 5 : les fantômes de l’été

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 Et les vacances d’été arrivèrent enfin. Désormais âgé de six ans, Samuel se préparait à une nouvelle transition. Il quittait l’école maternelle et à la rentrée, il irait à l’école élémentaire de la Musau. C’était l’autre aile du même bâtiment, et il retrouverait les enfants de la maternelle à l’heure de la cantine. Mais quand même, c’était une époque qui s’achevait pour lui.

 En attendant que ce moment arrive, c’était désormais l’été. Et la fin de la pandémie générait des scènes de liesse de plus en plus fréquentes dans la rue. Bien sûr, le petit Samuel, du haut de ses six ans, ne faisait pas le rapprochement, mais il sentait que tout le monde semblait heureux, plus que d’habitude. Et plus d’une fois, il se dit « Je voudrais que Maman et Papa soient là pour voir ça… ».

 Et c’était souvent dans les mêmes endroits qu’il se faisait la réflexion. Quand, des jardins du parlement, lui et sa sœur rentraient avec un lourd panier rempli de légumes frais, quand, répondant à l’appel du beau temps, les gens du foyer proposaient de manger dehors, et dressaient de grandes tablées à dix ou quinze enfants chacune. Mais c’était souvent dans ce moments-là, d’ailleurs, que lui et sa sœur se retrouvaient face à la mémoire de leurs parents, et semblaient comme en train de les appeler. Éloïse et Milan faisaient avaient la responsabilité d’un groupe d’une vingtaine d’enfants. Ils les suivaient au jour le jour, restaient parfois sur place la nuit, quand c’était leur tour de garde.

 Le 7 juillet 2051 fut le jour où on diagnostiqua le dernier patient. Il s’agissait d’un homme de quarante ans, qui vivait à Hautepierre. Fort heureusement, il était le dernier contaminé dans son secteur, et tout le monde, dans son entourage, était donc déjà immunisé. Cela coïncidait avec le dernier jour d’école. Samuel eut un pincement au cœur à l’idée de quitter l’école maternelle. On l’avait prévenu que l’année suivante, cela allait être plus difficile, et qu’il allait falloir travailler dur. Mais une chose lui faisait plaisir, néanmoins, il allait sans doute se retrouver dans la même classe que Daniel, chez les bilingues CE1-CE2.

 Une fois de retour au foyer, Samuel alla dans sa chambre, et pendant un long moment, regarda le plafond, avec entre les mains, une balle en mousse, en forme d’éléphant, qu’il serrait nonchalamment dans ses poings. Puis peu après, il fut rejoint par Louise, qui revenait du verger, un panier plein de pêches entre les mains. Il semblait presque aussi gros qu’elle.

 « ‘amuel, tu veux une pêce ? »

 Le petit garçon, devant sa petite sœur coiffée d’un chapeau de paille, les pommettes rougies par le soleil et par la chaleur, ne put réprimer un sourire. Il prit une pêche dans le panier. Puis il embrassa sa petite sœur, avant de se relever et de descendre à l’étage en-dessous. En lieu et place d’une simple chambre, il s’agissait en fait d'une mezzanine dégagée en deux alcôves, facilement séparables l’une de l’autre. En-dessous, les gens de la Robertsau avaient aménagé un espace de vie pour ces deux enfants, avec un foisonnement de jouets et d’objets divers. Tout ou presque avait été récupéré chez leurs parents.

 « Attends, Louise, il faut les laver avant de les manger. Et toi, tu dois te laver les mains. Regarde : elles sont pleines de terre. »

 Le panier posé sur la table basse, la petite Louise regarda ses mains, en prenant une mine perplexe. Sans autre préambule, son frère l’emmena manu militari dans la salle de bains qui se trouvait dans le couloir en face de leur chambre. Ce foyer était vraiment immense, et la salle de bains était à son image. Elle semblait très nettement avoir été aménagée dans les anciennes toilettes du Parlement européen. Et selon toute vraisemblance, des dizaines de cabines s’y étaient trouvées. Désormais, on y trouvait plusieurs espaces privatifs, avec des cloisons mobiles, ouvertes ou fermées selon l’âge et le degré d’autonomie des enfants. Samuel prit deux tabourets, un pour lui, et un pour sa petite sœur. Il les mit l’un derrière l’autre puis monta sur celui de derrière.

 « Allez, monte. Je vais t’aider. »

 De bonne grâce, la fillette accepta. Vêtue d’une robe d’été, elle n’avait pas de manches à retrousser. Cela facilita la tâche à son frère. Il lui frotta vigoureusement les mains, lui brossa les ongles, puis malgré ses protestations, lui débarbouilla le visage.

 « Laisse-toi faire ! Tu as de la terre sur les joues, tu as dû t’endormir sous un arbre… »

 Puis à son tour, Samuel se lava les mains.

 « On va laver les pêches avant de les manger, Louise. »

 Puis il prit deux pêches, une pour lui, une pour sa sœur, et les fit tremper dans le lavabo encore plein d’eau, et en réponse à l'appel de l’eau, ne résista pas à la tentation d’asperger sa petite sœur. Celle-ci, laissant échapper un cri aigu, revint au lavabo, et à son tour, éclaboussa son frère. Les deux enfants continuèrent, en éclatant de rire, puis dans le miroir, ils virent entrer Éloïse. Et ils s’arrêtèrent.

 « Les enfants, sérieusement ! Dans quel état vous allez laisser la salle de bains ! »

 L’éducatrice faisait mine de se fâcher, mais elle n’était pas très convaincante. Elle déboucha le lavabo dans lequel baignaient les pêches. Puis elle les prit. Samuel protesta :

– Mais c’est les pêches que Louise a cueillies.

– Et vous allez les manger, dit Éloïse, mais d’abord, vous allez me nettoyer tout ça, sauf si vous voulez prendre le bain dans une salle de bains crasseuse ce soir.

– … Non, répondit Samuel, contrit.

 Éloïse eut un sourire, et haussa un sourcil.

– Qu’est-ce qu’on dit, Samuel ?

– Pardon, Éloïse…

 Puis elle prit le petit garçon et sa sœur dans les bras, avant de sursauter.

 « Vous êtes trempés ! On nettoie tout ça et vous ressortez, le soleil va vous sécher. »

 Quelques minutes plus tard, tous trois étaient de nouveau en bas, en train de jouer sur les allées qui bordaient l’Ill. Depuis quelque temps, encouragé par Milan, Samuel investissait beaucoup d’énergie à apprendre à faire du vélo. Pendant ce temps, Louise, elle, essayait bon gré mal gré de le suivre sur une draisienne. D’autres orphelins d’un âge proche du leur peuplaient la Robertsau. La plupart avait perdu leurs parents pendant l’épidémie, comme eux. Mais certains étaient des « anciens », qui vivaient là depuis plusieurs années. En règle générale, la plupart quittait le foyer à l’âge de douze ans, au plus tard, vivaient en semi-autonomie.

 Ce soir-là, vendredi oblige, le Doc finissait sa journée un peu plus tôt. Il partait en répétition. Il croisa la route de Samuel, qui lui heurta les tibias de plein fouet. Tandis que le Doc réprimait un juron, Samuel tomba par terre, et, pleura bruyamment.

– C’est comme ça que tes parents t’ont appris à dire bonjour ? demanda le Doc en se massant les genoux.

– Pardon, le Doc, répondit Samuel entre deux sanglots. Je t’avais pas vu.

– Je me doute bien, gros malin. Tu n’allais pas faire exprès de me charger et de tomber par terre… Allez, montre-moi où tu as mal.

 Samuel leva un peu les jambes de son pantalon corsaire et laissa voir ses genoux égratignés.

– Je vois… dit le Doc d’un air sombre. C’est très grave…

– C’est vrai ? blêmit Samuel.

– Non, ce n’est pas vrai, plaisanta le Doc. Un peu de sérum phy, un pansement, et tu seras reparti comme en 2000. Tu as de la chance que je sois en train de rentrer du boulot. J’ai ma sacoche avec moi.

 Le petit garçon, un peu vexé de s’être laissé ainsi taquiner par le Doc, boudait tandis que celui-ci lui nettoyait la plaie.

« Dis-moi, bonhomme, au lieu de bouder… Tu sais que c’est vendredi, ce soir. Tu veux venir nous voir répéter ? »

 Arraché à sa bouderie, le petit garçon eut le visage qui s’illumina. Il adorait écouter le Doc et ses amis jouer. Et puis, il savait que s’il était sage pendant la répétition, il pourrait essayer leurs instruments. La guitare électrique du Doc, la basse de Jules, la batterie de Pierre… Pour l’instant, l’instrument qu’il aimait le plus, c’était la basse. Il se sentait à l’aise avec, et il adorait le fait de faire trembler les murs.

 Lui et sa petite sœur partirent donc, sur les pas du Doc. Ils longèrent les canaux dérivés de l’Ill jusqu’à l’arrêt de tramway Droits de l’Homme.

 « J’espère que vous avez faim. Ce soir, c’est Julie qui fait à manger. Et je crois qu’elle va faire quelque chose qui vous plaira. »

 À l’arrêt de tramway, les rares voitures qui circulaient encore sur l’avenue de l’Europe laissaient le champ libre aux cigognes du parc de l’Orangerie, qui se trouvaient juste à côté, et qui caquetaient ouvertement. Il était 19h00, mais il faisait encore grand jour. En les entendant, Louise réprima un rire en regardant son frère. Samuel comprit tout de suite à quoi sa sœur pensait. Lui aussi, entendre les cigognes ainsi en pleine discussion (ou était-ce une dispute ?) l’amusait.

 Le Doc, amusé comme eux, prêtait l’oreille pour profiter. En tant que musicien, il aimait être attentif aux bruits.

 « C’est comme une musique, dit-il. On a l’impression que le mâle chante quelque chose à sa femelle ».

 Machinalement, en tapant de la main sur sa cuisse, il scanda au rythme des caquètements des cigognes, et réussit même à entendre différents bruits, et à dissocier main gauche et main droite, puis enchaîna du pied.

 « Ah… il y en a une troisième qui vient se mêler à la discussion… Ooooooh, il y a de la bagarre dans l’air. »

 Sur ces mots, le tram E arriva à quai. Ils montèrent et ne descendraient qu’à la station Robertsau l’Escale. Assis sur un des carrés du tramway, sa petite sœur somnolant sur ses genoux, Samuel observait, en face de lui, le Doc qui, comme en transe, continuait de taper des mains sur ses cuisses.

– Le Doc, comment tu fais ?

– Comment je vais pour… ?

– Pour entendre tout ça ? Pour arriver à faire de la musique avec ça ?

– La nature est pleine de musique et d’harmonie. J’ai passé tellement de temps dans ce quartier, je l’ai vu changer. Depuis vingt ans, vous n’imaginez pas à quel point on l'a transformé. J’ai passé presque toute ma vie à Strasbourg. Cette ville n'avait pas grand-chose à voir avec maintenant quand j’avais ton âge… Oh bien sûr, les cigognes, je les entendais déjà, mais ce n’était pas comme maintenant. On s’en occupait beaucoup. Maintenant, il n’y a presque plus besoin… Elles sont chez elles dans ce parc. Elles sont chez elles un peu partout, en fait. À une époque, il n’y en avait presque plus, alors que c’était l’animal qui représentait l’Alsace. Dans toutes les petites boutiques au pied de la cathédrale, tu trouvais des cigognes en peluche pour les touristes. Mais les vraies sont tellement plus belles !

– C’est vrai qu’elles sont belles. Mais elles, on ne peut pas leur faire de câlin. Elles ne vont pas se laisser faire…

– J’ai réussi, une ou deux fois à les toucher, répliqua le Doc. Mais mets-toi à leur place. Tu as dit que Margaux te faisait peur. Mais je pense qu’à force de la connaître, tu vas de moins en moins avoir peur d’elle. Les cigognes, c’est pareil. Elles ne savent pas ce que tu vas leur faire quand tu essaies de les toucher. Avant de te faire confiance, il faut qu’elles commencent par savoir comment tu te comportes.

 La comparaison parla à Samuel. Margaux était la femme du Doc. Elle avait un air assez sévère. Samuel ne l’avait jamais vue sourire, et il avait tout le temps peur de se faire gronder. Mais étonnamment, Louise se sentait plutôt à l’aise avec elle, et trouvait toujours le moyen de finir sur ses genoux. Finalement, ils arrivèrent à la station Robertsau-l’Escale, et ils rebroussèrent chemin vers une rue qui faisait l’angle : la bien nommée rue Médiane. C’était là qu’habitait le Doc. Devant la maison, il y avait une vieille Mercedes. Elle devait avoir au moins trente ans, mais était en parfait état. Si certaines voitures avaient appartenu aux riches propriétaires des maisons squattées de la Robertsau, celle-ci était bien au Doc depuis le début. Il se l’était offerte à la fin de ses études de médecine, peu avant la crise qui allait précipiter la fin de l’Union Européenne et la création du gouvernorat. Depuis, si elle roulait peu, il continuait de l’entretenir, et de s’en servir, de temps en temps. Et dans la maison, en entrant, Samuel retrouva l’ambiance enthousiaste des vendredis en répétition. Les copains du Doc étaient là, et Andréa, la fille du Doc, accourut pour les accueillir, lui et Louise.

 Andréa devait avoir dans les douze ans. Autant le Doc était féru de musiques extrêmes, autant sa fille semblait définitivement plus portée sur des musiques plus… abordables. Elle ressemblait beaucoup à son père. Elle avait de longs cheveux blonds et des yeux gris acier. Ses traits était assez aiguisés, et sa silhouette assez fine. Elle avait un regard un peu sévère, mais elle était très belle. Comme son père, elle portait des lunettes, ce qui contribuait d’autant plus à lui donner l’air sérieux. Mais un élément contrastait avec le reste : le T-shirt représentant une princesse Disney qui rappelait, malgré son air mûr, que c’était encore une enfant.

 Depuis que sa Mercedes restait tout le temps dehors, le Doc avait réussi à libérer beaucoup de place dans le garage. Et le moins qu’on pût dire, c’est qu’il l’avait investie pour son autre passion : la musique. Outre les amplis, la batterie, le garage du Doc était un grand bric-à-brac. Il commença par mettre des casques de chantier sur les oreilles de Samuel et Louise. Et sans autre préambule, ils allumèrent leurs amplis et débutèrent la répétition. C’était assez agressif, et pourtant furieusement enthousiasmant. Ces grosses guitares, ces rythmes entraînants, Samuel ne s’en laissait pas.

 Parmi les amis du Doc, Romain, le bassiste, s’était pris d’affection pour le petit garçon, et prenait un grand plaisir à lui montrer comment jouer de la basse. Régulièrement, quand le groupe avait fini de répéter, cela se terminait avec un petit garçon de 6 ans, en train d’enchaîner de façon plus ou moins rigoureuse des notes sur une basse aussi grande que lui. Mais loin de vouloir lui reprendre la basse, Romain, qui enchaînait les bières, l’encourageait à continuer.

 En règle générale, le repas qui suivait était à la bonne franquette. Dans ces moments-là, Andréa, la fille du Doc aimait essayer des recettes. Comme elle cuisinait faciles et conviviaux, avec l’aide d’Eliott, son petit frère de dix ans, ils arrivaient régulièrement à de la cuisine simple qui faisait plaisir. C’étaient des cakes, des salades composées, des canapés à la tapenade ou à la saucisse de foie. Le vendredi soir, les repas étaient informels, et c’était l’occasion pour la jeune fille et son frère d’expérimenter d’autres recettes.

 Pendant que tout le monde s’amusait et discutait, Margaux, la femme du Doc, vint s’asseoir à côté des enfants. Elle afficha un sourire, mais son regard avait quelque chose qui glaçait un peu Samuel. Néanmoins, il se souvint de la remarque du Doc. Il se doutait que Margaux ne lui ferait rien. Finalement, quand il vit sa petite sœur se blottir contre celle-ci, il finit par en faire autant. Il fut surpris quand il sentit sa main lui ébouriffer affectueusement les cheveux. Le petit garçon ferma les yeux, presque prêt à s’endormir. Sa petite sœur était déjà en train de tomber dans les bras de Morphée.

 Une fois détaché de ce que voyaient ses yeux, c’était comme s’il découvrait une autre personne. Margaux avait un cœur d’or. Au-delà de ce que voyait l’œil, c’était une âme blessée, mais généreuse. Dans son attitude, Samuel retrouvait de sa propre mère, mais ne put s’empêcher de sentir une légère gêne, quand il réalisa les émotions contradictoires qui s’exprimaient chez Margaux.

 Quand il rouvrit les yeux, il vit un sourire radieux sur le visage de Margaux, tout en observant une profonde tristesse dans ses yeux. Quand vint le moment de passer au sucré, elle dit à Andréa :

– Ma chérie, je pense que tu peux rapporter le Kouglof. Les petits ne vont pas tarder à s’endormir.

– Ça va, Maman ? demanda la jeune fille, étonnée.

– Oui… C’est juste…

– Je sais…

 Samuel retrouva dans le regard d’Andréa la même lueur de tristesse que dans celui de sa mère.

 « Je vais chercher le Kouglof », conclut la jeune fille.

 Peu après, Samuel se délecta, plus ou moins proprement d’une part de Kouglof qu’il put assaisonner d’une quantité un peu excessive de confiture. La soirée était bien avancée, et sentant la fatigue des enfants, les fit monter à l’arrière de sa Mercedes, et les ramena au foyer. Sur la banquette arrière, assis à côté de sa petite sœur endormie, Samuel demanda :

– Le Doc, pourquoi elle est toute triste, Margaux ?

– Qu’est-ce que du veux dire ? s’étonna le médecin.

– Tout à l’heure, quand je l’ai serrée dans mes bras. Elle avait l’air d’être heureuse, mais ses yeux étaient tout tristes.

 Le Doc laissa échapper un soupir.

– L’année dernière, on a perdu notre troisième fils. Il aurait le même âge que toi maintenant.

– Tu veux dire qu’il est … ?

– Oui. Il est mort, compléta le Doc. Il avait une malformation qui l’empêchait de respirer correctement. Une nuit, il s’est endormi, et il ne s’est jamais réveillé.

 Samuel fut comme pétrifié. Le Doc ne laissait rien paraître dans le ton de sa voix, mais tandis qu’il tournait le volant de sa voiture, Samuel sentit quand même qu’il était touché.

– Je te demande pardon, le Doc. Je croyais qu’elle me détestait.

– Non… ce n’est pas ta faute, mon grand. Même moi, quand je te vois, je pense à lui, tout le temps.

– Tu sais, si c’est dur, peut-être que je peux le dire au Sachem. Il y a d’autres docteurs dans le foyer.

 Le Doc le regarda dans le rétroviseur et eut un sourire.

– C’est gentil, mon grand. Mais ça ira.

– Tu es sûr ?

– Oui. C’est dur. Rien ni personne ne pourra le remplacer, mais tu te souviens que tu as perdu tes parents, ça fait seulement trois mois. Et regarde-toi maintenant. Ils te manquent encore, non ?

– Oui… dit Samuel, je pense à eux tous les jours.

– Et c'est normal. Mais en attendant, tu joues, tu ris, tu continues de vivre. Pour moi, c’est pareil. C’est dur, ça demande de faire un effort, mais moi aussi je continue de vivre.

– Mais moi, c’est bizarre. J’ai l’impression que Papa et Maman sont encore là.

– Non… ça aussi, c'est normal. Ceux qu’on a aimés ne nous quittent jamais complètement.

 La Mercedes garée près de l’entrée de service du foyer, ils finirent les derniers mètres en marchant. Le Doc tenait Samuel par la main, et portait la petite Louise dans le bras qu’il lui restait. Ce soir, c’était Milan qui était de garde. Il récupéra les deux enfants et les coucha.

 Une semaine plus tard, nous étions donc aux alentours du 14 juillet. Plus ou moins par tradition, même si le gouvernorat d’Alsace avait été proclamé, on continuait d’y fêter la Fête Nationale française, comme pour se commémorer un certain idéal républicain, disparu quelques décennies plus tôt. Cette année, tandis que la télévision française retransmettait le défilé militaire à Paris, dans lequel on voyait de moins en moins de soldats et de plus en plus de miliciens, et dans lequel se montrait un président dont on avait oublié jusqu’au nom, le Gouvernorat engagea une réflexion sur une façon de se réapproprier ce moment. Elif Recep, l’actuelle gouverneure d’Alsace proposa le compromis suivant : l’Alsace continuerait de célébrer le 14 juillet, reconnaissant cette date comme faisant partie intégrante de son histoire, mais décréta que dès l’année suivante, une cérémonie aurait lieu, une semaine plus tôt, en mémoire des victimes de l'épidémie. Loin d’être un moment de tristesse, il s’agirait en fait d’un moment de fête, où l’on commémorerait les morts et où on célébrerait la vie, la vie qui reprend. Le choix de cette date, le 7 juillet, correspondait à celle du dernier cas du Virus.

 De façon concertée avec les différents foyers de Strasbourg, le Gouvernorat décida de mettre en place une fête. Ils l’appelèrent la Fête des Feux Follets. Ils faisaient référence au légendes qui voulaient que les feux follets soient des âmes qui demandent à quitter le Purgatoire pour aller au Paradis. C’était une façon pour les orphelins d’Alsace de faire leurs adieux à leurs parents disparus. Mais l'étape suivante serait que les photophores portés par les orphelins embrasent les bougies de tous les visiteurs présents, comme manière de symboliser la vie qui reprendrait le dessus.

 Par la même occasion, cette fête permettrait de réaffirmer publiquement le soutien de l’ensemble de l’ensemble des citoyens à ces orphelins. Depuis la proclamation du Gouvernorat, devant la surabondance d’orphelins que l’Alsace avait connue, celui-ci n’eut pas d’autre choix que de décréter un nouveau statut pour les enfants, rendant la nation collectivement responsable des enfants en l’absence d’un adulte référent.

 Il fut donc décidé de faire une déclaration publique des responsables des foyers, au nom de l’ensemble de la population, pour affirmer leur engagement de veiller à ce que les enfants de la région ne manquent jamais de rien.

 Les orphelins, comme Samuel et sa sœur furent donc mobilisés, pour porter des bougies et diffuser la lumière parmi l’ensemble des personnes présentes sur les lieux. Nombre d’habitants de la ville de Strasbourg se réunirent à la Baggersee, à Illkirch-Graffenstaden. Les Karlsson y étaient, et aperçurent, émus, le frère et la sœur, bougies en mains, pour leur allumer leurs photophores.

 En l’espace de quelques minutes, le plan d’eau de la Baggersee, dont tous les éclairages publics avaient été éteints, s’embrasa progressivement d’une autre lumière. Et sur un écran géant, Samuel, Louise, et les enfants Karlsson aperçurent ce qui se passait au fur et à mesure que les bougies éclairaient la plage. Celle-ci était filmée d’en-dessus, depuis un ballon dirigeable de la régie publique de télévision d’Alsace.

 Samuel, Louise, et avec eux plusieurs milliers de personnes, eurent la très nette impression que les défunts étaient présents, comme pour leur rappeler leur amour et leur enjoindre à poursuivre leur vie, fût-ce sans eux. Dans les jours qui suivirent, Samuel se rendrait compte que cette présence rassurante, celle de ses parents, ne le quitterait jamais. C’était d’autant plus le cas que cette fête commémorant la fin de l'épidémie se renouvellerait d’une année sur l’autre.

 Sur le coup, à la Baggersee, personne ne mesura la portée de cet événement qu’ils étaient en train de vivre. Ce n’est que dans les jours qui suivirent que les citoyens du Gouvernorat réalisèrent que des médias avaient relayé l’événement à travers toute l’Europe. Si bien que bon nombre d’autres régions, certes moins sévèrement touchées, décidèrent de commémorer la fin de l’épidémie aussi.

 Puis dans les jours qui suivirent, vint le moment du premier départ en vacances, sans leurs parents. Et pour la première fois, à six ans, Samuel allait partir dans une colonie de vacances. Et comme cela était convenu, là non plus, lui et sa sœur ne seraient pas séparés, sinon pendant la nuit. Louise dormirait dans une chambre avec des filles de son âge (deux à trois ans), tandis que Samuel partagerait une chambrée avec trois autres garçons de cinq à huit ans.

 Quelques quatre-vingts enfants du foyer de la Robertsau partirent donc en Allemagne, dans un gîte en plein cœur de la Forêt-Noire, du côté de Fribourg-en-Brisgau. Le matin du 20 juillet 2051, son groupe partit depuis l’arrêt de tramway Parlement Européen, descendit station République, et prit le tram C jusqu’à la gare. Ils embarquèrent dans un train régional, qui les emmenait vers Fribourg. Puis, arrivés sur place, ils prirent un des bus régionaux, qui les emmena à Feldberg.

 La ville avait longtemps était une station de sports d’hiver. Mais ceux-ci, tributaires de chûtes de neige de plus en plus aléatoires, devinrent une activité de plus en plus marginale, pratiquée principalement par les locaux qui étaient les seuls sûrs d’être sur les lieux quand le terrain se prêtait à skier. Les quelques touristes qui avaient encore l’opportunité de skier s’étaient tous rabattus sur des stations à haute altitude, qui étaient beaucoup trop chères pour le reste de la population. Si Feldberg connut des problèmes de chômage conséquents, la valorisation de la randonnée et des paysages montagneux, de la faune et la flore sauvage commencèrent rapidement à attirer un autre public, des amoureux de la nature ou des citadins désireux de profiter du grand air. Feldberg n’eut plus l’expérience des sommes astronomiques que certains touristes pouvaient dépenser à Chamonix ou à Gstadt, mais ses habitants découvrirent un tout autre luxe : le grand air, le calme, et un public de touristes capables de les apprécier à leur juste valeur.

 Un ancien hôtel désaffecté fut réhabilité en gîte pour colonies de vacances. C’est là que le groupe de Samuel se rendait. Lui et sa sœur furent rapidement face à un silence tel qu’ils n’en avaient pas connu depuis plusieurs années.

 Mais celui-ci était tout relatif. Quand vint l’heure de la sieste, alors qu’il se promenait dans les couloirs après avoir accompagné Louise pour la sieste, lui et d’autres grands frères et grandes sœurs restèrent avec les animateurs qui s’occupaient des plus jeunes enfants de la colonie. Pendant ce temps, où tous les enfants se taisaient, les signaux faibles de la nature devinrent plus forts. Les chambres, toutes fenêtres ouvertes, laissaient passer une légère brise d’été. Samuel commença à entendre des cris, de plus en plus distants. Au loin, on entendait les cloches et les meuglements des vaches qui paissaient dans les prés. Mais ce bruit fut passager. Peu après, il entendit un autre bruit, comme un grondement sourd. Cela devait être un groupe d’animaux. Parmi les animateurs de la colonie, l’un d’eux le regarda. C'était un jeune homme aux cheveux châtains et aux yeux verts. Il était un peu ventripotent, et avait une tête de petit garçon, mais le corps d’un adulte. Samuel pensait qu’il devait avoir au moins vingt ans.

– Ça, ce sont les loups qui ont dû croiser un troupeau de cerfs.

– Ils vont en manger ?

– Possible, mais pas sûr. Les cerfs se défendent bien.

 Le jeune homme avait un accent allemand assez marqué.

– Comment tu t’appelles ? demanda Samuel.

– Niels. Pardon que je ne parle pas très bien français. Je suis Allemand. Et toi, c’est Samuel, c’est ça ?

 Le jeune garçon hocha la tête.

 « Et la petite fille, là, c’est ta sœur, non ? »

 De nouveau, Samuel fit oui. Cet animateur avait l’air très gentil. Il souriait, parlait à voix basse, circulait dans les couloirs, de temps en temps, s’arrêtait quand il voyait un enfant qui ne dormait pas, et lui posait la main sur le dos, ou sur l’épaule. Un petit garçon de trois ou quatre ans gesticulait dans son lit. Niels s’assit à son chevet, le regarda fixement. Dans son lit, le petit garçon le regarda lui aussi. Mais Niels ne le quitta pas des yeux. De guerre lasse, il finit par s’endormir. Finalement, Niels quitta l’étage, deux autres animateurs restaient pour surveiller le couloir. Sur les talons de Niels et d’Éloïse, qui avait accompagné le groupe depuis Strasbourg, plusieurs enfants de l’âge de Samuel ou plus âgés suivirent.

 Une fois au rez-de-chaussée, Niels leur proposa un moment de calme. Dans le jardin derrière l’hôtel, un grand espace avait été aménagé. C’était comme un cocon où se réfugier. Tout sur cet endroit invitait au calme. Le bruit des pas des enfants était étouffé par l’herbe, et quand ils parlaient, c’était comme si les arbres aux feuilles luxuriantes absorbaient le son de leurs voix.

– Ici, c’est le Jardin du Silence, dit Niels. Quand vous parlez, c’est comme si les arbres, l’herbe, les fleurs, etc. vous invitaient à vous taire.

– Ça veut dire qu’on doit se taire, Monsieur ?

– Niels, pas Monsieur… Non, pas se taire, mais écouter, et pour écouter, de temps en temps, il faut arrêter de parler.

 Sur ces mots, le groupe de huit ou neuf enfants se tut.

– Mais Niels, je n’entends rien, dit rapidement un garçon de huit ou neuf ans, soulevant la protestation générale.

– Un peu de patience ! Laisse au silence le temps de s’installer. Il se passe plein de choses, quand on sait les accueillir.

 Les enfants prirent sur eux de ne plus rien dire, certains, spontanément, fermèrent les yeux. Et quelque chose se produisit. C’était comme si le jardin était en train de leur parler. Samuel eut l’impression que ce jardin était quelque chose de vivant. Il ne lui parlait pas avec des mots, mais le petit garçon eut l’impression de le comprendre. Il observa attentivement les plantes qui se trouvaient autour de lui, et n’osa pas toucher à aucune d’elles. Soudain, tandis que ses doigts se baladaient sur une branche de laurier, il serra sur l’une des feuilles, avant de la relâcher, comme si le laurier le lui avait demandé. De façon fugitive, il sentit de nouveau une présence, celle de ses parents. Son père qui lui enjoignait à respecter la création. Ce jardin était habité.

 Peu de temps après, quand ils se retrouvèrent dans la cour devant l’hôtel pour jouer au basket, Éloïse demanda à Niels ce qui se passait avec ce jardin.

 « Je ne sais pas exactement moi-même. J’ai eu la même réaction que vous quand je suis allé dedans pour la première fois. J’ai eu l’impression d’être en dialogue avec ce jardin. Mais je ne saurais pas exactement expliquer d’où ça vient. C’est quelque chose qui a été fabriqué par l’homme, mais le plus simple serait de rencontrer l’ancien gérant de l’hôtel, c’est lui qui a choisi les plantes qui le constituent. C’est comme s’il avait su ce qui pourrait donner la plus grande force mystique à cet endroit. »

 Éloïse leva les yeux au ciel.

– Une force mystique… Décidément, je ne sais pas ce qui se passe, je vois bien que les gens se mettent dans de drôles d’états, mais ça m’échappe un peu. C’est un jardin, à la fin…

– Les jardins ne sont pas tous pareils, et ils concentrent de la vie, nuança Niels. Les jardiniers, les paysagistes, n’ont pas leur pareil pour écouter les plantes. Elles ne disent rien à nos oreilles, mais eux, ils ont d’autres moyens de les écouter. Ils ont… comment dire… c’est ça ! Des antennes !

 Bien qu’échangeant un ballon avec Clémence, une petite fille de son âge, Samuel suivait d’une oreille distraite ce que les deux animateurs se disaient. Des antennes… Était-ce ce qui lui permettait de sentir la présence de ses parents ? Toujours est-il qu’il la sentait toujours qui rôdait autour de lui, même si elle était plutôt en demi-teinte par rapport à ce qu’il avait pu éprouver dans le jardin. Puis petit à petit, les signaux faibles, les fantômes de l’été s’évanouirent progressivement au fur et à mesure que les plus petits revenaient de la sieste et que les jeux des enfants, pleins de cris et de rires, réinvestirent les lieux.

 Vint ensuite la soirée. S’il faisait très chaud dans l’après-midi, les nuits, en revanche, étaient très fraîches. Dans le village, en contrebas, quelques lumières subsistaient, mais progressivement, s’éteignirent. Quand le repas fut terminé, ceux qui le souhaitaient pouvaient rester un peu dehors, pour contempler les étoiles.

 Samuel avait grandi dans une grande ville, et n’avait pas le souvenir d’avoir déjà vu un tel ciel. L’absence d’arbres dans son champ de vision, l’absence de lumière pour lui gâcher la vue, lui donnait l’impression de voguer au milieu des étoiles. Cette nuit-là, une pluie d’étoiles filante apparut. Flanqué de sa petite sœur, ils contemplaient ce spectacle grandiose. Tout autour d’eux, le silence se faisait. C’était tout juste si les deux enfants avaient remarqué qu’Éloïse s’était allongée à côté d’eux.

– Tu sais qu’on dit qu’il faut faire un vœu, quand tu vois une étoile filante, Samuel ?

– Oui, Papa me l’a dit, l’été dernier.

– Tu as envie d’en faire un ?

– Oui, j’aimerais bien…

– Tututututut ! Il ne faut pas le dire, si tu veux qu’il se réalise.

 Dans son for intérieur, le petit garçon pensa à ses parents qu’il désirait ardemment retrouver, et pourtant, dans l’air du soir, quelque chose planait, quelque chose qui lui disait de les laisser là où ils étaient, et de vivre, avec passion, avec appétit. Il songea à ce qu’il était en train de vivre, et, en se tournant vers sa soeur, qui avait les yeux perdus dans l'immensité du ciel, eut les idées claires. Il fit un vœu, celui que rien ni personne ne les sépare.

 Comme si elle avait lu dans ses pensées, Louise lui agrippa le rabat de sa veste, et se blottit contre lui. Il la serra dans ses bras. Dans la nuit qui devenait de plus en plus fraîche, sa sœur lui réchauffait le corps et le cœur. Il eut aussi une pensée pleine d’affection pour Éloïse, qui n’était peut-être pas une maman, mais qui pouvait déjà être une marraine, une grande sœur, ou autre…

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