Chapitre 3 : des jeux d’enfants

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 Pour l’heure, le moment était venu pour Samuel de retourner en classe. C’était le mois d’avril de 2051. Lui et sa sœur commençaient à prendre leurs marques au foyer de la Robertsau. Maxime, dit le Sachem, avait respecté la dernière volonté de leur mère, tous les deux resteraient ensemble, et pourraient veiller l’un sur l’autre. Et de manière répétée, Samuel comme sa sœur eurent de nouveau cette sensation, celle qu’un esprit planait au-dessus du parc du foyer. Il allait pouvoir retourner à l’école maternelle de la Musau. Un point d’honneur fut mis à ce qu’il puisse rester dans son ancienne école de secteur, pour rester en contact avec sa classe et garder un lien avec sa vie d’avant. Un groupe d’adultes fut autorisé à le récupérer à la sortie de l’école, sachant que quiconque portait un badge du foyer de la Robertsau était autorisé, par dérogation, à le récupérer. Le Sachem avait par défaut la tutelle sur Samuel et sa sœur, mais il était susceptible de dépêcher divers adultes. Ils allaient éviter Milan, encore en pleine convalescence après avoir fait partie des patients tests du traitement ayant fuité. Ce fut donc une jeune éducatrice qui fut mandatée pour le récupérer à la sortie de l’école les premiers jours, une jeune femme du nom d’Éloïse.

 Elle avait le visage percé de partout, à l’arcade, dans les lèvres, dans le nez… C’était un peu perturbant au début, mais très vite, Samuel et Louise s’y habituèrent. Éloïse devait avoir vingt-cinq ans, ses piercings, son crâne à moitié rasé, et les vêtements militaires qu’elle portait ne faisaient pas oublier son visage doux, et son sourire, probablement le même que quand elle était petite. Elle aimait les enfants, et Samuel et sa sœur le sentaient. En comparaison de ses collègues, en plus d’être jeune, Éloïse était plutôt petite, ce qui lui donnait un air d’enfant à côté de ses collègues. Mais elle savait faire beaucoup de choses.

 Samuel et Louise s’étaient pris d’une affection profonde pour cette jeune femme. Quand Louise était malade, Éloïse était venue leur lire des histoires, ou leur chanter des chansons. Quand vint le moment pour Samuel de retourner à l’école, ce fut donc elle qui accompagna le Sachem pour être présentée. En tant que directeur du foyer de la Robertsau, il était connu (et une crête comme la sienne était difficilement oubliable !), aussi, quand il débarquait dans une école, il avait rarement besoin de s’annoncer. Dans le tramway, assis à côté d’Éloïse, Samuel regardait le Sachem. Celui-ci lui adressa :

– Alors Samuel, ça va ? Content de retourner à l’école ?

– Oui.

 Le jeune garçon était enthousiaste, et à 8h00 du matin, le tramway était plein de monde. D’autres enfants croisèrent le Sachem.

– Oh, salut, le Sachem », lui lança une jeune fille d’une douzaine d’années dans le tramway.

– Salut, Lila. Content de te voir. Ça faisait combien de temps ? Un an ? Deux ?

– Deux ans, depuis que j’ai quitté le foyer.

 La jeune Lila était une préadolescente à l’âge du collège. Elle devait avoir des origines marocaines ou algériennes.

– Comment ça se passe avec tes tuteurs ?

– Franchement, c’est super. Ça fait du bien de retourner vivre à la maison après toutes ces années.

– Ils sont musulmans, aussi ?

– Non, catholiques, mais franchement ils sont cool, et leurs enfants sont sympa aussi. On est tout le temps les uns chez les autres. On a fêté Noël avec eux, et ils sont venus rompre le jeûne avec nous pour le Ramadan.

– Et tu arrives à t’en sortir avec tes deux petits frères ?

– Marwan, ça va. Il a juste huit ans, mais Khalil, il arrête pas de se battre à l’école. L’année dernière, il fallait tout le temps que je lui dise d’arrêter.

– Et toi, alors, ça se passe bien, au collège ?

– C’est un peu dur, les profs ne font pas de cadeau.

– Je suis sûr que tu t’en sors très bien. Quand tu étais à la Robertsau, les instits me faisaient de très bons retours. Tu vas jusqu’au Neuhof, comme ça ?

– Ouais, vous aussi ?

– Non, on descend au Landsberg… Ça m’a fait plaisir de te revoir, Lila. Souviens-toi, si tu veux revenir à la Robertsau, tu seras toujours la bienvenue.

– Merci, ça me fait plaisir… Salut, le Sachem.

 Et Lila alla retrouver ses copines de collège. Le Sachem entendit « C’est qui ce gars, Lila ? », « Sa coupe de cheveux, c’est un truc de malade ! », « Il a l’air super cool ! ». Il adressa un sourire à Samuel.

« Tu te demandes qui c’est ? Lila est une orpheline, elle aussi. Elle a perdu ses parents quand elle avait six ans, au même âge que toi… »

 Samuel la contempla avec insistance, puis il se hasarda :

– Elle aussi, sa maman était malade ?

– Hein ? Non… Sa mère est partie quand elle était petite. Avec ses frères, ils avaient été élevés par leur père. Un homme très gentil à ce qu’on m’en a dit. Malheureusement, il avait des problèmes de cœur. Il en est mort, le pauvre.

– Oh ! s’écria Samuel, c’est trop triste.

– Oui… Mais regarde-la maintenant, répliqua le Sachem. Elle a l’air plutôt heureuse, tu ne trouves pas ?

– Ben oui…

– Il y a deux ans, elle et ses frères ont pu retourner vivre chez eux, Des voisins ont accepté de devenir leurs tuteurs.

– C’est quoi un tuteur, c’est comme un papa ou une maman ?

– Si on veut… Quand vous êtes un peu plus grands, un peu plus capables de vous débrouiller tout seuls, on vous laisse partir. Mais tant que l’aîné n’a pas seize ans, on laisse quand même un adulte s’occuper de vous, pour être sûr que tout se passe bien.

– Tu veux dire que je pourrai retourner vivre à la maison de Papa et Maman ?

 Le Sachem eut un sourire, Éloïse eut le même. Puis il reprit d’un air un peu plus grave :

– Il faut que tu comprennes bien une chose. Même si tu vas revenir dans ton ancienne maison, ce ne sera plus chez Papa et Maman, ce sera juste chez ta sœur et toi…

– Mais… comment je vais faire tout seul, dans la maison ?

– Tu vas apprendre, répondit Éloïse, tu vas apprendre à te débrouiller tout seul, et au foyer, on va tout faire pour que tu y arrives.

 Le Sachem tourna son regard vers la jeune femme, et lui sourit. Samuel vint se blottir contre elle. Le Sachem eut un sourire narquois :

« Je crois que ce garçon ne va plus vouloir repartir qu’avec toi, Élo… »

 Éloïse eut un rire gêné. Arrivés à la Station de Tramway, ils descendirent, le Sachem en premier, Samuel et la jeune éducatrice sur ses talons. Il lui tenait fermement la main. Devant le portail, il reconnut Mme Karlsson, c’était la femme du patron de ses parents. Mais c’était aussi la directrice de l’école élémentaire de la Musau, attenante à l’école maternelle. Elle était avec deux de ses enfants, Daniel et Anders. Samuel connaissait les deux. L’année passée, en Moyenne Section, il avait été dans la même classe que Daniel, et cette année, c’était Anders qui était dans sa classe. C’était deux jeunes garçons aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Mis à part la différence d’âge, ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Samuel se souvenait de M. Karlsson, leur père. Ils lui ressemblaient, tous les deux. Parfois, quand ils parlaient entre eux, il ne comprenait plus rien : ils se parlaient en suédois.

 Quand il rentra dans la salle de classe, au moment du regroupement, Juliette, la maîtresse, eut un mot gentil pour Samuel, et pendant que la classe était regroupée, elle donna comme consigne au reste de la classe d’être gentil avec lui, parce qu’il venait de perdre sa maman.

 La consigne fut suivie. Le petit Anders, qui était en moyenne section, prit la maîtresse au mot, et proposa régulièrement à Samuel de partager ses jouets. De bonne grâce, celui-ci accepta de venir jouer. Mais pendant longtemps, il ne dit rien, laissant ce blondinet monopoliser la parole. Puis un jour, alors qu’ils étaient assis à la même table, affairés à dessiner en début d’après-midi, il remarqua que le petit Anders, perdu dans ses pensées, parlait de nouveau en Suédois. Mais Samuel eut une sensation étrange… il avait l’impression de le comprendre.

 Anders remarqua qu’il ne dessinait plus… Il lui demanda, en français, cette fois :

– Samuel ? Ça va ?

– Hein ? Euh… oui. C’est juste… bizarre, je crois que j’ai compris ce que tu as dit…

Ohhh Ja ? Talar du svenska ?

– Non, j’ai juste dit que je comprenais.

Jag är glad att du förstår mig.

– On parle français en classe, Anders, dit une voix de femme adulte.

 C’était Juliette, leur maîtresse. Samuel avait parfaitement compris, même s’il eût été incapable de répéter ce qu’Anders avait dit. Le blondinet au teint pâle devint écarlate.

– Pardon, Maîtresse.

– Ce n’est pas grave.

– Mais Samuel, il comprend le suédois.

– C’est vrai, ça, Samuel ?

– Oui…

 Surprise, Juliette ôta ses lunettes. Finalement, comme il s’agissait d’une classe bilingue français-allemand, elle fit l’hypothèse que c’était parce que le suédois ressemblait à l’allemand.

 Et pourtant, rien ne put être moins vrai. La classe comptait d’autres germanistes, mais Samuel était un des rares à comprendre Anders. Ce dernier le fascinait. Ce petit blond rêveur, qui n’aimait rien autant en classe que les chansons et l’écoute de musique, qui dessinait, et semblait vivre dans un monde peuplé de dieux, de guerriers et de créatures fantastiques.

 Certains enfants de Grande Section, dans leur classe, ne manquaient pas de se moquer de lui, sous prétexte qu’il était bizarre, qu’il était dans la lune, ou qu’il parlait une langue que personne ne comprenait. Globalement, cela lui était égal. Il s’en souciait d’autant moins que si les garçons en Grande Section pouvait être très durs avec lui, il n’était pas rare qu’un groupe de filles le prenne sous leur protection. Samuel, inspiré par l’exemple, se joignit à ces filles de son âge, pour jouer avec Anders, et prendre sa défense si quelqu’un s’avisait de se moquer de lui à nouveau.

 Fort d’une imagination débordante, le petit Scandinave dévoila une capacité impressionnante à emmener les autres dans ses jeux, jusqu’à la limite de ce dont l’imaginaire d’un enfant de cinq ans était capable. C’est au cours de ces jeux que Samuel eut la sensation d’être vraiment habité par cet imaginaire, peuplé de lutins, de fées, de géants, etc, au point qu’il eut réellement l’impression de les voir. Le groupe de filles présentes avec eux se prenait au jeu, mais ce n’était pas pareil… Elles jouaient. Pour Anders, comme pour Samuel, c’était comme si tout cela devenait vrai à force de l’investir.

 Entre les deux garçons, une alchimie particulière était en train de se mettre en place. Ce monde auquel Samuel était en train de s’ouvrir depuis son arrivée à la Robertsau, Anders avait déjà les deux pieds dedans, probablement depuis sa naissance. Il allait le découvrir quand il fut invité pour son anniversaire. C’était le mois de mai.

 Éloïse vint récupérer Samuel à l’école. Elle était venue avec Éloïse, assise dans sa poussette, avec un couvre-chef sur la tête et une robe légère. Dans le même temps, dans le couloir, Daniel, le grand frère d’Anders, venait chercher celui-ci. Ainsi, dans le couloir devant la classe, Samuel dit à Éloïse :

– Anders m’invite pour son anniversaire, tu as vu ?

– Oui, en effet, observa Éloïse, le carton d’invitation entre les mains. Il va falloir vérifier que le Sachem est d’accord, Mais je pense que ça devrait aller.

 Samuel était légèrement vêtu, en T-shirt, corsaire et sandales. Le temps se prêtait bien à la baignade. Avec Éloïse et Louise, ils allaient faire un tour vers le parc de la Citadelle. Pour Samuel, à cette époque de l’année, il savait que ça voulait dire, se baigner dans les bassins. Le réchauffement climatique étant passé par là, il n’était pas rare, dès le mois de mai, de voir le thermomètre monter à plus de 30°C, et les recommandations récurrentes étaient d’investir les espaces verts, de boire régulièrement, et de ne pas hésiter à se rafraîchir dans les nombreux plans d’eau ouverts à la baignade dans la ville. Si l’allée qui bordait le bassin de la Citadelle avait eu autrefois des accents de terrain vague. Il n’en était plus rien.

 Comme toutes les parcelles de verdures présentes (et à Strasbourg, elles étaient nombreuses), elle avait été investie. S’il y avait en jeu la mise en place d’une agriculture vivrière, il s’agissait aussi d’avoir des allées, rues, ou avenues les plus ombragées possible, afin de rafraîchir les murs et les corps en période de forte chaleur. Pour la même raison, le nombre de plans d’eau, de piscines d’été ouvertes au public fut multiplié. En parallèle, la construction de piscines privées était interdite dans les nouvelles construction, pour économiser l'eau.

 Le long du bassin de la Citadelle, donc, de nombreux arbres fruitiers avaient été plantés, et nous arrivions à l’époque de l’année où les fruits étaient présents en abondance. C’est ainsi que Samuel, juché sur les épaules d’Éloïse, commença à cueillir des cerises, beaucoup de cerises. Beaucoup d’autres badauds, des employés de bureau rentrant du travail ou des parents récupérant leurs enfants, étaient massés au pied des cerisiers pour en cueillir les fruits.

 Les arbres fruitiers étaient nombreux en ville, et la cueillette était parfaitement légale. C’était au contraire l’occasion d’échanges et de discussions entre de parfaits inconnus, sur des bonnes techniques pour faire de la confiture ou une bonne recette de clafoutis, et cela pouvait entretenir les liens entre habitants du quartier, notamment quand, quelques temps plus tard, ils s’échangeraient des bocaux de confiture ou, de façon plus ou moins légale, des bouteilles d’eau de vie.

 Une fois leur panier plein, Samuel, Louise et Éloïse partirent donc se baigner au Parc de la Citadelle. Les enfants, déjà en ce début de mois de mai, étaient massés au bord des bassins, donnant à l’ensemble un avant-goût de l’été qui s’annonçait.

 Sur place, ils croisèrent les Karlsson, Anders et Daniel, avec leur père et leur petit frère et leur petite sœur, des jumeaux de l’âge de Louise. Ils étaient déjà tous en tenue de bain, prêts pour la baignade. Samuel aperçut Anders, qui tirait un pan de la chemise de son père, qui tenait les jumeaux Jonas et Astrid par la main.

« C’est mon copain Samuel, Papa. Tu sais ? C’est lui qui a perdu sa maman. »

 M. Karlsson eut un air un peu gêné, il enleva ses lunettes de Soleil. Et il se dirigea vers le jeune garçon et sa sœur. Après avoir salué Éloïse, il dit au jeune garçon :

« Bonjour, Samuel, je me souviens bien de toi, le fils de Lucas et Emma… J’ai été très triste quand j’ai appris pour tes parents. J’aimais beaucoup ton papa, c’était un plaisir de travailler avec lui. Avant qu’il tombe malade, j’avais prévu un cadeau pour toi, pour ton anniversaire. Mais avec toutes ces histoires, je n’ai jamais pu le lui donner. »

 Éloïse remarqua que l’homme avait un accent particulier. C’était moins marqué que l’accent allemand. Plutôt hollandais ou scandinave. En l’écoutant, elle comprit.

– C’est vous, M. Karlsson ? demanda-t-elle.

– C’est bien moi. Vous devez être l’éducatrice de Samuel et Louise…

– Exact. Vous les connaissez ?

– Je ne les avais pas vus depuis un moment… mais je connaissais bien leurs parents. On travaillait ensemble.

– Votre fils a invité Samuel pour son anniversaire, j’ai vu…

– Oui, et je confirme.

– C’est très gentil à vous, vraiment. Mais il faut que je demande l’autorisation au Sachem.

– Appelez-le. S’il fait des difficultés, passez-le moi.

 Éloïse appela donc le Sachem. Il accepta sans poser plus de questions. Il demanda juste « Tu es bien sûre qu’on parle du même M. Karlsson ? » Elle le décrivit, décrivit ses enfants. Au bout du fil, le Sachem répondit simplement :

OK. Il pourra y aller. Il faudra voir pour acheter un cadeau pour le petit Karlsson.

– Apparemment, son père a aussi un cadeau pour Samuel.

Ah oui ?

– Oui… Il avait eu son anniversaire à peu près au moment où son père est tombé malade, tu te rappelles ?

Ah oui, merde… Pauvre môme… Bon, dis-leur qu’il viendra. Tu gères l’affaire, je te fais confiance.

– Merci, le Sachem.

À ce soir.

 Éloïse raccrocha son téléphone portable. Puis se tourna vers M. Karlsson :

« Je viens d’avoir le Sachem au téléphone. Il est d’accord. »

 Un « Ouaaaiiis ! » enthousiaste retentit dans le parc. La suite devint un peu confuse. Redoublant d’enthousiasme, les enfants repartirent jouer dans le bassin, et commencèrent, comme ils avaient l’habitude de le faire dans la cour de l’école, à s’imaginer un monde peuplé de créatures fantastiques. Anders s’imagina que le Kraken allait sortir de l’eau, et tous les enfants, à la queue leu leu, se mirent à s’imaginer le chevaucher, jusqu’à être persuadés de le chevaucher vraiment. Et ils tracèrent leur chemin à grande vitesse dans le bassin, finissant par éclabousser tout le monde. Samuel eut la nette impression de voir un gros serpent de mer replonger dans l’eau, et inonder toute la place.

 « Les enfants, ça suffit, sortez de l’eau, vous embêtez les autres, là ! »

 M. Karlsson eut un air de reproche, tout en restant stoïque. Éloïse, elle, passablement éclaboussée, resta en état de choc.

– Qu’est-ce qui vous arrive ? s’étonna M. Karlsson. On dirait que c’est la première fois que vous voyez des enfants chahuter.

– Un chahut qui fait autant de dégâts ? Oui, c’est la première fois.

– Allons donc ! Vous en avez vu d’autres, dans votre foyer.

 Samuel approcha, un peu confus, et se risqua à lever les yeux sur Éloïse, visiblement mécontente.

– Tu n’as rien à me dire ? demanda-t-elle d’un ton inquisiteur.

– Pardon…

– Qu’est-ce qu’il faut faire, maintenant ?

– Jouer dans le calme ?

– Voilà…

– Éloïse ?

– Oui ?

– Tu vas me punir ? Je ne vais pas pouvoir aller jouer avec Anders et Daniel ?

 Il la regarda avec un air de chien battu. Éloïse ne put résister.

« Si, tu vas pouvoir y aller, mais tu ne casses pas tout chez eux… Promis ? »

 Le garçonnet hocha vigoureusement la tête, puis serra Éloïse dans ses bras. La jeune femme posa la main sur sa tête, puis ils reprirent leurs jeux plus calmement.

 Par la suite, Samuel et sa petite sœur se séchèrent, puis se rhabillèrent. Le même soir, ils dormirent du sommeil du juste. Ce soir-là, Éloïse était de garde au foyer. Ce fut donc elle qui les accompagna au coucher. Elle dormirait dans un appartement attenant à leur chambre. Quand Samuel et Louise s’endormirent, elle gagna ses quartiers. C’était un ancien bloc de bureaux du Parlement européen qui avait été réaménagé en appartement. Un balcon avait été installé pour les beaux jours, et donnait sur l’Ill, dont le flux offrait un spectacle apaisant en fin de journée. En contrebas, on voyait encore les promeneurs et les étudiants sortis profiter du grand air et de la verdure en cette belle soirée de printemps. Posée sur le balcon, elle roula une cigarette, et l’alluma. Le Sachem arriva sur le balcon, et demanda sans détour :

« Je peux t’en piquer une ? »

 Éloïse acquiesça, et lui tendit sa blague à tabac. Elle fumait relativement peu, mais les soirs de garde, où elle devait s’occuper des enfants jusqu’à leur coucher, avaient tendance à la rendre plus nerveuse. Le Sachem, assis avec elle sur le balcon, roula à son tour sa cigarette, et l’alluma.

– Il y a quelque chose qui te préoccupe, on dirait, observa-t-il.

– Non… Si… Mais je ne saurais pas vraiment t’expliquer.

– Il s’est passé quelque chose, aujourd’hui ?

– Non, rien de grave ! Je te l’aurais dit.

– Ce n’est rien de grave, mais il y a eu quelque chose, sourit le Sachem. Je suis ton chef de service. Dis-moi ce qu’il s’est passé, c’est un ordre.

 Le Sachem prononça cette dernière phrase sur un ton suave.

– Eh bien… Tout à l’heure, je les ai emmenés se baigner au parc de la Citadelle, et ils ont joué avec les Karlsson, les enfants de l’ancien patron de Samuel.

– OK… Continue…

– À un moment, ils ont commencé à jouer, à faire comme s’ils avaient monté le Kraken. Sauf que c’est un peu parti en roue libre, ils ont commencé à aller dans le bassin de plus en plus vite. Et finalement, ils ont éclaboussé tout le monde !

– Jusqu’ici, ça me paraît normal… Ce ne sont que des jeux d’enfants.

– Oui. Ce qui était moins normal, c’étaient les quantités d’eau qu’ils avaient soulevées. Ils avaient inondé la terrasse, et même moi, j’étais trempée comme une soupe. L’espace d’un instant, le fameux Kraken, j’ai eu l’impression de le voir.

 Le Sachem la regarda fixement, puis il tira une bouffée sur sa cigarette. Puis il se tourna vers les étoiles dont le ciel était criblé. Au sol, ils commençaient à éteindre les lumières, et une nouvelle vie commençait. Les bruits du jour commençaient à laisser la place aux bruits de la nuit. Il appuya sur une commande, et éteignit la lumière du séjour et laissa juste deux veilleuses allumées, une sur le balcon, et une autre dans le séjour.

– Quel âge tu avais quand le Gouvernorat a été créé ? s’interrogea le Sachem.

– Voyons voir… 2034, et je suis née en 2026… J’avais huit ans…

– Tu ne dois pas avoir trop de souvenirs du monde d’avant. La première grande épidémie, tu l’as connue ?

– Non… Je vivais à Paris. Mes parents sont arrivés plus tard, après la création du Gouvernorat, quand la quarantaine a été levée.

– Je vois… Tu n’as pas trop connu l’Alsace d’avant… Bref… C’était un peu comme Paris aujourd’hui. Beaucoup d’inégalités. Quelques quartiers très riches, une majorité de quartiers pauvres, beaucoup de criminalité. Et surtout, du béton, de l’acier et du verre partout. Le Parlement Européen, qu’on occupe aujourd’hui, est un vestige de cette époque. J’ai quarante-huit ans. Je me souviens bien du moment où j’ai investi ce quartier. La verdure, le vivant, ça semblait un luxe réservé aux riches. Et on n’aurait jamais confié autant de responsabilités à un type comme moi. Quand on a commencé à recueillir les gamins, on n’avait pas de plan, à l’époque. On ne pouvait juste pas se résoudre à les laisser crever dans la rue. Ce n’était pas possible.

 Éloïse l’écoutait attentivement. Au vu de son jeune âge, du fait qu’elle fût Alsacienne d’adoption, il y avait parfois des choses qui lui échappaient dans la façon dont cette ville fonctionnait.

 « Alors on a commencé à les accueillir. Dans le même temps, il y avait beaucoup de verdure, de grandes étendues de terrain où on pouvait faire pousser des carottes, des patates, élever des poules, des chèvres, etc. Quand j’avais ton âge, je tapais la manche du côté de la Krutenau, et j’étais accro à l’héroïne. Quand ils ont commencé à investir la Robertsau, au début, je ne me posais pas toutes ces questions, j’espérais juste un toit au-dessus de ma tête, un lit dans lequel dormir, et pouvoir me laver tous les jours. C’est progressivement que je me suis mis en mouvement. Et quand il a fallu commencer à recueillir les orphelins, j’ai voulu participer. À l’époque, c’était ma fierté. J’avais retrouvé une cause à défendre. Je me disais que j’avais sauvé des centaines de gamins. Mais on pourrait le dire autrement… Ce sont des centaines de gamins qui m’ont sauvé, moi. »

 Éloïse l’écoutait attentivement. Elle avait laissé sa cigarette s’éteindre. Elle la ralluma.

– Tu comprends pourquoi, je pense, non ?

– Oui, je crois, lui dit la jeune femme, visiblement secouée par ce qu’elle venait d’entendre.

– C’était le fait qu’ils comptent sur moi qui m’a fait arrêter l’héroïne, et qui m’a obligé à me resocialiser. Il y avait une instit qui avait pris sur elle de participer aux maraudes avec nous. Elle ne pouvait plus payer son loyer, et n’avait plus moyen de s’acheter à bouffer, alors elle était venue à la Robertsau, squatter une des nombreuses maisons que les rupins avaient laissées derrière eux. Et elle nous a aidés quand il a fallu organiser la vie de ce foyer, en imposant des horaires réguliers pour les repas et le sommeil, en mettant en place des activités, tout ce qu’il nous était matériellement possible de faire. Et à partir du moment où on a commencé à investir les parcs et les espaces verts, beaucoup de choses sont devenues possibles. Au début, elle ne me faisait pas confiance. Mais les gosses, si… Elle m’a beaucoup engueulé à cause des trucs que je faisais de travers. Un jour, elle m’a mis au pied du mur, j’avais encore replongé dans la came. Elle m’a lancé un ultimatum, c’était soit l’héro, soit les gosses. À la seule idée que je puisse arrêter de m’occuper d’eux, ils en pleuraient. Ça m’a brisé le cœur. Ce jour-là, j’ai choisi les gosses, et je n’ai plus jamais touché à la came. J’ai commencé à avoir une vie réglée comme du papier à musique. Je croyais que j’avais sauvé ces gosses. Mais ce jour-là, ce sont eux qui m’ont sauvé. Je serais sans doute mort, aujourd’hui, s’il n’y avait pas eu ça…

 Éloïse laissa échapper un long soupir. Ils restèrent un moment sans rien dire. Puis finalement, perplexe, elle s’interrogea :

– C’est… wow ! Ça prend aux tripes, ton histoire… Mais quel rapport avec l’incident de cet après-midi ?

– Eh bien… Je peux me tromper, mais je crois que parfois, sans le savoir eux-mêmes, les enfants nous montrent la voie, nous reconnectent à certaines choses, et parfois à nous-mêmes. Ici, ils dorment peut-être dans des blocs de béton à la propreté irréprochable, mais quand ils rentrent de jouer, ils ont de la boue plein les godasses et de la terre plein les mains, ils passent leurs journées à se confronter aux éléments, à d’autres êtres vivants, de l’arbre qu’ils regardent pousser jour après jour au chevreau auquel ils donnent le biberon. Ils s’imprègnent de la vie de tous les pores de leur peau, de tous les neurones de leur cerveau… Quand tu regardes le lien qu’il y a entre Samuel et Louise, sérieusement, tu ne trouves pas ça bouleversant de voir à quel point ce petit gars et sa sœur tiennent l’un à l’autre ? À cet âge-là, ils ne comprennent pas grand-chose, mais ils ressentent tout de façon tellement intense, tellement puissante… Même moi, après plus de vingt ans passés à m’occuper de gosses, je n’ai pas fini de m’en émerveiller. Et en ce moment, il y a quelque chose dans l’atmosphère, quelque chose qui nous dépasse, mais quelque chose qui n’échappe pas à la perception de ces gamins. Et il est possible que ce que tu as vu cet après-midi soit lié à ça. Maintenant, si les autres adultes ne voient que des gamins qui chahutent, ça n’est pas si grave…

À son tour, le Sachem avait laissé sa cigarette s’éteindre. Il la ralluma, et conclut :

– Bref… Je pense qu’on a intérêt à aller se coucher sans trop tarder. À mon avis, vers les 7h00, Samuel et Louise vont être au taquet, et il faudra passer en ville, acheter un cadeau pour le petit Karlsson.

– Le Sachem ?

– Oui ?

– Finalement, cette instit qui se méfiait de toi, tu l’as convaincue ? Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Le Sachem eut un sourire, en tirant une dernière bouffée sur sa cigarette.

– Elle est devenue conseillère déléguée à l’éducation auprès du Gouverneur, et pour répondre à ta question, oui, j’ai fini par la convaincre… au-delà de toutes mes espérances… Puisque c’est ma femme… et la mère de mes trois gosses.

– Et tu es ici avec moi, au lieu d’être avec elle ?

– J’ai des horaires de garde, comme toi. Ça ne m’empêche pas d’avoir une vie de famille à côté. Et tout le mal que je te souhaite, c'est d'en avoir une à ton tour…

Sur ces bonnes paroles, il écrasa sa cigarette et partit se coucher. Éloïse en fit autant.

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