24. Justice cosmique

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« Tout est prêt, capitaine », déclara Montague en rejoignant Quentin dans la Vigie.

L’endroit avait été nettoyé : les détritus collectés, les bulles de sang et les fluides corporels aspirés, les cadavres enlevés et jetés dans l’espace, sans aucune cérémonie. Désormais, ils devaient oublier.

Quentin n’avait pas bougé d’un pouce pendant tout ce temps, malgré la saleté environnante et l’odeur de la mort. Tout cela n’importait plus. Il était resté derrière la verrière blindée, à contempler les étoiles au loin, étoiles qu’il craignait de plus en plus ne jamais atteindre. Il frissonna.

« Bien. Je vais vous rejoindre. »

Mais Montague ne partit pas.

« Vous allez bien capitaine ? » s’inquiéta-t-il en s’approchant un peu, respectant néanmoins la distance due à leur différence de grade.

Quentin se retourna et fixa son lieutenant comme s’il était un étranger.

« Cela n’a plus d’importance. Laissez-moi encore deux minutes. »

Montague hésita quelques secondes, mais consentit à tourner les talons et quitter l’endroit. À nouveau, la toile cosmique aspira les pensées de Quentin. Après un dernier soupir, il vérifia l’ajustement de son uniforme, rehaussa sa chemise pour faire ressortir ses insignes fraîchement acquis et débarrassa son épaule d’une poussière invisible. En croisant son reflet dans la vitre, il aperçut un inconnu. Des cheveux blancs récents clairsemaient son crâne et de profondes rides marquaient ses yeux, faisaient ressortir un regard dur comme du roc.

C’est un vieillard. Si jeune…

Il grimaça, comprenant que l’heure était venue. Montague l’attendait dehors, soucieux.

« A-t-il parlé ? » s’enquit Quentin sans manifester de grand soucis.

L’autre sautillait presque pour suivre ses grandes enjambées.

« Non capitaine. À chacune de nos questions, il riait aux éclats, comme si tout ceci n’était qu’une vaste blague.

– Une vaste blague… Je vois. Il riait ?

– Oui, le genre de rire à vous glacer le sang. Tintamarresque. Un rire qui n’a rien d’heureux.

– Je vois très bien de quel genre de rire vous parlez. »

Ils arrivèrent dans l’antichambre. Froide et glaciale elle avait toujours été, mais il semblait à Quentin que l’atmosphère se faisait plus glaciale que de coutume. Une énorme plaque métallique de deux mètres de hauteur et de quatre-vingt centimètres de large avait été placée en son centre. Autour se tenaient les principaux responsables de l’Arche, des sous-officiers, l’astropsychiatre Tiberus et quelques docteurs qui avaient tenu à assister à l’événement.

Quentin aperçut plusieurs loupiottes lumineuses trahissant l’emplacement de minuscules caméras. L’Arche toute entière suivrait le jugement en direct.

« Amenez le coupable ! » ordonna-t-il.

Des bruits de pas approchants retentirent. Deux hommes émergèrent, soutenant Nero Valdor avec fermeté. Le planétologue avait les poignets liés dans le dos et se laissait traîner sans opposer la moindre résistance. Il semblait perdu.

Les deux soldats le firent pivoter et le forcèrent à s’agenouiller devant Quentin. Nero leva les yeux vers lui et le fixa silencieusement durant de longues secondes. Puis un sourire s’arracha à ses lèvres, suivi d’un petit rire insupportablement méprisant.

En le voyant ainsi, Quentin se demanda ce qu’il s’apprêtait à faire. L’homme qui se tenait devant lui n’avait rien d’un criminel.

C’est un mutin. Beaucoup sont morts de sa faute. Il doit payer.

« Nero Valdor, vous êtes accusé d’avoir fomenté et dirigé une mutinerie dans un appareil appartenant à la Flotte martienne. De par votre faute, dix-sept victimes sont à déplorer. Par conséquent, en tant que capitaine de ce vaisseau, je me dois d’appliquer de manière impartiale la sanction qui vous est due, c’est à dire la peine de mort. Avez-vous quelque chose à ajouter ? »

Nero n’avait cessé de le scruter. Il ricana :

« J’aurais souhaité ne jamais me retrouver dans cette histoire. »

Quentin soutint son regard pendant de longues secondes. Nero baissa finalement les yeux.

« Ce sera tout. »

Les deux soldats revinrent l’encadrer. Sur un signe de Quentin, ils coupèrent les liens de Nero avant de le forcer à se relever. Puis ils le menèrent face à la plaque de métal, sur laquelle était inscrit un unique mot :

« TRAÎTRE. »

En voyant l’inscription, Nero minauda un sourire triste. Les deux soldats le firent monter sur un petit tabouret et après l’avoir tourné dos à la plaque, fixèrent ses chevilles et ses poignets dans des entraves. Il ne pourrait pas échapper à son sort.

Devant l’inévitabilité de la scène qui se révélait à lui, Quentin vacilla quelques instants, confus. Montague posa une main rassurante sur son épaule.

Sois fort.

Il se ressaisit et repoussa le bras de son lieutenant. Il allait affronter seul cette épreuve. Comme toutes les autres.

Nero Valdor se retrouva littéralement soudé sur la stèle funèbre, incapable de bouger ses bras et ses jambes. Il semblait avoir pris vingt ans de plus depuis le début de la cérémonie. Son regard exprimait un mélange de colère et de tristesse. Et de mépris. En cet instant, juché sur sa tombe, lui seul pouvait se montrer arrogant.

Les deux soldats poussèrent la stèle dans le sas qui jouxtait l’antichambre. Ils vérifièrent une dernière fois les liens du condamné et revinrent dans l’antichambre avant de refermer la porte blindée.

Un écran s’alluma alors dans la Vigie, retransmettant les images de l’intérieur du sas où s’écouleraient les derniers instants de Nero.

Montague s’approcha de Quentin, un petit boîtier dans les mains. Il le lui tendit et Quentin l’attrapa d’une main tremblotante. Le lieutenant s’éloigna d’un pas, le laissant seul, terriblement seul. C’était à lui, au capitaine, qu’incombait la terrible tâche. Une pression sur l’écran expédierait Nero dans le vide sidéral. Quentin soupira. Il aurait aimé se trouver n’importe où pourvu que ce fût loin de cet endroit.

Sois fort.

Montague se tenait à ses côtés, droit, comme toujours. Il attendait, scrutant sur son visage le moindre signe de faiblesse. Tiberus fixait l’écran en se mordillant les lèvres. Et Nero… Il semblait déjà parti.

Il était temps. Il devait appuyer sur l’écran, le presser suffisamment fort. Il devait le tuer. Il leva sa main droite, agitée de spasmes incontrôlables. Ses oreilles se bouchèrent et le son – affreux – des battements de son cœur résonna en lui. Il devait appuyer.

Il toucha une première fois la surface translucide, mais d’un effleurement si infime que rien ne se produisit. Sa main tremblait trop. Il devait être fort. Pourquoi avait-il aussi peur ? Il était le capitaine.

Un capitaine n’a peur de rien.

Il se mordit la joue et écrasa son doigt de toutes ses forces.

La porte extérieure du sas s’ouvrit en un éclair et l’espace s’engouffra aussitôt dans l’ouverture comme une horde de créatures avides de fondre sur leur proie. L’espace frappa de plein fouet Nero, qui écarquilla les yeux sous la puissance brute du choc. Il ouvrit la bouche, peut-être dans une vaine tentative de respirer, peut-être pour parler, mais le vide n’exauça aucune de ses deux volontés et s’introduisit en lui. Sa peau se cloqua et mille cristaux de glace coururent à sa surface, avalèrent sa sueur, pareils à une armée de démons affamés. La Nuit dévora Nero Valdor.

Les propulseurs installés sur la plaque s’activèrent. La stèle quitta le sas dans une lenteur théâtrale. Nero se tortillait encore, tenaillé par l’asphyxie et le froid mortel. Une minute interminable s’écoula, pendant laquelle le planétologue se démena comme un fou, les yeux rivés sur l’Arche s’éloignant.

Sans s’en rendre compte, Quentin avait lâché le boîtier, qui était tombé à ses pieds dans un silence total. Il prenait peu à peu la mesure de son geste. Il voulut crier mais sa bouche était muette, il voulut courir rejoindre son ami mais ses jambes étaient paralysées, il voulut pleurer mais son cœur était brisé.

Quand il recouvrit le contrôle de son corps, il était trop tard. Nero était déjà mort et la stèle s’évadait dans la nuit, loin de toute vie. Quentin la contempla jusqu’à ce qu’elle ne fut plus qu’un petit point brillant au loin.

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