23. Promenade sanglante

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« Les hommes sont prêts, capitaine. »

Le regard de Quentin alla de Montague à la colonne de treize silhouettes silencieuses qui attendait ses directives, mais il ne vit rien d’autre que des fantômes. Des êtres que la vie avait déserté voilà des semaines, des mois. Il soupira :

« Bien. Bien. »

Comme il n’ajoutait rien, Montague décida de prendre la parole à sa place :

« La moindre balle tirée causera des dommages irrémédiables au vaisseau si elle perce une paroi. Pour cette raison, nous devrons revenir aux bonnes vieilles méthodes. Des objections ? »

Personne ne broncha. Ils étaient tous des fidèles, prêts à se battre pour l’accomplissement du voyage, et Quentin éprouvait envers eux une éternelle gratitude. Mais au fond de lui, une insupportable voix lui rappelait l’inéluctable : il y aurait des morts.

« J’irai en premier avec Montague, déclara-t-il. Ils penseront que nous sommes là pour négocier. Au signal, vous nous rejoindrez. À ce moment-là, votre salut reposera sur votre courage. »

Les visages se tendirent imperceptiblement, les mâchoires se serrèrent un peu plus encore et les yeux fixaient le sol comme pour fuir la réalité. Quentin s’approcha de Montague et lui tapota l’épaule.

« Allons-y. »

Il s’avança en tête, flottant au milieu du couloir, bien en vu pour ne pas être pris pour une menace. Les deux gardes le repérèrent et le mirent en joue tout en palpant leurs micros en quête de directives.

Ils n’oseront pas tirer.

Il se laissa glisser avec lenteur vers eux en levant les mains.

« Nous venons négocier. Nous ne sommes pas armés. »

Ils se trouvaient à présent à trois mètres des gardes, qui ne semblaient pas savoir quelle réaction adopter. Derrière eux, la porte de la Vigie s’ouvrit et Nero apparut, visiblement en colère :

« Je t’ai laissé partir, ce n’était pas pour que tu reviennes avec ton molosse. Quant aux négociations, elles sont closes et tu ne pourras rien y changer. »

Quentin zyeuta rapidement vers Montague, signe que l’heure était venue.

« Au contraire, je pense qu’elles peuvent débuter. »

Avec la rapidité de l’éclair, il dégaina un couteau dissimulé sous sa veste et le planta dans le torse du premier garde tandis que Montague s’affairait à égorger le second. Quentin se tourna alors vers Nero, hésita et une seconde de trop. L’autre ouvrit de grands yeux en voyant la lame ensanglantée qu’il tenait dans sa main et se propulsa à l’intérieur, disparaissant temporairement.

Dès que Nero fut rentré à l’intérieur, les mutins s’échinèrent à refermer la lourde porte mais Montague, s’élançant de toutes ses forces, la percuta et la bloqua quelques instants. Derrière lui, Quentin percevait les rugissements des loyalistes qui arrivaient en trombe.

« Fermez cette putain de porte, ils arrivent ! » vociféra un des mutins, emporté par un excès de terreur.

Montague positionna son corps de façon à empêcher la fermeture, faisant ainsi gagner de précieuses secondes aux renforts, qui sitôt arrivés s’engouffrèrent dans le mince espace de l’embrasure.

« Ne tirez pas, bande d’abrutis ! aboya une voix à l’intérieur. Ne tirez pas, vous allez tous nous tuer ! »

Puis d’autres voix répondirent :

« Ils ont des couteaux ! On ne peut rien faire ! »

Quentin pénétra dans la Vigie à la suite de ses hommes. Un chaos indescriptible l’envahit aussitôt, fut partout.

Les mutins terrés à l’intérieur étaient bien plus nombreux que ce qu’il avait escompté. Dans l’enfer de l’apesanteur, il ne put les compter, mais ils semblaient une infinité. Son couteau en main, il tourbillonnait sur lui-même pour repérer une cible, mais tous les corps se confondaient, se mélangeaient. Les parjures étaient des loyalistes, les loyalistes étaient des parjures. Il vit passer des silhouettes enragées, des démons qui crachaient leur haine, qui frappaient, plantaient, écorchaient. Partout, les cris s’élevaient, les râles d’agonie des mutins qui mouraient sous les assauts répétés des hommes de Quentin.

Quelque part, en haut, en bas, à droite, à gauche, un insurgé porta un coup à la glotte d’un loyaliste. Les membres du malheureux s’immobilisèrent, raides comme des tiges de fer, sa bouche s’ouvrit et se referma en claquant et ses yeux demeurèrent écarquillés à tout jamais.

Le mutin lui déroba son poignard et remarqua alors Quentin. Après un sourire, il s’accrocha à une paroi et s’éjecta vers lui. Mais au lieu de percuter de plein fouet le capitaine comme escompté, il se heurta à un autre parjure et les deux partirent en vrille, sonnés. Le couteau s’échappa de ses mains et disparut plus loin.

Quentin sentit une main agripper sa jambe et le tirer vers le bas avec une violence inouïe. Il se démena avec force, mais l’autre avait assuré sa prise et ne le lâcha que pour sauter vers lui. Il lança son bras de toutes ses forces vers son visage et l’affubla d’une estafilade. Quentin grogna, sentit le sang chaud perler de sa joue droite et poussant un grognement bestial, il plongea sa lame dans le ventre de son agresseur, la retira, la replongea, tourna la lame jusqu’à sentir ses tripes gargouiller. Son adversaire porta la main à sa plaie et la ressortit couverte de pourpre. Il blêmit, comprenant son sort, et cracha quelques bulles de sang. Quentin se détourna.

Il vit deux morts enlacés, chacun ayant le bras planté dans le ventre de l’autre, les intestins délogés et emmêlés entre eux. Il vit un poignard dans une main au poignet découpé. Il vit des morts, partout, et des vivants. Il vit deux lutteurs lancés dans une sarabande endiablée et un troisième les rejoindre, avant de finalement se faire éventrer. Il vit des bulles, rouges, jaunes, ocres. Il vit des pans de vêtements arrachés. Il vit un portrait qui souriait dans une antique montre à gousset. Il vit un visage grimaçant.

Il vit Nero Valdor. À l’autre bout de la pièce. Nero qui se cachait. Nero qui tremblait, tel un lâche, dont les lèvres psalmodiaient des prières, certainement à son dieu soleil.

Il ne te sauvera pas. Il ne sauvera personne.

Aux côtés du planétologue, un félon tenait une matraque en métal, qui reflétaient les lumières vives de la pièce. Le félon aperçut un type qui lui tournait le dos et il le frappa avec la matraque. L’autre se cabra, ses yeux se révulsèrent. Un autre profita de son immobilité pour l’achever.

Une matraque électrisée.

Le félon à la matraque parcourait la salle des yeux, à la recherche de quelque chose – ou de quelqu’un. Après une rapide inspection, il le remarqua. Quentin le reconnut alors : Firmin, le sergent qui était avec lui le jour où le fou l’avait attaqué dans les entrepôts.

Tous des traîtres. Je ne peux faire confiance à personne…

Le sergent se fraya un chemin parmi les macchabées et les combattants, délivrant parfois des décharges à un rival qui s’approchait trop près. Il arrivait vite, trop vite.

Quentin réfléchit à toute vitesse. De front, Firmin jouissait de l’avantage de la portée de son arme, bien plus longue que son misérable petit couteau. Il devait ruser.

Il attendit quelques secondes de plus, laissant à l’autre le temps de se rapprocher encore, et au dernier moment, attrapa un cadavre et s’en servit comme d’un bouclier projectile. Désorienté par l’impact, Firmin le perdit de vue. Quentin contourna le corps et attaqua le sergent par la gauche, saisissant le poignet qui tenait la matraque. Puis il le poignarda, en plein cœur.

Firmin lâcha son arme. Au moment où la vie le quittait, ses yeux vitreux semblèrent presque exprimer de la tristesse.

Le combat touchait à sa fin. Les deux derniers mutins se retrouvèrent acculés aux côtés de leur chef, Nero, et n’eurent d’autre choix que de se rendre. Des treize partis combattre pour Quentin, il n’en restait que six. À peine la moitié. La plupart blessés.

Un lourd silence s’abattit sur la pièce. Tandis que l’adrénaline redescendait, Quentin sentit la terrible odeur de la mort, de la chair brûlée, de la chair en décomposition. Des bulles de sang épaisses voletaient librement dans la pièce, témoins silencieux des derniers soupirs de ceux qui ne parleraient plus jamais.

Parmi les morts, des gens avec qui Quentin riait encore quelques jours plus tôt. Des êtres sauvagement dépossédés de leur vie du fait d’un seul de leur semblable. Son cœur bondit dans sa poitrine. Il hurlait sa fureur, une fureur noire et rancunière. Tous ses sens se joignirent bientôt aux battements secs et réguliers de sa poitrine. Tous criaient un seul nom.

Nero Valdor. Nero Valdor. Nero Valdor.

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