3. Trente-neuf ans et dix secondes

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« Dix secondes avant le départ ! »

Après la longue cérémonie officielle où ils firent leurs adieux au peuple ému et à la Rouge-Présidente de Mars, Nero Valdor et Quentin Aurel prirent place dans la nacelle qui les mènerait aux cieux. Dedans, ils s’attachèrent et se préparèrent moralement au départ et à la perspective du long voyage qui s’ouvrait à eux.

« Neuf. »

Une fois le compte à rebours passé à zéro, la cabine prendrait son élan et suivrait la structure verticale de l’ascenseur spatial. Ils rejoindraient ensuite l’Arche-Rouge, le vaisseau interstellaire dans lequel ils plaçaient leurs espoirs. Parvenus en haut, l’Arche décollerait et c’en serait fini de Mars, du Soleil, et des problèmes. Pour toujours. Nero sourit à cette idée. Trop de mauvais souvenirs habitaient cette planète… Il pourrait tout recommencer, repartir de zéro. Changer.

« Huit. »

Né sur Mars de parents pisciculteurs trente-neuf années communes auparavant, il grandit dans un havre de paix, seulement troublé par les quelques étrangers de passage lors de la saison touristique. Nero arrivant après trois sœurs et un frère, ses géniteurs décidèrent de ne plus engendrer d’autres rejetons, le condamnant à rester le dernier, l’intrus de sa portée. Il aurait pu avoir une enfance normale, mais ses parents étaient hélas des adeptes d’une religion qui à l’époque jouissait d’un succès grandissant : le culte de Sol, le Dieu-Soleil.

« Sept. »

Le culte de Sol était une chose essentielle aux yeux de son père, Julius Valdor. Pour lui, il s'agissait non seulement d'une idéologie mais aussi d'un mode de vie. À l’aube, Julius se postait face aux rayons naissants de Sol et il méditait durant deux heures. Au crépuscule, Julius se postait face aux rayons déclinants de Sol et il méditait durant deux autres heures. Il disait toujours qu’il n’imaginait pas sa vie sans la lumière solaire et les précieux conseils qu’elle lui apportait. Une fois par semaine, ils allaient tous ensemble au Temple-pyramide, à une heure de chez eux, dans une petite bourgade de dix-mille âmes. Et ils priaient le Dieu-Sol.

« Six. »

Nero détestait prier. Chaque jour où ils prenaient leur autogire volant pour se rendre au Temple-pyramide s'érigeait en calvaire. Il ne comprenait pas ce dieu. Sa voix ne parvenait pas à ses oreilles et sa lumière n’illuminait pas son esprit comme le lui avait promis son père. Mais il n’avait pas le choix. Julius le forçait à prier, Julius le forçait à aller au temple, Julius le forçait à apprendre par cœur le saint Livre-Solaire, et à réciter chaque matin et chaque soir ses apophtegmes. Et quand le jeune Nero oubliait ou articulait mal, la paume de son père saillait sur sa joue, le gratifiant d’un nouveau bleu, d’une nouvelle blessure mordante.

« Cinq. »

Quand son fils passa sa dixième année d’existence, Julius décréta qu’il était en âge de faire sa communion. Nero suivit donc la cérémonie, baigné des rayons bleus et crépusculaires de Sol. Il psalmodia les adages qu’il connaissait par cœur et jura fidélité au dieu, dans le meilleur comme dans le pire. Il fit serment devant le prêtre de Lumière aux grasses bajoues de crapaud. Puis le prêtre le bénit, et il dut passer la nuit au temple, dans le noir le plus complet, pour comprendre à quel point la vie sans Sol était cruelle et misérable. Le lendemain, Nero se leva avec une nouvelle certitude : il haïssait cette religion, comme il haïssait ce Dieu-Sol. Et par-dessus tout, il haïssait son père.

« Quatre. »

À quinze ans, Nero entendit pour la première fois parler du Voyage. C’était alors un message diffusé par le Rouge-Président de l’époque, qui expliquait que Mars se lançait dans la course aux étoiles et qu’ils cherchaient des volontaires pour représenter le pays et faire partie de l’expansion humaine au-delà du système solaire. Nero y vit l'aubaine d'échapper à son père et au Dieu-Sol. Il fugua de chez lui trois jours plus tard.

« Trois. »

Il rejoignit la capitale, et s’inscrivit dans un lycée public où il étudia des choses autrement plus intéressantes que la parole du Dieu-Sol. Personne ne lui demanda jamais d’où il venait, ni ce qu’il faisait. Il avait de bons résultats, et la loi couvrait les enfants comme lui. En grandissant, il découvrit la science des planètes, et se lança dans cette filière pour devenir planétologue. C’était alors un domaine qui explosait et qui requérait de nouveaux spécialistes. Il tenta sa chance et fut l’un des meilleurs de sa sélection. À partir de ce moment-là, sa vie devint bien meilleure que tout ce qu’il avait connu. Quant à son père, il ne le revit plus jamais.

« Deux. »

Les inscriptions pour le voyage s’ouvrirent deux ans plus tard sous la forme d’une simple simulation, dans l’attente du budget et de la technologie nécessaire. Il rencontra ce jour-là Quentin Aurel, jeune soldat de la Flotte martienne qui, comme lui, voulait rejoindre le Nouveau-monde. Il devint son meilleur et seul ami.

« Une seconde. Décollage imminent ! »

Les vingt années suivantes s’enchaînèrent à une vitesse folle. Nero Valdor travailla sans relâche et élabora plusieurs méthodes novatrices de terraformation, récompensées par de nombreux prix.

Nero jeta un dernier regard à Quentin, assis face à lui, et se dit qu’il avait réussi le premier acte de sa vie, du moins en partie. Il fit un sourire à son ami, qui était trop tendu pour le remarquer. Mais cela le rassura tout de même.

Il sentit à peine la nacelle décoller du sol.

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