4. L'Arche-Rouge

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Le chantier de l’Arche-rouge avait débuté six ans auparavant. Le gros des pièces du vaisseau provenait des exploitations minières de la ceinture d’astéroïde, entre Mars et Jupiter. L’Arche fut assemblée en orbite par des unités robotisées autonomes, sous surveillance humaine.

Le résultat impressionnait : le vaisseau flambant neuf avait beau ne pas rivaliser de taille avec les gros croiseurs de la Flotte et les gigantesques cargos de commerce kuiperiens, il n’en paraissait pas moins immense. Un axe central en forme de cigare formait le corps de l’engin et accueillait une partie des infrastructures. Tout autour s’enroulait une demi-douzaine d’anneaux, simulant une gravité semblable à celle de Mars. Ces centrifugeuses, essentielles au voyage, évitaient le ramollissement des tissus musculaires et la perte osseuse. Grâce à elles, les voyageurs conserveraient toute leur vigueur en vue de leur installation sur le Nouveau-monde, où la pleine possession de leurs capacités physiques s’avérerait indispensable.

À l’arrière, le propulseur principal se déployait en une sorte de gros champignon mesurant une bonne vingtaine de mètres de diamètre. Une centrale nucléaire miniature dissimulée sous la coque l’alimentait. L’énergie phénoménale libérée par la fusion leur permettrait d’atteindre une allure d’environ quinze pour cents de celle de la lumière, largement de quoi les extraire de la gravité solaire.

Mais, même en volant aussi vite, le voyage aurait pris plus d’un millénaire, ce qui soulevait divers problèmes. D'abord, les technologies permettant à l’homme d’hiberner pour franchir les décennies sans vieillir ne fonctionnaient pas encore sur des durées aussi longues. Elles pouvaient même dans les cas les plus graves induire de lourdes séquelles pour le cerveau. Ensuite, on ignorait les conséquences psychologiques et morales d’un saut séculaire. Certaines études laissaient entendre qu’au réveil, beaucoup de voyageurs développeraient une sorte de déni temporel, refusant tout bonnement de croire à un sommeil si long.

Pour cette raison-là, les gouvernements solaires investirent d’énormes sommes dans la recherche de la Solution : la propulsion par courbure, ou courbopropulsion. Elle consistait à « plier » la toile de l’espace-temps pour raccourcir les trajets. Durant des décennies s’enchaînèrent les expérimentations en laboratoire, les tests à grande échelle et la pratique sur des êtres vivants, d’abord sur des animaux, puis sur l’homme lui-même.

Les technologies humaines actuelles permettaient de réduire considérablement les distances. Ainsi, le voyage ne prendrait que trente ans. Trois décennies, au lieu d’un millénaire ! Une période que la majorité des passagers passerait en hibernation sans avoir conscience que dehors, sur Mars, le temps défilerait à une vitesse folle. Grâce à cette avancée, le voyage fut permis.

La Rouge-Présidente de Mars autorisa le départ dès l’arrivée du capitaine et du planétologue à bord. Ce fut là un événement très médiatisé, suivi non seulement sur Mars mais aussi sur tous les autres mondes habités du système, de la Terre aux lunes de Jupiter en passant par les colonies kuiperiennes. Déjà, les médias parlaient d’un « bond de géant pour l’humanité », référence à la célèbre phrase prononcée par les premiers hommes sur la Lune, mille ans plus tôt. Les articles évoquèrent les bouleversements conséquents de ce voyage : Mars assurait une nouvelle fois sa supériorité face aux autres puissances planétaires et beaucoup espéraient que cela mettrait fin aux tensions causées par cette course aux étoiles. Et bien entendu, les hommes quittaient leur berceau, le système solaire, pour un monde inconnu et potentiellement hostile. Il y avait là un symbole, une preuve de la capacité de l'humanité à surmonter les défis.

Après avoir souhaité la bienvenue à tous, le capitaine Aurel prononça un long discours avant le départ, évoquant les difficultés et les périls d’une telle épopée, ainsi que l’aura d’incertitude qui entourait l’outre-monde, cet espace entre deux systèmes, noir et vide, où aucun humain n’était encore jamais allé. Il compara l’expédition à celle d’Ulysse et aux premiers colons martiens, ainsi qu’à divers grands autres explorateurs. Un passage fut particulièrement retenu : "Nous sommes nés dans un désert, mais nous avons colonisé une planète. Puis nous avons construit les fusées pour découvrir notre système solaire. Et aujourd’hui, une nouvelle étape est encore franchie : nous explorons une galaxie."

Il insista sur l’importance de faire rapidement connaissance avec les autres passagers, de manière à nouer des liens forts dès les premiers jours. Ils formaient un équipage au milieu d’une tempête et devraient se serrer les coudes dans le meilleur comme dans le pire. La plupart des voyageurs à bord possédaient déjà une moitié, des proches, ou une famille, ce qui éviterait les sentiments de solitude et les risques de dépression.

Évidemment, la courtoisie et l’altruisme primaient sur tout le reste. L’Agence avait sélectionné un grand nombre de profils correspondant à ces traits de caractère. Désormais, il ne fallait plus penser en tant qu’individu, mais considérer un groupe fort et uni. Sans cela, l’aventure risquerait d’être compromise.

À bord se trouvait tout un panel de savants, représentant l’élite de l’humanité : futurologues, philosophes, économistes, physiciens, historiens, cartographes, artistes, mathématiciens, médecins, astronomes… La plupart passait dans les médias et jouissait d’une certaine célébrité, qui avait contribué à l’enthousiasme général. Mais derrière ce choix d’emporter l’éminence à l’autre bout du monde, certains virent une volonté d’eugénisme de la part de l’Agence. Voulait-on créer une civilisation supérieure dont les aïeux bénéficiaient d’une intelligence exceptionnelle ? Ce peuple de l’espace, s’il surclassait celui du Soleil, pourrait envisager la sécession, ou pire, la guerre, sous prétexte de laver l’humanité d’éléments impurs. L’Agence démentit formellement ces accusations calomnieuses. Selon elle, le QI médian des profils à bord égalait celui des habitants de Mars, et le fait d’amener une poignée de scientifiques ne changerait rien à ce chiffre. Le débat fut clos.

Dès les premières heures, quatre membres de l’équipage semblaient déjà occuper une place primordiale au sein de l’Arche.

Le premier, le capitaine Quentin Aurel, mettait un point d’honneur à tout superviser avant le grand départ. Depuis la Vigie, véritable cœur stratégique du vaisseau faisant à la fois office de centre de contrôle, de cabine de pilotage et de place forte de l’exécutif, il observait les moindres faits et gestes de chacun. L’Agence l’avait choisi pour son charisme et son leadership naturel, félicitant ses capacités physiques plus que correctes et son sang-froid dans les situations d’urgence.

Le second, Virgile Montague, bâti comme une armoire à glace, officiait en tant que lieutenant. Il gérait les problèmes internes et incarnait l’intermédiaire entre les passagers et le capitaine. Son habilité au travail en équipe et ses compétences exceptionnelles au tir avaient séduit les recruteurs.

Justine Tiberus, astropsychiatre et spécialiste des comportements humains dans l’espace, était mondialement reconnue pour sa science et les dizaines d’articles publiés dans diverses revues scientifiques. Possédant des exemplaires de chaque dossier des futurs colons, elle étudierait leur évolution psychologique et les surveillerait pour palier d'éventuels débordements. Les risques élevés de perte de moral et de dépression dans ce genre de voyage inquiétaient l’Agence, qui plaçait ses espoirs en elle.

Le dernier semblait plus en retrait, mais sa place n’en demeurait pas moins cruciale. Sans Nero Valdor et sa science des planètes, la terraformation du Nouveau-monde se révélerait très incertaine, pour ne pas dire impossible. Lui seul disposait du pouvoir de ne pas transformer la planète en fournaise ou en banquise. Car dans ce jeu de subtils dosages, le moindre débordement provoquerait un terrible cataclysme.

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