Chapitre 6 : L’assaut

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Le lendemain, la troupe se leva tôt. Traditionnellement, les stoltzt prenaient le repas principal de la journée le matin. Le soir quand il existait n’était généralement qu’une simple collation. Toutefois, comme ils voulaient entrer en Cairn avant le lever du soleil, à la faveur du crépuscule, ils avaient procédé à l’inverse. La veille, ils s’étaient gavés et n’avaient absorbé au réveil qu’une boisson chaude pour s’éclaircir les esprits. Moins de trois calsihons plus tard, ils étaient prêts à partir.
Ils quittèrent l’auberge encore endormie. Les hofecy étaient des animaux qui savaient se montrer silencieux. Personne ne s’aperçut de leur départ. Deux longes les séparaient du Cairn, ce qui leur prendrait presque un monsihon pour l’atteindre. Les pentarques avaient équipé leur groupe de lourdes vestes matelassées. Elles devaient leur permettre de garder leur chaleur interne malgré le froid ambiant. À une heure aussi précoce, les gardes-frontière qui avaient veillé toute la nuit dans un poste mal chauffé ne seraient pas très actifs. Avec un peu de chance, ils pourraient passer sans se faire arrêter. C’est bien ainsi que cela se déroula. Si du côté de la Diacara, les douaniers disposaient d’un casernement confortable, ils ne firent aucune objection à leur franchissement. Leur rôle était de contrôler ceux qui entraient, pas ceux qui sortaient. Au Cairn, en revanche, l’empire n’avait construit qu’une simple cahute où s’abriter des intempéries. Si elle était occupée, ces derniers devaient certainement se trouver en état de léthargie. La suite de leur progression allait maintenant dépendre de l’avarice des dirigeants Cairnseny en bois de chauffage. Cet avantage ne durerait pas. Si les nuits sur le piémont des montagnes étaient froides, les journées, elles, étaient très chaudes. Les habitants du pays retrouveraient vite leur énergie.

Le premier monsihon en Cairn se déroula dans un environnement totalement désert. Il n’y avait personne à des longes à la ronde. Puis au fur et à mesure que Fenkys s’élevait dans le ciel, les paysans commencèrent à sortir dans les champs. Ils rattrapèrent aussi quelques voyageurs sur les routes. Ces derniers les regardaient passer, une expression hostile sur le visage. Mais ils n’osaient rien faire. Pas encore. Mais d’ici quelques douzains, quand les révolutionnaires auraient bien harangué le peuple, il y avait de fortes chances qu’ils reprennent leurs vieilles habitudes. La Diacara serait obligée de renvoyer son armée pour faire respecter le traité. Et cette fois-ci, il fallait s’attendre à une répression sévère.

Quand le soleil arriva à son zénith, ils croisèrent la première caserne diacareal. Elle commençait tout juste à sortir de terre. Des ouvriers du Cairn travaillaient sous la direction de contremaîtres diacareal à édifier la muraille. La garnison pour le moment s’abritait dans un camp temporaire protégé d’une palissade de bois et flanqué à chaque coin d’un mirador ou veillait une sentinelle. Les voyageurs s’arrêtèrent un instant pour donner aux jumelles le loisir d’examiner le dispositif. Elles seraient bien rentrées à l’intérieur pour apprendre tous les détails de sa construction. Et vu leur rang, les soldats les auraient laissé entrer. Mais cela les aurait trop retardés. Aussi, ils finirent par repartir.

Il leur fallut trois jours pour atteindre la forteresse qui retenait la famille impériale prisonnière. Les deux nuits, ils décidèrent de les passer dans les auberges qui existaient déjà sur le chemin. Accorder le nom d’auberge à ces bouges sales et mal entretenus était leur faire trop d’honneurs. Mais ils avaient besoin de dormir au chaud afin d’être pleinement opérationnels le lendemain. La prison n’était pas très grande, si on considérait le nombre de captifs qu’elle contenait, elle ne devait pas abriter plus de deux douzaines de soldats, officiers compris. Ils comptaient sur les murailles pour se protéger. Mais elles railles ne tiendraient pas face à la magie des jumelles. D’ailleurs, Saalyn se demandait pourquoi elle les accompagnait. Peut-être était-ce parce qu’elle était une guerrière libre et que c’était à sa corporation que la mission avait été confiée. Toutefois, d’habitude, c’était elle qui commandait, même si un pentarque faisait partie de son équipe ; alors que là, c’était bien les jumelles qui donnaient les ordres.

Le dernier monsihon de la journée venait de commencer quand l’expédition atteignit sa cible. Ils profitèrent d’un épaulement de roche pour se cacher et l’observer attentivement. Comme l’avait annoncé l’empereur du Cairn, elle était relativement petite. Une muraille, un donjon, et c’était tout. Elle n’était pas destinée à soutenir un siège, mais à s’abriter le temps que les secours arrivent. Les prisonniers devaient être particulièrement mal logés. Sur le chemin de ronde, on pouvait voir une unique sentinelle qui marchait d’un pas régulier sans s’intéresser le moins du monde au paysage alentour. Si Wuq avait surpris un de ses soldats aussi peu attentifs à sa tâche, elle lui aurait passé un sacré savon. Ils ne s’attendaient pas à être attaqués, mais il fallait un minimum remplir sa mission. Toutefois, pour le petit groupe, cela signifiait qu’en approchant avec suffisamment de précautions, ils pourraient accéder jusqu’au glacis sans se faire repérer. Les jumelles laissèrent la sentinelle effectuer quelques rondes pour estimer la durée de son parcours, puis tout le long du trajet, elles identifièrent des cachettes que l’ont pouvait atteindre en un temps aussi court. À leur sourire, l’escouade comprit que l’opération allait être facile.

Elles avaient opté pour un plan très simple, mais que leur magie allait rendre terriblement efficace. Ils se glisseraient tous jusqu’à la porte principale sans être repérés, puis elles la défonceraient et investiraient les lieux avant que la garnison ait eu l’occasion de riposter. Tout était basé sur le fait qu’ils ne s’attendaient pas à ce qu’un ennemi aussi puissant puisse accéder si loin en plein cœur du Cairn. Néanmoins, à mi-chemin, elles réexaminèrent leurs positions. Mais la muraille était trop lisse, impossible à escalader discrètement sans utiliser la magie. Et pour envoyer six personnes là-haut, elles n’auraient plus d’énergie en réserve. C’était l’échec assuré. Non, le premier plan, bien que bruyant et spectaculaire était préférable. Une fois la porte à terre, elles pourraient encore se battre avec leurs pouvoirs.

L'objectif fut atteint en deux calsihons. Grâce aux ondulations du terrain, personne ne les repéra pendant leur progression. Ils se retrouvèrent face aux deux solides battants de bois sans que l’alerte soit donnée. Tout le monde s’attendait à ce que les jumelles fassent exploser la porte. Au lieu de cela, l’une d’elles posa les mains sur le panneau et se concentra. Quand elle fut prête, elle ferma les yeux et appuya. Un craquement très silencieux se fit entendre de l’autre côté des vantaux. Elle avait préféré briser la barre qui la maintenait close. Une légère poussée et elle s’ouvrit.
Les soldats avaient été surpris pendant leurs exercices matinaux. Aucun n’avait d’équipement sur lui. Ils perdirent de plus un temps précieux, ils ne s’attendaient pas à être attaqués. Quelques-uns, plus prompts à réagir, se précipitèrent vers leur casernement, un bâtiment en bois invisible depuis l’extérieur. C’est vers eux que les pentarques se concentrèrent, nous laissant ceux qui étaient désarmés. À nous quatre, le combat fut bref.
Les prisonniers s’assirent à même le sol, les mains sur la tête. Alors que Saalyn tournait autour, un choc puissant la frappa en pleine poitrine, la projetant au sol. La sentinelle du chemin de ronde lui avait décoché une flèche. Muy riposta en retour d’une boule de feu qui le mit hors d’état de nuire. Le seul soldat qui avait réussi à se saisir d’une arme, une lance de belle facture, en voyant cette attaque magique, renonça et se rendit. Il retourna auprès de ses compagnons au centre de la cour.

Saalyn se redressa avant que la poigne solide de Previs ne l’aide à se remettre debout. Elle ne paraissait pas blessée, mais à chaque inspiration, un élancement de douleur diffusait dans toute la poitrine. Muy la rejoignit.

— Ça va ? demanda-t-elle.

— La broigne m’a sauvé la vie, répondit Saalyn.

— Et dire que tu rechignais à la porter.

Saalyn n’ajouta rien. Cette protection était inconfortable et tenait chaud, mais elle avait empêché la flèche de la transpercer.

— Montre-moi ta blessure, ordonna la pentarque.

Sans discuter, Saalyn obéit. Elle ne remarqua même pas les soldats du Cairn qui levèrent la tête pour la regarder. Dans ce pays à la morale très stricte, une femme à demi nue en public était un spectacle rare.

La broigne avait arrêté la flèche, mais pas totalement. Si elle ne s’était pas plantée dans les chairs, elle avait entaillé la peau et un filet de sang coulait. Muy posa la main sur la plaie et se concentra. La coupure se referma et l’hématome qui l’entourait disparut ainsi que la douleur. Saalyn respira à fond sans aucune gêne.

— Merci, dit-elle.

— De rien.

Pendant que Muy guérissait Saalyn, Wuq sécurisait les lieux. Elle ne trouva personne dans l’écurie, mais il contenait une quinzaine de hofecy. Ces derniers, bien maltraités par les Cairnseny, ne verraient certainement aucun problème à changer de maître.

Pour le donjon, les assaillants prirent des précautions, il n’était pas exclu que des soldats s’y barricadent. C’était cependant peu probable vu que le nombre de prisonniers était identique à celui des hofecy. Mais il valait mieux rester prudent. Sa porte était verrouillée. Mais plutôt que la défoncer, les pentarques préférèrent fouiller l’officier. Elles découvrirent la clef dans une poche de son uniforme.

Le donjon comportait deux étages, ils trouvèrent cinq grands lits dans chacun d’eux. Mais les prisonniers, terrorisés, s’étaient regroupés dans le plus haut niveau. Une trentaine de personnes, majoritairement des femmes, se tenait serrée autour de l’une d’elles qui portait un jeune enfant dans les bras. En voyant les deux jumelles entrer dans la pièce, leur visage s’éclaira.

— Vous êtes venus nous chercher ? dit celle qui semblait être la reine dans un helariamen impeccable.

— Nous allons vous sortir d’ici, confirma Muy.

— Je vais enfin rentrer chez moi.

Elle déposa son enfant sur le sol puis s’avança vers l’une des deux pentarques. Elle la regarda droit dans les yeux. Brusquement, elle éclata en larmes.

— Ça fait vingt ans que j’attends, dit-elle.

— Nous avons eu beaucoup de travail, répondit Muy.
Mais l’enlaça et la serra contre elle.

Le reste des prisonniers avaient commencé à s’approcher des autres personnes qui avaient pénétré dans la pièce. Ils les entouraient et les touchaient comme s’ils avaient du mal à croire à leur existence. Saalyn laissa l’une d’elles lui caresser le visage.

Le garçon s’avança jusqu’à Wuq et s’agenouilla devant elle.

— Je vous remercie d’être venu nous sauver, dit-il en helariamen.

Sa mère se dégagea de l’étreinte de la pentarque.

— Lève-toi, lui dit-elle avec douceur, un Helariasen ne s’agenouille jamais, fût-ce devant son roi.

— Mais je ne suis pas Helariasen, protesta-t-il.

— Tu l’es, si ta mère l’est, le contredit Wuq.

Elle hocha la tête. Avec hésitation, il se releva. Cela allait à l’encontre de tous les protocoles qu’on lui avait enseignés, il semblait perdu.

— Mais ce n’est pas un roi, remarqua-t-il.

— Je suis une pentarque, répondit-elle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est un peu comme un roi, mais on est cinq.

L’enfant avait l’air surpris. Ses yeux oscillaient d’une jumelle à l’autre. Il les comparait à son père, dont la silhouette solidement bâtie était l’incarnation même de la force. Il avait du mal à associer ces deux femmes graciles, à la chevelure de feu et au visage angélique à l’exercice du pouvoir. Elles semblaient bien trop faibles pour commander. Puis il regarda Saalyn. Plus grande et plus musclée, elle correspondait plus à l’image qu’il se faisait de l’autorité.

— Vous êtes pentarque vous aussi ?

— Non, je suis une guerrière libre, répondit-elle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est comme un policier, mais qui peut travailler partout dans le monde.

— J’ai entendu parler de vous, dit l’impératrice. Votre action est arrivée au cœur du gynécée. J’espérais que vous passeriez un jour.

— En fait, je suis déjà passé. Et j’ai ramené Muy dans une civière. Le Cairn était un trop gros morceau pour moi, il me fallait me préparer.

La jumelle désignée rougit face à l’évocation de ce souvenir gênant d’une ancienne mission.

— Dites plutôt que les Cairnseny étaient trop tordus et je vous croirais davantage. L’Ocarian était plus puissant et pourtant votre corporation y a marqué des points.

Elle avait raison. C’étaient les lois aberrantes de ce pays qui avaient tenu les guerriers libres loin de son territoire.

— Il faudrait qu’on y aille, les interrompit Saalyn. Tôt ou tard, l’alerte va être donnée. Ne devrions être loin à ce moment.

— Tu as raison, répondit Wuq, à toi les rênes.

Saalyn entraîna tout le monde à sa suite hors du donjon. Les otages n’avaient pas de bagages à transporter. Ils étaient retenus dans le plus grand dénuement. Par acquit de conscience, elle fouilla les lieux, mais ne trouva rien. Ils rejoignirent les deux soldats qui gardaient les prisonniers dans la cour. Rapidement, elle reconnut le capitaine qui se tenait au milieu d’eux.

— J’ai besoin de vous parler.

Le Cairnseny se leva et la suivit.

— Notre opération demande de la discrétion et je devrais normalement tous vous tuer, annonça-t-elle.

L’homme accusa le coup, mais ne dit rien.

— Je sais que la parole d’un Cairnsen est sacrée. Si vous me promettez de ne pas prévenir votre hiérarchie, vous ne le ferez pas.

— Je ne peux pas promettre une telle chose, cela reviendrait à trahir le Cairn.

— Ce n’est pas une trahison. Vous sauvez vos hommes de la mort.

— Les hors-la-loi offrent rarement ce genre d’alternative.

— C’est parce que je ne suis pas une hors-la-loi. Au contraire, j’agis dans le strict respect de la législation de mon pays.

Voilà un concept que ce capitaine pouvait appréhender. Il croisa les bras.

— Vous êtes donc officier vous-même, conclut-il.

— En effet.

— De quel pays ?

Pour toute réponse, elle lui renvoya un sourire.

— Vous n’avez pas envie de voir notre flotte débarquer chez vous. Cela est compréhensible. J’en déduis que votre pays possède une façade maritime.

Cet homme était intelligent. En un endroit comme l’Helaria, il aurait pu devenir quelqu’un d’important. Mais il se dévoilait trop. Elle aurait gardé ses réflexions pour elle.

— Je vais prêter ce serment, déclara-t-il enfin.

— Un serment qui engage tous vos hommes ?

À sa mine déconfite, Saalyn comprit qu’il avait envisagé de contourner sa promesse de cette façon. Lui n’aurait rien dit, mais un de ses subordonnés se serait chargé de tout raconter.

— Un serment qui engage tous mes hommes, murmura-t-il.

Saalyn le ramena parmi les prisonniers.

Quelques calsihons plus tard, ils purent quitter les lieux. Les soldats cairnal avaient été enfermés dans le donjon avec assez de nourriture pour trois jours — le temps à attendre avant le passage du prochain ravitaillement, le reste des provisions avait été réquisitionné. L'impératrice déchue et sa cour avaient été répartis sur les hofecy trouvés dans l’écurie, cela en faisait presque deux par animal pendant qu’un membre de l’escouade allait chercher leurs propres montures qui patientaient à une demi-longe de là. Le signal du départ fut donné et ils laissèrent la forteresse derrière eux sans lui accorder le moindre regard, en direction du domaine de Panation Tonastar.

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