Chapitre 1 : la requête

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Le navire qui entrait au port de Salem était spécial. Il était constitué de deux coques parallèles réunies par un unique pont, une rangée de mats, mais deux beauprés à l’avant avec deux figures de proue. Seule la petite nation insulaire de l’Helaria fabriquait de tels bateaux. Et ils étaient rares. Elle s’était lancée dans le commerce maritime depuis presque deux douzaines d’années, mais cela ne faisait que quelques années qu’ils sillonnaient la mer intérieure et les hauts royaumes stoltzt qui les bordaient. Il n’en fallait pas plus pour exciter l’attention des habitants de la ville. Et pendant que les adultes se pressaient sur leur balcon ou le long des quais, les gamins suivaient en courant la progression du navire dans le chenal qui l’amènerait à la rade.

Le bateau était tout petit. Il ne disposait donc pas de ces cales pleines à craquer de ces produits de la forge que l’empire Ocarian négociait avec les Bawcks ni de ces nourritures exotiques que les caravanes ne pouvaient pas acheminer en raison de leur lenteur. Celui-là transportait des passagers. Était-ce un marchand venu traiter une affaire, ou un de ces diplomates que la Pentarchie envoyait partout depuis quelque temps pour raffermir son réseau de relations, voire un guerrier libre, membre de cette corporation qui officiellement n’existait pas, mais dont on racontait les exploits à la veillée ?

Le navire finit par s’amarrer à la place que le chef de port lui avait attribuée. Pendant la manœuvre, les marins restèrent concentrés sur leur tâche, mais celle-ci terminée, ils saluèrent les enfants qui leur souhaitaient la bienvenue. Malheureusement, personne ne quitta le bord. Le soir, cependant, les choses commencèrent à changer. Un petit groupe, trois femmes et quatre hommes, descendit sur les quais, visiblement pour passer du bon temps à la taverne toute proche. Les enfants les suivirent un instant. Ils étaient habillés de façon exotique. Les femmes surtout, leur tenue courte et décolletée les couvrait à peine bien qu’elles aient pris soin de rester en deçà des préconisations légales sur le costume féminin. On disait même que dans leur archipel lointain, elles allaient totalement nues sans que personne le leur reprochât. Les hommes aussi étaient vêtus légèrement, mais pour eux les lois étaient plus souples. Les enfants étaient trop jeunes, mais des adultes auraient compris qu’aussi bien hommes que femmes n’avaient pas l’intention de garder leurs vêtements toute la soirée.

La personne qui s’approcha du navire savait bien que la nudité sur les îles n’était qu’une légende. Elle ne constituait pas un tabou et un individu totalement nu dans une partie publique n’aurait choqué personne. Tout au plus, il aurait éveillé l’intérêt de certains passants. Mais généralement, les habitants s’habillaient, que ce fût un uniforme, pour se protéger de l’ardeur du soleil ou au contraire pour avoir chaud, ou encore parce que les vêtements constituaient un accessoire de séduction très puissant. Ou encore, comme dans le cas du visiteur, de camouflage. Il était enveloppé dans un grand manteau noir qui lui permettait de masquer sa tenue et son visage.

Il se présenta devant la passerelle. Un garde veillait. Il l’interpella.

— Vous désirez ? demanda ce dernier dans la langue de Diacara.

— J’ai un rendez-vous avec les guerriers libres.

Un collègue dont la présence lui avait échappé jusqu’alors se dirigea vers le château arrière dans lequel il disparut. Il revint peu après.

— C’est bon, vous pouvez monter, dit-il.

Le visiteur s’engagea sur la passerelle et embarqua dans l’étrange navire. Sous la direction du second garde, il pénétra à l’intérieur des quartiers des officiers. En marchant, il regardait tout autour de lui. Cet engin était si particulier qu’il espérait découvrir des secrets. Mais il fut déçu. Le bref couloir ne contenait que trois portes, une à droite et une à gauche et une dernière tout au fond qu’il emprunta. Il se retrouva dans une grande pièce qui occupait un angle du château arrière. C’était un petit salon tenant plus du bureau.

Confortablement installée sur un fauteuil, une belle femme blonde l’attendait. D’un rapide coup d’œil, il détailla sa silhouette athlétique que mettait en valeur une tunique écrue au décolleté lacé et un pantalon de cuir. Malgré le plaisir qu’il éprouva à découvrir un spectacle si attrayant, le visiteur manifesta sa déception, il pensait être reçu par un homme. Il tourna la tête et trouva en dehors de son champ de vision ce qu’il espérait voir. Ce dernier était l’équivalent masculin de la stoltzin. Il contrastait juste par sa musculature développée, bien mise en évidence par un gilet sans manches et par ses cheveux qui bien que tout aussi longs que ceux de sa compagne étaient d’un brun profond.

— Soyez le bienvenu, l’accueillit la femme.

— Je vous remercie de me recevoir de cette façon impromptue, s’excusa le visiteur.

— Je suis Saalyn, se présenta-t-elle, et voici Previs.

— Je m’appelle Calteco.

Le nom qui n’avait aucune signification dans la langue du Cairn sonnait faux. Mais Saalyn ne manifesta pas sa désapprobation d’un tel subterfuge. Calteco se tourna vers Previs.

— Vous êtes le guerrier libre envoyé par l’Helaria ?

— Moi, répondit ce dernier, pas encore malheureusement. Je ne suis qu’apprenti. Il s’en faut de deux ans que j’acquière ce titre.

— Mais alors, si vous ne l’êtes pas, où se trouve-t-il ?

Du doigt, Previs désigna Saalyn. Calteco ouvrit ses yeux grands d’étonnement quand il comprit.

— Une femme ! s’écria-t-il. Comment une femme peut-elle devenir guerrière ?

— En suivant les conseils de son maître pendant sa formation, ironisa-t-elle.

Saalyn se leva. Lentement, elle parcourut les quelques pas qui la séparaient de son visiteur. Sa démarche assurée la rendait moins sensuelle tout d’un coup. Et bien plus effrayante. Étrangement, cette idée l’excita.

— Je pense que si vous voulez travailler avec l’Helaria vous allez devoir changer votre façon de voir le monde, votre majesté, dit-elle.

— Vous faites une erreur, je ne suis qu’un envoyé de Sa Majesté. Mon nom est Calteco.

— Si vous tenez à utiliser ce nom, je respecterai votre choix. Mais j’ai bien du mal à croire que l’empereur de Cairn serait resté un jour de plus dans un palais en proie à l’agitation alors qu’il pouvait se mettre en sécurité en venant en personne.

De la main, elle lui désigna un fauteuil où s’asseoir. Le visiteur laissa Saalyn le débarrasser de son manteau avant de s’y installer.

— Nous sommes des gens civilisés, nous savons recevoir nos hôtes. Désirez-vous vous désaltérer ? Nous pouvons vous offrir de multiples jus de fruits ou de légumes.

— Nous sommes en Helaria, je tenterais bien une boisson helarieal. Avez-vous de l’hydromel ?

De sa place Previs regardait Saalyn opérer. Si découvrir l’existence d’une femme guerrière l’avait perturbé, se faire servir par l’une d’elle en revanche ne lui posait aucun problème. Et que Saalyn se réduisît à l’état de domestique semblait le rassurer, restaurer sa vision du monde. C’était très habile, en le mettant à l’aise, elle le rendait plus enclin à leur faire confiance. Il remarqua toutefois que la requête de l’empereur avait surpris Saalyn. Qu’un natif du Cairn demandât à boire de l’alcool était plus qu’étonnant. Mais ce fut si discret qu’il fallait bien la connaître pour s’en rendre compte. Elle posa le breuvage sur une table juste à côté du fauteuil avant servir son apprenti puis de se verser un verre. Enfin, elle rejoignit sa place.

— Si nous en venions au fait. Pourquoi l’empereur du Cairn fait-il appel aux guerriers libres d’Helaria ?

— Le Cairn est un pays qui respecte une grande droiture morale, commença le souverain.

Il n’avait pas l’habitude de traiter sur un pied d’égalité avec une femme. Bien qu’il ait compris que c’était Saalyn qui commandait, il se montra incapable de la regarder quand il parlait. Il s’adressait à son apprenti. Cela ne semblait pas gêner la stoltzin.

— Par le passé, ma pentarque et moi-même avons pu le constater, il y a des années.

— Le fait que la majorité des gens vivent dans le péché nous révolte. Malheureusement, nous ne pouvons rien y changer. Nos prêcheurs sont mal reçus dans les pays voisins. Certains voudraient bien que nous transportions la parole des dieux de façons plus martiale, mais ils sont minoritaires. L’illumination doit se faire de son plein gré, pas sous la menace d’une lance.

— C’est une excellente manière de procéder.

— En revanche, à l’intérieur de nos frontières, nous sommes libres d’agir comme bon nous semble. Nous exigeons de nos visiteurs qu’ils respectent pour la durée de leur séjour cette rectitude que nous nous imposons. Et cela conduit parfois nos milices à commettre certains excès.

— Comme transpercer de flèche une pentarque en voyage ?

— Ce n’est pas la meilleure idée que nous ayons eue en effet.

— Je confirme. Le temps que son épaule guérisse, et qu’elle puisse à nouveau se servir d’une épée, elle a manifesté une humeur exécrable.

Ce coup ci, l’empereur leva la tête vers son interlocutrice. Son regard accrocha son décolleté et surtout ce qu’il cachait bien mal. Il n’avait pas l’habitude qu’une femme se présentât devant un homme de façon si indécente tout en restant détendue. Cela lui offrait des distractions qui l’empêchaient de se concentrer.

— Et je suppose qu’une de vos milices s’est montrée particulièrement zélée, conclut-elle.

— Elle a pendu un marchand diacareal et sa suite.

— Et cela a été le marchand de trop. La Diacara vous a déclaré la guerre.

— Nous nous targuions de posséder une armée puissante. Mais la Diacara nous a détrompés. Nous n’avons pas tenu cinq mois face à leurs forces. J’ai dû capituler.

— Je constate pourtant que le Cairn est toujours un État indépendant.

— En effet. Mais nous avons dû leur céder quatre routes qui traversent l’empire du sud au nord ainsi que des terrains pour construire des auberges tout le long. Nos milices et nos soldats peuvent y transiter, mais pas y exercer leur mandat.

Saalyn ne connaissait pas les termes du traité. Signé trop récemment, son contenu n’avait pas encore eu le temps de se diffuser jusqu’en Helaria. Bien qu’elle ne l’exprimât pas, elle éprouva du soulagement à l’idée que les voyageurs allaient maintenant pouvoir circuler dans le pays en toute sécurité.

— Cela ne nous explique pas pourquoi vous avez fait appel à nous.

— Bon nombre de mes vassaux considèrent ce traité comme une humiliation. Ils me reprochent d’avoir signé trop rapidement. Tout l’est du pays s’est soulevé.

— Vous avez donc une rébellion sur les bras.

— L’est et le centre sont tombés sous leur contrôle. Et le reste ne va pas tarder à suivre. De plus en plus de généraux, de capitaines ou de gouverneurs se rangent de leur côté. Quand j’ai fui ma capitale, elle était sur le point de tomber. Le meneur de la rébellion s’est déjà proclamé empereur.

— Cela ne me dit toujours pas notre rôle. Nous ne sommes pas une troupe de mercenaires capable de fournir une assistance militaire.

— Même si l’armée du Cairn a été écrasée par celle de la Diacara, elle reste bien plus puissante que celle de l’Helaria. L’aide que vous nous apporteriez serait négligeable.

Saalyn ne réagit pas, il avait raison. Même si l’intégration des guerriers honëgans à l’armée de la Pentarchie avait un peu fait évoluer les choses, ils restaient encore une petite nation.

— Ma dynastie va prendre fin. Et je veux que vous vous chargiez de mon fils, que vous lui fassiez quitter le pays avec tout son entourage.

— Et où se trouve-t-il ?

— Dans un château, à l’est. Les rebelles les retiennent pour me forcer à me dévoiler. Mais je ne suis pas naïf. Le jour où ils m’attraperont, nous serons tous exécutés.

— Cela nous obligerait à monter une opération militaire pour traverser l’empire, puis attaquer une forteresse de ce qui semble être devenu l’autorité légitime de ce pays.

— J’adore mon fils. Tout comme j’adorais sa mère. À l’origine, ce qui m’a attiré en elle était son exotisme plus que sa beauté. Mais je suis finalement tombé amoureux d’elle. Et pendant vingt ans, je l’ai aimée d’un amour exclusif. Je ne suis allé voir aucune autre femme depuis que je l’ai rencontrée. Mais tout ce qui me reste d’elle aujourd’hui, c’est cela.

Il remonta sa manche, révélant un petit bracelet de perles multicolores. Aussitôt, Saalyn réagit. Alors que jusqu’à présent elle se montrait nonchalante, elle se pencha brutalement en avant. Son intérêt avait été éveillé.

— Il était très important pour elle, mais elle ne m’a jamais expliqué pourquoi. Et si j’en juge par votre attitude, il signifie quelque chose pour vous.

Saalyn hocha la tête.

— Votre femme venait de l’Helaria ? demanda-t-elle.

— En effet. Et comme je vous l’ai dit, j’aimais beaucoup mon épouse. C’est pourquoi je lui ai donné une suite originaire du même pays qu’elle. Quarante femmes et dix hommes.

— Et où se trouvent tous ces gens ?

— Ceux qui n’ont pas été tués pendant ma fuite sont prisonniers avec mon fils et seront mis à mort avec lui. Cette opération ne vous intéresse-t-elle toujours pas ?

Tu parles que ça l’intéressait. Il venait d’agiter un magnifique chiffon rouge devant le visage de Saalyn. Il savait qu’elle était ferrée et qu’elle accomplirait la mission. Presque cinquante de ses compatriotes à délivrer.

C’est alors que le ciel se déchira.

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