Chapitre 32 : Escargot

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 Aaron fut réveillé par les hurlements disgracieux des goélands. Ce devait être un jour de marché. C’était toujours ainsi : vers midi, lorsque les effluves des poissons défraîchis par le soleil s’élevaient dans les airs, cela déclenchait un concert de réclamations avides. Épuisé de la veille, le jeune homme avait passé une longue nuit sans rêves particulièrement reposante. Il s’étira, sentit ses muscles se délier dans son dos, puis quitta sa paillasse et jeta un regard à l’extérieur. Le soleil brillait, mais une énorme enclume nuageuse chargée d’orage approchait depuis la mer. Aaron se surprit à penser à Mira, probablement sur le chemin de Fort Daeron. Il espéra qu’elle pourrait trouver un refuge avant que ne tombe le chaos d’en-haut. Il fut ramené à des pensées plus immédiates par son estomac, qui se contracta pour lui annoncer subtilement qu’il ne devrait plus tarder à se sustenter. Il enfila un vieux pantalon brun et un maillot de coton râpé aux entournures. Puis il plongea la main dans la paillasse et en tira le petit bocal de poudre. À cet instant, la porte de sa cabane s’ouvrit à la volée. Trois soldats kelciens entrèrent au pas de charge. Le premier s’enquit d’une voix forte :
 — Quel est ton nom, jeune homme ?
 — Aaron, répondit celui-ci après avoir subrepticement glissé le bocal dans l’une de ses poches. — Je suis le caporal Ems. Par ordre de l’empereur Hadrian, la mobilisation générale a été déclarée. Je vais par conséquent te demander de me suivre, jeune homme.
 Aaron s’exécuta, sentant bien à l’air patibulaire des deux adjoints du caporal qu’il valait mieux ne pas faire d’histoires. Il rejoignit à l’extérieur une dizaine d’hommes au moins aussi mal habillés que lui, tenus en respect par d’autres soldats. D’habitude, les recrutements étaient faits sur la base du volontariat. Là, c’était une opération de grande envergure. Les militaires venaient enrôler de force les pauvres et les désœuvrés du port. Le caporal mena son groupe aux maisons suivantes. Il récupéra d’autres recrues en chemin, n’épargnant que les enfants, les femmes et les vieillards. Au fur et à mesure de leur avancée à travers la ville, Aaron se rendit compte que d’autres groupes de soldats procédaient partout à la même opération. Toute la cité fourmillait d’activité, sous les cris des oiseaux affamés. Les enrôlés de force avaient pour la plupart le regard fixé sur leurs bottes, incrédules.

 Tandis que des scènes d’adieux aussi déchirantes que fugaces se jouaient tout autour de la petite colonne en route vers le palais impérial, Aaron préférait tendre l’oreille aux murmures qu’échangeaient ses compagnons d’infortune, en quête d’informations. Les militaires les encadraient de près, afin d’étouffer dans l’œuf toute velléité de fuite. Il aurait de toutes façons fallu être idiot pour tenter de s’échapper dans ces conditions, alors que la ville grouillait d’hommes en armes. Plus ils montaient, plus leur petit groupe se renforçait : ils étaient désormais une quarantaine de pauvres hères arrachés à leurs foyers. L’âge des recrues s’étalait de vingt à cinquante ans, sans distinction de physique. Qu’ils soient bedonnants, vigoureux, malingres, ou même franchement vacillants, ils étaient tous emportés de même. Plus ils avançaient vers le palais, plus la ville résonnait. Les recrutements forcés des bas quartiers n’avaient apparemment déclenché aucune réaction. Mais les gens se rendaient désormais compte de ce qui se passait. D’autres groupes de soldats parcouraient les hauts quartiers, enlevant aussi les fils, les époux, les pères de bonne famille. Et, pour Aaron, les protestations des uns, les cris poignants des mères à qui on arrachait leur unique enfant, les lamentations des sœurs et des aïeux désireux d’être emmenés à la place de leurs petits, tout cela se mêlait dans les airs en une clameur encore timide, mais qui gagnait en force. Cette clameur n’était au départ que l’expression d’une grande stupeur, mais celle-ci se transformait petit à petit en colère. Cette incompréhension, cette peur, cette rage du peuple de Kelcia semblait s’élever derrière les colonnes de soldats qui convergeaient toutes vers le palais. Le pas s’accéléra, comme si les militaires sentaient derrière eux le souffle de cette population amputée. Dans le vent qui forcissait, alors que l’air se chargeait d’humidité et que les grondements du ciel paraissaient faire écho à ceux de la terre, Aaron eut, l’espace d’un instant, l’impression que la cité était sur le point de s’embraser. Il aurait suffi d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Qu’une seule personne essaie de s’échapper, qu’un soldat fasse un faux mouvement, qu’un hurlement dépasse les autres, et tout basculerait. La ville entière sortirait de sa quiétude, balaierait les militaires kelciens, et irait demander des comptes à l’empereur Hadrian lui-même. Mais l’instant passa avec le premier éclair de l’orage. Celui-ci claqua dans l’air comme un fouet, immédiatement suivi des premières gouttes de pluie, qui bientôt formèrent un torrent. La ville se calma, la clameur perdit en intensité. Comme si, finalement, la colère du ciel intimait aux habitants de garder la leur par devers eux.

 Ils parvinrent sur le parvis du palais trempés et transis de froid. Tous se retrouvèrent là, encore sonnés par la violence avec laquelle ils avaient été extirpés de leurs foyers. Un grand silence se fit lorsque l’empereur lui-même parut sur les marches du bâtiment, entouré d’une flopée de gardes. Seuls retentissaient encore les éclats de l’orage, les furieux clapotements de la pluie sur les pavés, et les sifflements aigus du vent. Hadrian était revêtu d’une longue toge rouge brodée de dorures. Sa chevelure blonde, qui encadrait son visage jusqu’à hauteur d’épaules, mettait en valeur son regard saisissant. De sa position, Aaron ne put déterminer avec exactitude son âge, mais l’homme avait une carrure athlétique et une silhouette élancée. L’empereur écarta les bras, fit un pas en avant et prit la parole. Sa voix tonna sur le parvis, comme pour répondre à la tempête :
 — Vaillants fils de Kelcia ! Vous êtes ici sur mon ordre. Sans gaieté de cœur, j’ai été obligé de décréter la mobilisation générale, car notre ancien ennemi, l’empire d’Exodia, a décidé de nous assaillir. Sans déclaration de guerre, il s’est abattu sur nos côtes et a pris la forteresse de Devon !
 Un murmure de surprise parcourut la foule assemblée là. Tous avaient en mémoire, qu’ils l’aient vu de leurs yeux ou non, que Devon était imprenable.
 — Je vous appelle donc, fils de Kelcia, à vous lever aujourd’hui pour renforcer notre grande armée. Levez-vous pour défendre votre empire ! Levez-vous pour repousser l’ennemi loin de nos terres et protéger vos foyers !
 Si l’empereur s’était attendu à une clameur d’exaltation en réponse, il dut être déçu, car la foule resta muette, probablement sous le choc de la nouvelle. Le discours, qui aurait pu en d’autres circonstances soulever l’héroïsme dans le cœur des hommes, eut le formidable effet de n’en produire aucun. Hadrian reprit :
 — Vous allez être répartis par unités et rejoindrez au plus tôt le front. Vous êtes maintenant des soldats de l’armée kelcienne ! Faites-lui honneur !
 À l’issue de son allocution, l’empereur rentra dans son palais entouré de ses gardes, laissant le parvis plongé dans un silence glacial, troublé seulement par les mugissements de l’orage. Après quelques secondes, les murmures se mirent à bruire. Les cris des chefs d’escouade se mêlèrent bientôt au brouhaha ambiant. Chacun reforma sa colonne pour la diriger vers la porte ouest de la cité. Aaron suivit le mouvement en silence, sous la houlette du caporal Ems, trop abasourdi pour réagir. Des siècles semblaient s’être écoulés depuis la veille, depuis qu’il avait quitté Mira sur les quais. Voilà qu’il était un soldat de l’armée kelcienne, entraîné vers une guerre qu’il n’avait ni demandée ni même envisagée. Il se contenta de marcher, sous les trombes d’eau qui dévalaient des nuages noirs, en serrant nerveusement le bocal de poudre ocre dans sa poche. Soudain, le souvenir de l’empereur lui traversa l’esprit, la vision de cet homme tout puissant, entouré de soldats, en train de reculer pour rentrer dans son palais sous la pluie battante. Il ne put s’empêcher de penser à un escargot en train de se recroqueviller dans sa coquille.






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Tome2

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