Chapitre 35 : Inconnue

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 Après une nuit dans une minuscule auberge et une pause vers midi pour nourrir elle et sa monture, Mira parvint aux portes de Fort Daeron alors que le soleil entamait sa lente descente vers l’horizon. Les immenses vantaux la couvrirent de leur ombre, tandis qu’elle faisait halte sur l’ordre d’un garde. Elle lui présenta ses papiers d’identité, qu’il examina attentivement avant de lui faire signe de circuler.

 La garnison était un bastion entouré de murs, bâti sur une île au milieu du large lit du fleuve Caluha qui scindait la ville en deux, relié à l’une des berges par un pont de pierre. Mira entra aisément. Elle confia son cheval à un garçon d’écurie, puis fut guidée vers un groupe de bâtiments austères en brique anthracite. On la mena jusqu’à un petit salon, la priant de patienter. Après quelques minutes, elle reconnut le pas caractéristique de son père approcher derrière elle. Elle bondit de son siège, se tourna vers lui et le dévisagea quelques secondes. Sa silhouette massive se découpait dans le couloir éclairé de la lumière des torches. Une mèche de ses cheveux poivre et sel noués en catogan balayait son front à chaque pas. Il avait les pommettes hautes et le visage buriné. La barbe lui avalant les joues lui donnait toujours cet aspect bonhomme qui compensait ses traits aristocratiques. Lorsque ses yeux d’un gris limpide la repérèrent, un éclat de joie les parcourut et ses lèvres dessinèrent un sourire. Il n’avait pas changé. Elle lui sourit en retour tandis qu’il accélérait le pas pour venir la serrer dans ses bras.
 — Mira ! s’exclama-t-il de sa voix de stentor. Que fais-tu là ?
 La force de son étreinte traduisait son bonheur de la retrouver avant son retour à Kelcia. Mira se sentit un peu coupable de devoir jouer les trouble-fête.
 — J’ai des questions à te poser à propos de maman.
 Le regard de son père se durcit et son visage se ferma.
 — Peut-être qu’on pourrait en discuter autour d’un repas ? Je meurs de faim, proposa la jeune femme.
 La perspective de repousser la discussion sembla réjouir son père. Il hocha la tête avec un sourire.
 — Bien sûr. Allons au réfectoire. La nourriture n’y est pas aussi mauvaise que ce qu’on pourrait attendre.

 Effectivement, le repas s’était avéré assez bon. Mira et son père, attablés face à face dans le réfectoire de la garnison, sirotaient en silence, lui une bière, elle un hydromel. Les environs étaient déserts ; tous les soldats s’étaient rendus à la taverne. La jeune femme redoutait le moment où elle devrait lancer la conversation à propos de sa mère. À chaque fois qu’elle abordait le sujet, les yeux de son père se teintaient d’une tristesse presque insoutenable. Dans ces instants, ce grand homme aux épaules massives, celui qui avait toujours été là pour la protéger, semblait disparaître, remplacé par un enfant chétif à la voix tremblante. Il était évident que la séparation n’avait pas été facile. Mais il fallait qu’elle sache, désormais. Alors elle rassembla tout le courage dont elle disposait.
 — Papa, j’ai fait un rêve avant-hier soir.
 À la mention du mot « rêve », son père tressaillit et les jointures de ses blanchirent sur sa chope.
 — J’ai rêvé d’une dispute entre toi et maman, continua la jeune femme. À l’étage de la maison. Où tu lui demandais de choisir entre l’onirie et nous.
 Elle vit les épaules de son père s’affaisser, et sut la réponse avant même d’avoir posé la question.
 — Ce n’était pas seulement un rêve, n’est-ce pas ? Je sais que ça te fait mal, mais je veux savoir.
 Markus Maynard prit trois longues inspirations, comme s’il cherchait de l’air. Lorsqu’il s’exprima, sa voix tremblait un peu.
 — Non. C’est ce qui s’est passé.
 — Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ? Pourquoi maman ne m’en a-t-elle jamais parlé ? demanda Mira en essayant de conserver un ton neutre.
 — C’était... Jade a sûrement eu honte de te raconter cela... Et je voulais que tu gardes de ta mère la meilleure image possible.
 — Donc c’est vrai... Elle a choisi de nous abandonner pour continuer l’onirie ?
 Son père soupira longuement, puis répondit :
 — C’est un peu plus compliqué. Après lui avoir imposé ce choix, j’ai regretté de l’avoir fait. Ta mère a toujours été très faible physiquement, et ses difficultés n’ont fait que croître au fil du temps. Elle avait beaucoup de mal à se déplacer, et l’onirie était sa seule échappatoire. Je ne pouvais pas la forcer à choisir. Nous nous sommes réconciliés, et elle a promis de faire des efforts pour s’occuper un peu mieux de toi lorsque j’étais absent. Pendant deux mois, ça a fonctionné. Je la trouvais en meilleure forme. Je ne sais pas si c’est parce qu’elle prenait moins de cette saloperie d’onirium ou si c’était le fait de se forcer à sortir de son lit... Mais tout semblait aller mieux. Jusqu’au jour où, en rentrant du palais, j’ai trouvé la porte de la résidence ouverte. Tu avais disparu. Et ta mère dormait à l’étage, d’un sommeil de plomb.
 Son père marqua une pause, comme pour lutter contre les souvenirs, avant de poursuivre :
 — Jade a toujours eu le sommeil léger, sauf lorsqu’elle utilisait l’onirie. J’étais furieux. Je pensais t’avoir perdue. Avant que je parte à ta recherche, nous nous sommes disputés. Peut-être encore plus violemment que dans la scène dont tu as rêvé. Je ne t’ai pas trouvée dans le jardin, ni aux alentours de la résidence. J’ai signalé ta disparition aux autorités, et, à mon retour, ta mère était partie. Je ne l’ai pas revue depuis.
 — Où est-ce que j’étais ?
 — Un groupe de fripouilles de bas étage t’avait enlevée. Une demande de rançon est arrivée quelques heures après ta disparition. Ils ont été retrouvés par les soldats impériaux dans la foulée, sans grande difficulté, et j’ai pu te récupérer. J’ai essayé de reprendre contact avec ta mère après cela... Je l’aimais, du fond du cœur, et je m’en voulais encore. Je voulais tenter de recoller les morceaux. Elle t’adorait... Je n’ai jamais vu ses yeux plus brillants que lorsqu’elle te tenait dans ses bras. Je pensais... Je pensais qu’elle reviendrait pour toi... Mais je n’ai jamais eu de réponse. Jamais. Quelques années plus tard, j’ai appris qu’elle s’était remariée avec Lysandor Moon, le roi du Taagan. Et j’ai appris il y a deux jours qu’elle avait eu deux enfants.
 Mira sursauta.
 — Tu ne savais pas non plus ? demanda-t-elle.
 Son père fronça les sourcils.
 — Non. J’étais le seul à ne pas être au courant lors du conseil diplomatique. Comment est-ce possible ? s’interrogea-t-il avant de se pencher vers elle pour chuchoter la suite. Est-ce que tu crois que Jade aurait pu faire ça avec l’onirie ?
 — Je... C’est... hésita la jeune femme. Je ne sais pas. Je n’ai jamais entendu parler d’un cas comme celui-là. Mais maman avait vraiment un subconscient très puissant. Si quelqu’un devait en être capable, ce serait elle. Mais ça n’explique pas pourquoi elle aurait voulu nous cacher ça...
 Mira croisa les bras sur sa poitrine et s’enferma dans le même mutisme songeur que son père. Ils restèrent là, sans mot dire, pendant un long moment, avant d’aller prendre un peu de repos. Mira eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. Elle rumina de sombres et tristes pensées jusqu’à une heure avancée de la nuit.

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