Chapitre 36 : Égouts

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 Phan fut réveillée par une sensation d’humidité sur sa main. En ouvrant les yeux, elle sentit sa cheville se rappeler à elle, moins violemment qu’avant son sommeil néanmoins, en même temps qu’une odeur saturée de pourriture agressait ses narines. Elle inhala l’air fétide et se mit à tousser. Elle se rappela alors de l’endroit où elle était et se plaqua les mains devant la bouche pour atténuer le bruit. Ses lèvres rencontrèrent une ignoble substance visqueuse. Avec un frisson d’horreur, elle vomit dans le canal à sa gauche. Elle se redressa finalement dans le noir et se rendit compte qu’elle avait probablement dormi sur le ventre et que son bras avait fini par toucher la surface des eaux usées. Un nouveau spasme la secoua et son estomac décida de recracher le peu qu’il contenait encore. Son corps émit un râle bizarre tandis que l’âcre goût de la bile lui envahissait la bouche. Gyrfal n’était toujours pas revenu. Elle était restée au moins deux longues heures dans le noir total à l’attendre, avant de perdre toute notion du temps. La jeune fille avait alors essayé de trouver une position confortable pour attendre et soulager sa cheville endolorie. Elle avait dû s’endormir... Lorsque son estomac finit par se calmer, Phan palpa doucement le bas de sa jambe gauche pour évaluer son état. La chair était sensiblement enflée et le moindre contact produisait des signaux de douleur intense. Elle parvint à se retenir de hurler, non sans jurer intérieurement à foison. Le bruit sec du bois frappé par un objet pointu retentit soudain au dessus-d’elle. Comme si on toquait à la trappe. Un crissement étouffé lui confirma l’identité de son visiteur. Elle parvint à se lever à la force de ses bras et de sa jambe valide et à soulever la plaque de bois. Gyrfal s’engouffra dans l’ouverture en un instant. Il tenait dans son bec un chétif lambeau de viande, et entre ses serres un morceau de pain et une pomme. La jeune fille se précipita pour engloutir un peu de nourriture solide et contenter son système digestif endolori. Alors qu’elle mâchait de son mieux le pain presque rassis, elle entendit la voix du faucon résonner dans sa tête.
 — Jeune voyageuse Phan, ton parent est en assez bonne santé, malgré un voyage chaotique. La voyageuse terrestre que tu appelles l’impératrice est absente. Par conséquent, ton parent n’a pas pu lui être présenté ce matin. Il le sera dans trois jours.
 Phan cessa de mastiquer et tendit l’oreille.
 — Cette voyageuse a besoin de ton frère pour une tâche bien précise. J’ai pu découvrir l’endroit où il était retenu et atteindre son esprit suffisamment tôt pour lui expliquer. J’ai cru un moment qu’il allait trahir ma présence, tant sa surprise fut grande. Mais en prononçant ton nom, j’ai réussi à le calmer et à lui faire comprendre ce qu’il fallait.
 — Tu ne veux pas m’expliquer ce qui se passe ? Ce serait plus simple...
 — Je le souhaite désormais, car j’ai besoin d’une aide humaine pour mener à bien ma mission. Celle-ci est néanmoins légèrement différente de la tienne. Je devais donc m’assurer aussi bien de gagner ta confiance que de t’assurer la mienne avant de te révéler mes véritables desseins.
 — Et maintenant ?
 — C’est chose faite.
 Gyrfal émit un petit sifflement avant de reprendre la « parole ».
 — Qu’il te soit possible de le concevoir ou non, jeune voyageuse, il existe chez nous autres, voyageurs célestes, une hiérarchie presque semblable à celle qui est en vigueur chez les marcheurs terrestres. Notre « monarque », si je me permets de pousser plus loin l’analogie, est le doyen des fyrimars, ceux que vous autres voyageurs terrestres sous le vulgaire vocable d’« oiseaux de feu ».
 — Ce sont des histoires pour gamins, l’interrompit Phan, ça n’a jamais existé.
 — Évidemment qu’une créature de feu n’existe pas. Les fyrimars sont appelés ainsi à cause de leur plumage rouge flamme. Si désormais, jeune voyageuse, tu pouvais avoir l’extrême obligeance de cesser de m’interrompre, nous gagnerions un temps précieux.
 Phan grogna de se faire rabrouer de la sorte, puis croisa les bras sur sa poitrine.
 — Les fyrimars président l’ensemble de la communauté des voyageurs célestes doués de logospiritie. Ils n’ont évidemment aucune autorité réelle, cela serait dénué de sens. Cependant, nous les respectons et les protégeons de notre mieux, du fait de leur inestimable savoir. Ils sont peu nombreux, car ils engendrent rarement des individus femelles, ce qui handicape grandement leur reproduction, et se débarrassent eux-mêmes de leurs rejetons ne possédant pas les dons de logospiritie et d’onirie. Ces spécificités inhérentes aux fyrimars sont aujourd’hui la cause d’un grand malheur : ne demeurent que trois représentants de l’espèce : le Doyen, l’Héritier et l’Héritière.
 Phan frissonna, puis ne put s’empêcher de poser la question qui venait de surgir dans son esprit.
 — Qu’est ce que l’onirie ?
 Elle sentit un tremblement de surprise dans le ton de Gyrfal lorsqu’il répondit.
 — Il s’agit de l’art de voyager dans les rêves. Comment se peut-il que tu ne le saches pas, jeune voyageuse Phan ?
 La jeune fille eut envie d’en savoir plus, mais dut se pincer les lèvres pour se retenir de demander lorsque le faucon poursuivit son histoire.
 — Les fyrimars sont peu nombreux et possèdent un large savoir. Pour ces raisons, ils demeurent cachés du monde. Néanmoins, par malheur, la voyageuse terrestre que tu appelles l’impératrice d’Exodia a appris leur existence et leurs secrets. Je me trouvais auprès du Doyen lorsqu’il a été capturé par les hommes envoyés par la voyageuse impératrice. Je n’ai malheureusement rien pu faire pour lui porter assistance. Les autres fyrimars, les vents en soient remerciés, n’étaient pas présents.
 — Pourquoi ?
 — Ce sont des voyageurs aux mœurs très solitaires. Ils ne se réunissent que rarement, pour échanger leurs expériences et partager leur savoir. Le reste du temps, ils parcourent le monde seuls. Leur période de séparation dure plusieurs de vos années. Ainsi les héritiers du Doyen ont-ils pu échapper au sort de ce dernier. Toujours est-il que celui-ci est maintenant depuis plusieurs semaines retenu captif dans le palais d’Exodia au-dessus de nos têtes. La voyageuse impératrice est à la recherche d’un moyen de le forcer à dévoiler une partie de son savoir.
 — C’est pour cela qu’ils ont enlevé Mao, n’est-ce pas ?
 — En effet. Les voyageurs terrestres ont essayé d’user d’onirie pour explorer les rêves du Doyen, mais son subconscient s’est avéré trop puissant pour eux. Malheureusement, ils connaissent, nul ne sait comment, le fonctionnement du don de logospiritie. Ils se sont donc mis à la recherche d’un voyageur terrestre en étant doué.
 — Comment ? Comment peuvent-ils savoir que Mao et moi sommes logospirites ?
 — C’est une réponse dont je ne dispose pas. Cependant, ton ascendante possédait ce don, et celui-ci est héréditaire, la plupart du temps. Il se peut qu’ils aient conjecturé à partir de ces faits.
 — Ma mère ? Elle n’en a jamais parlé ! Est-il possible qu’elle n’ait pas été au courant que je l’avais aussi ?
 — C’est une possibilité, voyageuse Phan. Ou bien a-t-elle préféré taire ce fait ? Je ne saurais émettre de conclusions définitives sur ce sujet. Je puis néanmoins t’assurer que le Doyen lui-même savait qu’il me fallait me rendre à la cité d’Olma pour essayer de prévenir votre capture et celle de votre ascendante. J’ai cependant reçu son injonction trop tard et n’ai pu qu’avertir ton ascendante de l’imminence de sa capture, sans réussir à empêcher l’enlèvement de ton frère. En cela, ma mission est un échec.
 Le faucon baissa subrepticement la tête en un mouvement presque humain.
 — J’ai fait ensuite mon possible pour t’assister dans ta quête, voyageuse Phan. Mais en cela aussi, ma mission fut un échec. Mon unique espoir résiduel est de parvenir, avec ton aide, à libérer le Doyen. Et ton parent, bien entendu, dans le même temps. Mais étant donné les circonstances actuelles, cela me semble compromis.
 Phan jeta un coup d’œil à sa cheville, puis hocha tristement la tête en signe d’acquiescement.
 — Je ne sais pas comment nous allons faire, tous seuls, pour investir le palais.
 En disant ces mots, Phan se rendit compte de la situation inextricable dans laquelle elle s’était mise et sentit la petite flamme du désespoir qui vivotait en elle gagner en vigueur.
 — La première étape est de te guérir, voyageuse Phan, déclara le faucon d’un ton presque confiant.
 — J’ai peur que ça ne guérisse pas si rapidement, rétorqua-t-elle. Sûrement pas en trois jours. Combien de temps penses tu que Mao puisse leur cacher la réponse qu’ils attendent ? Il a neuf ans... Il ne va pas réussir à leur mentir longtemps. Et s’ils commencent à utiliser des moyens de persuasion plus musclés...
 Elle ne termina pas sa phrase, assaillie d’horribles images.
 — En plus de ça, reprit-elle, ça doit grouiller de soldats là-haut.
 — En effet, jeune voyageuse, notre intrusion a été signalée. La cadence des patrouilles a été augmentée, ce qui explique en partie le délai nécessaire à mon retour. Ils sont intrigués par ta disparition et n’ont pas encore découvert cet endroit car celui-ci est assez bien dissimulé grâce aux végétaux sur la plaque de bois. Cependant, je préconiserais de nous mettre en route sans tarder.
 — Nous mettre en route vers où ? Et comment ? Si c’est bloqué au-dessus...
 Le faucon émit le petit son caractéristique de son rire lorsqu’il vit le visage de la jeune fille se décomposer.

 Elle avait fait de son mieux pour se boucher le nez, deux morceaux de tissu enfoncés dans les narines, mais l’odeur atteignait encore ses récepteurs olfactifs et lui infligeait un martyre d’un genre bien singulier. Chaque inspiration apportait son lot d’infâmes effluves qui la rendaient nauséeuse. Par chance, elle n’avait qu’à se focaliser sur cet aspect du calvaire pour l’instant. Avant leur départ, Gyrfal avait réussi à l’endormir quelques minutes pour faire disparaître sa douleur à la cheville, mais elle sentait déjà les effets s’amenuiser. Son cerveau reprenait manifestement conscience de l’état déplorable de son corps. Depuis peut-être une demi-heure, elle marchait dans le canal, trempée d’un mélange d’eau croupie, de vase, de déjections et d’urine. Elle sentait des choses visqueuses frôler ses jambes plongées dans la mélasse, lui causant des haut-le-cœur à grand-peine refrénés. Elle essayait de se concentrer sur son objectif tout en se mouvant dans le noir, mais respirer s’avérait déjà un effort en soi, sans parler de continuer à lever les jambes l’une après l’autre pour progresser. Elle aurait préféré arpenter le petit chemin qui longeait le canal, mais la hauteur sous plafond réduite l’aurait forcée à ramper. Elle avait fait quelques mètres de cette manière, répugnant à se plonger dans le bain d’ordures, puis s’était résignée, les coudes écorchés. Le plan de Gyrfal était simple. Et le meilleur, malgré tous ses inconvénients. Il s’agissait de remonter le courant vers la première ouverture qu’ils trouveraient. Alors, le faucon irait jeter un coup d’œil à la surface pour s’orienter, et ils continueraient leur chemin souterrain jusqu’à l’intérieur du palais impérial, par les égouts si possible. Gyrfal sautillait à côté d’elle sur le chemin, l’encourageant de temps à autre.

 Ils parvinrent finalement au pied d’une échelle rouillée envahie de lichen, apparemment à l’abandon depuis des temps immémoriaux. Phan se hissa tant bien que mal hors du canal et s’allongea sur le chemin de pierre, tremblante de fatigue et de fièvre.
 — Jeune voyageuse Phan, résonna la voix du faucon, je pense deviner que tu ne peux pas aller plus loin pour l’instant.
 Incapable de répondre, recroquevillée en position fœtale pour essayer de contrôler les vibrations de son corps, la jeune fille fiévreuse grogna une réponse peu convaincante à l’adresse de son compagnon.
 — Je vais à nouveau te plonger dans le sommeil, si tu me le permets, voyageuse. Le temps presse, mais je crois que cette fois devra être plus longue pour que tu recouvres quelques forces avant la fin du voyage.
 Phan émit quelques borborygmes inintelligibles avant que le faucon ne l’endorme.

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