Chapitre 34 : Cheville

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 Une jeune fille de taille moyenne approche. Elle porte un pantalon de coton beige usé aux coutures et un chemisier taché poussiéreux. Sur son avant-bras nu est grossièrement noué un morceau d’étoffe. Elle a une silhouette agréable, malgré sa minceur, et son visage est plutôt joli, avec ses pommettes hautes et ses yeux d’un bleu glacier accordés avec ses cheveux châtains. Elle avance d’un pas lent, une épée à la main, le regard fixe, les lèvres pincées. Quelque chose dans ce regard alerte le garde. Il ne sait trop le définir, mais c’est un regard immobile, déterminé et vaguement sauvage. La peur l’assaille soudain. Il crie « Halte ! », mais la gamine continue d’avancer, les yeux dans le vide. Il hésite à sortir son arme du fourreau. Il ne voudrait pas la blesser. Elle doit simplement être perdue, il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Il va simplement la raisonner et la renvoyer chez elle. Il la hèle une deuxième, puis une troisième fois. Elle ne réagit pas. Alors, comme elle n’est plus qu’à trois mètres, il tire son épée. Un son strident retentit, et un tourbillon de plumes s’abat sur sa main. Les serres du rapace blanc lacèrent, le forcent à lâcher son arme. La créature repart dans les airs avant qu’il ait le temps de la frapper de sa main libre. Il pousse un juron, relève les yeux ; la jeune fille est déjà à portée. Le pommeau de son épée décrit un arc de cercle et vient se fracasser sur sa tempe. Il perd connaissance.

 La porte derrière le garde est ouverte. Phan la franchit, Gyrfal sur le bras, l’épée au côté. Elle se trouve sur un pont sur lequel deux hommes peuvent à peine marcher de front, composé de lattes de bois, bordé de garde-corps. Il s’étend entre deux bâtiments et surplombe six mètres de vide. Au bout, deux soldats brandissent déjà leurs armes et avancent côte à côte à sa rencontre d’un air menaçant. Le faucon prend son envol avec un cri aigu, tandis que la jeune fille se met à courir. Gyrfal pique vers les gardes. Eux, surpris, brandissent leurs hallebardes. Phan s’engouffre dans l’ouverture, s’accroupit et balaie des siennes les jambes de l’homme de gauche. Alors qu’il bascule, son équilibre perdu, elle empoigne sa pique et la lui arrache des mains. Le garde dépossédé de son arme s’effondre sur son collègue. Celui-ci, gêné, ne peut esquiver le violent coup de hampe à l’estomac. Il titube, plié en deux. Un second coup à la nuque le désarme entièrement. Le premier soldat, remis de sa surprise, s’est relevé et a tiré son épée du fourreau, prêt à en découdre. Il jette à la jeune fille un regard empli de haine. Mais une pierre s’abat sur son casque avec force, le plongeant dans l’inconscience. Gyrfal vient alors calmement se percher à nouveau sur le bras de Phan.

 Elle franchit le pont, descend un escalier, escalade une échelle. Pas de gardes à l’horizon. Seulement le tapis vert frémissant sous la caresse du vent et le délicat clapotis des rus environnants. Au sommet d’une deuxième échelle, elle bifurque à gauche et parvient au pied d’une nouvelle série de marches en haut de laquelle veille un garde, sous une arche de pierres. Celui-ci la remarque tandis qu’elle grimpe dans sa direction. Elle tend la main, et Gyrfal s’envole à vive allure vers l’homme. Celui-ci tire son épée, et frappe le vide devant lui pour dissuader le volatile d’approcher. Le faucon esquive, passe au-dessus du soldat, traverse l’arche, puis cabriole dans l’air pour charger derechef de l’arrière. L’homme a saisi du coin d’un œil la manœuvre ; de l’autre, il garde dans son champ de vision la jeune fille armée aux yeux farouche qui arrive. Tiraillé, il tergiverse puis pivote d’un quart de tour et abat sa lame verticalement pour effrayer l’oiseau qui descend sur lui. Gyrfal modifie l’angle de ses ailes, passe à côté du fil de l’épée, et amorce une chandelle pour regagner la sérénité de l’altitude. Le garde fait vivement volte-face, en garde. La jeune fille trébuche soudain sur la dernière marche, s’étale de tout son long sur la mousse qui recouvre le sol. Elle roule sur le côté pour se mettre sur le dos, et la dangereuse lame du soldat se fiche dans le sol. La pointe s’est coincée entre deux pierres, alors l’homme tire de toute sa force pour la débloquer. Au même moment, l’oiseau blanc réapparaît, serres en avant, et attaque les mains agrippées sur la fusée de l’arme. Sous la douleur, le garde la lâche, pousse un juron, bat l’air de poings rageurs, puis se sent basculer vers l’arrière. Alors qu’il chute, comme au ralenti, il voit la main de la jeune fille qui s’est relevée se poser sur son front et appuyer dessus. Il sent quelque chose de dur à l’arrière de sa tête, puis perd connaissance.

 Phan retint à grand peine un cri lorsqu’un poignard de douleur courut dans sa cheville gauche au moment où elle essayait de se remettre sur ses pieds.
 — Voyageuse terrestre, que se passe-t-il ? demanda le faucon de sa voix posée.
 — Ça fait un mal de chien ! J’ai dû me fouler la cheville. Je croyais que tu pouvais refréner la douleur avec ton truc mental !
 — Je le confirme. Mais comme je te l’ai indiqué précédemment, même si ton esprit la pense intacte, il suffit que ton enveloppe corporelle soit abîmée pour que tu ne puisses plus l’utiliser convenablement.
 — Mince... J’en ai tué combien ?
 — Tu as vaincu quatre gardes. Ils ne sont cependant pas morts, j’ai été en mesure de garder ton instinct sous contrôle.
 — Alors ils vont donner l’alerte. On est dans la mouise, déclara la jeune fille d’une voix de moins en moins sereine.
 Elle balaya l’environnement du regard. Il n’y avait aucun endroit où se cacher.
 — Tu as une idée ? Je ne peux pas avancer comme ça, ça fait trop mal.
 — Pour commencer, je te suggère d’immobiliser la partie de ton corps endommagée, voyageuse Phan. Tu as raison, il nous faut trouver une cachette au plus vite. Et, partant de cette hypothèse, il t’est nécessaire de te mouvoir. Pendant ce temps, je vais chercher pour toi un endroit où te dissimuler.
 Gyrfal s’envola dans un battement d’ailes silencieux. Phan découpa un morceau de tissu dans la tunique du garde allongé à ses côtés et s’assit pour le nouer autour de sa cheville blessée. Non sans quelques gémissements, elle parvint à serrer suffisamment l’étoffe, empêchant l’articulation meurtrie de trop bouger. Lorsqu’elle releva la tête, la mâchoire crispée, son compagnon était de retour.

 S’aidant de son épée, Phan parvint à se dresser sur ses pieds. Puis elle suivit le faucon en clopinant, ne posant que la plus minime superficie possible de son talon au sol. À force d’enjambées, elle atteignit le bout d’un tunnel recouvert de lierre. Gyrfal lui enjoignit de regarder à ses pieds. Dans la verdure se dessinaient les contours rectangulaires d’une trappe vermoulue. Phan comprit où il voulait en venir et fit la moue.
 — Tu sais ce qu’il y a là-dessous ?
 — Je pense être effectivement en mesure de le deviner. Si je décrypte suffisamment bien ton expression, voyageuse Phan, tu sembles désapprouver mon idée.
 La jeune fille crut entendre un soupçon de déception dans la voix spirituelle monocorde, et eut un petit rire nerveux.
 — Dis-moi, peux-tu sentir les choses ?
 — Non, je ne le peux, si tant est que j’imagine correctement ce que « sentir » veut dire.
 — Ceci explique cela... Pour ton information, là-dessous, ce sont probablement les égouts. Et pour un être humain, c’est très, très désagréable.
 Le faucon émit un petit crissement avant de répondre.
 — Je l’ignorais, voyageuse Phan, mais je pense que c’est néanmoins l’unique solution convenable à notre problème.
 La jeune fille hocha la tête avec une grimace. Elle s’agenouilla et entreprit d’ouvrir la trappe en se servant de sa lame comme d’un levier. Aussitôt, une vague de gaz nauséabond l’assaillit. Elle en inspira une bonne partie avant de se boucher le nez avec précipitation, et l’odeur âcre lui brûla atrocement les voies respiratoires. Elle secoua la tête de dépit.
 — Quand faut y aller...
 Elle glissa doucement à l’intérieur du trou en ralentissant sa descente à l’aide de ses bras. Ses pieds touchèrent quelque chose de dur. Autour d’elle, l’obscurité régnait, troublée par les rayons de lumière venus de la trappe. Un bruit d’écoulement s’élevait à gauche, non loin. Gyrfal, ses serres fichées dans le pourtour de l’ouverture, se déplaçait latéralement, d’une manière presque amusante, trahissant une nervosité inhabituelle chez lui.
 — Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Phan, intriguée.
 — Ce contretemps est fâcheux. Je m’inquiète, voyageuse Phan, voilà tout. Sais-tu ce qui pourrait être en mesure de soulager la douleur des voyageurs terrestres, tes semblables ?
 Phan réfléchit quelques instants.
 — Oui. Ne pas bouger et prendre du repos. Ce sera une torture, mais je peux rester ici en attendant que la douleur se calme. Par contre, il va me falloir à manger et à boire.
 — Je pense que c’est la démarche la plus raisonnable, jeune voyageuse. Je vais me mettre en quête de quelque chose permettant de te sustenter.
 — Tu penses que tu pourrais faire passer la douleur ?
 — En l’état actuel des choses, ton esprit ne sera pas réceptif, jeune voyageuse Phan. Les dégâts subis par ton enveloppe corporelle sont trop récents. Il faudra patienter jusqu’à ce que la sensation de douleur s’atténue avant que je sois susceptible d’agir.
 La jeune fille eut une grimace déçue. Le faucon ouvrit ses ailes et prit un envol précipité. Elle se résolut à refermer la trappe sur elle-même et à patienter dans le noir et l’infâme puanteur.

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