Chapitre 24 : Ruine

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 Dans un colossal rugissement d’écume, ce qui ressemblait à un énorme rocher jaillit de la surface de l’océan en un formidable éclaboussement. Les défenseurs médusés virent l’immense masse fendre l’air dans un silence stupéfait. La chose faisait cent mètres de long sur soixante quinze de large, était de forme ovoïde, et bombée sur le dessus, de curieuses protubérances grises ressortant de l’étrange dôme. Le commandant Mathers fut l’un des premiers à réagir.
 — Oh merde, lâcha-t-il simplement.
 Et ce fut le choc.

 Devon reçut le coup en plein cœur, dans un fracas d’apocalypse. La secousse, venue des tréfonds de la terre, jeta au sol tous les hommes qui ne s’accrochaient pas à quelque chose. Le basalte éclata en milliers d’éclats de cristal noir. Le pan le plus austral de la falaise glissa pitoyablement et tomba vers l’océan, emportant avec lui le rempart principal et le chemin de ronde secondaire. La herse se brisa dans un atroce bruit d’acier, et le plafond du quai se fissura d’abord, puis ensevelit des centaines de défenseurs dans un effondrement cataclysmique. Robb eut à peine le temps de se jeter du mur sud avant l’impact dévastateur. Il atterrit lourdement dans la cour pavée, l’épaule gauche en avant, et poussa un hurlement de douleur. Partout régnait le chaos. Des hommes couraient sans autre but que de fuir. Le Disciple se remit debout en grimaçant, une main crispée sur l’épaule probablement démise, afin de ne pas finir piétiné. À la place du mur sur lequel il se trouvait quelques instants auparavant, il n’y avait plus rien à part l’horizon. Les navires exodiens avaient à nouveau viré de bord et mis le cap droit sur la forteresse. Tout autour de lui, panique et course effrénée. Un grand craquement retentit. Le Grand Donjon de Devon oscillait sur ses fondations, avec une amplitude croissante. Robb écarquilla les yeux en voyant le bâtiment plusieurs fois centenaire incliner ses vieilles pierres descellées selon un angle impossible.
 — Merde, merde, merde ! jura-t-il.
 Il se rua vers le nord, et parvint de justesse à entrer dans l’un des baraquements et à se cacher sous une table en bois. Un bruit phénoménal explosa tout autour, le roc frappant le roc, la pierre contre la pierre. Robb garda un long moment les paupières closes, espérant que le cauchemar cesserait.

 Lorsqu’il les rouvrit, il était dans le noir. Il poussa son abri de bois vers le haut, et sentit une résistance. Plus fort, et le rocher qui bloquait la table culbuta. Robb inspira, toussa instantanément, les poumons envahis de poussière. Il plaça sa tunique sur sa bouche et son nez afin de filtrer l’air, puis se leva. Partout autour de lui, des gravats, et une épaisse fumée. Par chance, le baraquement avait bien tenu le coup, et une bonne partie du bâti restait debout. Seul un morceau du toit semblait avoir été touché par la chute du donjon. Un étrange bourdonnement, s’amenuisant, résonnait dans les oreilles du Disciple, qui regretta bientôt le bruit monotone. Des cris s’élevaient, de détresse, de peur et d’agonie, partout. Le jeune homme fit quelques pas hésitants hors de son abri. La cour du deuxième niveau était un champ de ruines. Quelques hommes chanceux, indemnes, s’activaient, d’aucuns en train de courir vers la route menant à l’empire, d’aucuns essayant de tirer un malheureux du dessous d’un énorme rocher, d’aucuns errant hagards entre les débris, le regard hanté. La poussière donnait à la scène l’allure fantasmagorique qu’avait la brume autour de Devon les matins d’automne. Robb avança un peu plus et entendit une voix plaintive à sa gauche.
 — Robb...
 Il vit sa condisciple Rhoda Armin couchée sur le dos dans la saleté, larmoyante, une énorme déchirure sanguinolente le long de la jambe. La jeune femme, de quatre ans sa cadette, tendait faiblement une main vers lui, les cheveux blonds maculés de sang et la tempe attifée d’une vilaine estafilade. Sa respiration était faible, et elle toussait presque à chaque mot.
 — Rhoda, tiens bon ! dit Robb en s’agenouillant et en retirant sa besace qu’il avait toujours en bandoulière.
 Il déchira un pan de la manche de la tunique de la jeune femme et entreprit de panser sa blessure à la jambe.
 — Maître... Armin...
 — Je... Je ne sais pas où ils sont. Ne parle pas, garde des forces.
 — Tous... morts... tombés.... falaise... articula difficilement la Disciple.
 — Merde ! jura Robb. Tu penses pouvoir te lever ? Il faut qu’on parte, les Exodiens arrivent.
 La jeune femme acquiesça lentement. Robb passa son bras droit autour de ses épaules, et la souleva aussi doucement qu’il le put. De son autre bras endolori, il récupéra sa besace. Au moment où Rhoda posa la jambe au sol, un craquement sec retentit, et la jeune femme poussa un hurlement déchirant, son corps pesant soudain des tonnes. Robb chancela.
 — Il faut que tu tiennes le coup. Je sais, ça fait mal, mais regarde là-bas. Regarde ! La lumière des torches ! C’est la route vers la capitale ! Là-bas, il y a du secours, des médecins. Mais il faut que tu restes avec moi, Rhoda, ajouta-t-il, la sentant sur le point de s’évanouir. Il faut que tu m’aides. Je ne pourrai pas te porter tout seul.
 Elle gémit et tourna vers lui un regard implorant.
 — Allons y doucement, un pas après l’autre. Ta jambe est sûrement cassée. Ne la pose pas au sol.
 Elle hocha la tête, les yeux embués de larmes, et avança sa jambe valide. Un pas. Ils venaient de faire un pas vers le salut. La jeune femme avait toujours été très frêle, et la soutenir n’était pas si difficile dans cette configuration. Tant qu’elle pourrait avancer, ils auraient un espoir de s’enfuir tous les deux. Si elle venait à le lâcher, jamais Robb ne pourrait la porter avec son épaule démise ; sa simple besace lui infligeait déjà mille tourments.

 Lentement, un pas après l’autre, entrecoupés de sanglots et d’inquiétantes quintes de toux, ils progressaient vers la porte du fort. Trop lentement. Robb jetait régulièrement un regard nerveux par dessus son épaule, s’attendant d’une minute à l’autre à y voir un soldat exodien, une hache brandie. Il réfléchissait furieusement. Une fois arrivés à la porte, malgré ce qu’il avait promis à sa condisciple, ils ne seraient pas tirés d’affaire. Peut être y aurait-il là des survivants, et pourraient-ils trouver ensemble des chevaux, une carriole pour transporter les blessés, quelque chose... Ou alors personne, et ils seraient condamnés à se cacher en attendant la fin de la tempête exodienne sur le point de se déchaîner. Ce qui l’inquiétait plus encore, c’était sa compagne, dont les forces s’amenuisaient. Jamais elle ne parviendrait à aller très loin, même avec son aide, et elle avait besoin de soins urgents. Robb redoutait une blessure interne ; le pansement confectionné sur la jambe était déjà imbibé de sang, et la blessure à la tempe suintait. Il lui fallait dénicher un semblant de médecin, au moins pour lui remettre l’épaule en place, ou de l’eau propre pour nettoyer les plaies de la jeune femme.

 Vingt mètres... Plus près... Dix mètres encore, et ils seraient à la porte. Toujours aucun signe des soldats exodiens. Robb avait du mal à y croire. Ils allaient peut être s’en sortir, finalement. À cet instant, le sol trembla et les pavés du centre de la cour furent projetés de tous côtés dans un craquement effrayant. La tête immense d’une créature émergea du sol dans un panache poussiéreux. La chose ovoïde aux méchants yeux noirs engoncés dans leurs orbites faisait trois mètres de haut. Le bec acéré de la créature émit un cri assourdissant. Robb et sa compagne se retournèrent, horrifiés. Deux énormes choses percèrent le sol, non loin de l’étrange tête. Des pattes tapissées d’écailles, et des griffes capables d’éventrer n’importe quel être humain. La créature avança une patte, et ce qui déchirait le sol du deuxième niveau de Devon apparut. Le rocher qui avait chargé la forteresse se dévoilait, relié à cette étrange tête et à ces pattes solidement arrimées au sol. Les différents éléments formaient un tout, une seule et même créature, tout droit sortie d’un cauchemar. Ils reprirent leur fuite éperdue, clopinant tant bien que mal vers leur seule échappatoire. Derrière eux, la tortue géante termina d’extraire sa carapace de la roche, soulevant des tombereaux de gravats. La partie de la forteresse qu’elle portait sur son dos glissa vers l’arrière avec un grincement surnaturel et se déversa dans l’océan. La surface de la falaise, verticale une heure auparavant, formait désormais un angle de quarante degrés vers la bouche goulue du détroit des Larmes. La fière muraille sud, les chemins de ronde, l’ensemble des baraquements, le quai, tout fut avalé par les flots voraces. Et derrière les deux Disciples alchimistes rescapés, insensible au chaos qu’il avait causé, le monstre infernal continuait sa progression, ses gigantesques pattes se fichant à chaque pas dans le basalte avec un bruit effroyable.

 — À l’aide ! Quelqu’un !
 Aucune réponse. Personne n’apparut dans l’encadrement du portail de Devon. Dans la cour dévastée, l’épaisse poussière consécutive à l’effondrement du Grand Donjon n’était pas retombée, et seuls retentissaient les pas de l’énorme animal qui les poursuivait. Aucun survivant. Ils étaient seuls, à cinq mètres de la porte, implacablement rattrapés par le bec béant, oracle d’une mort certaine. Soudain, Rhoda trébucha et entraîna Robb dans sa chute. Elle parvint à amortir le choc avec ses bras et jeta un regard terrorisé vers l’arrière. À quinze mètres, la créature avançait toujours, les camarades dans sa ligne de mire.
 — Laisse... moi... Sauve... toi... articula la jeune femme d’une voix plaintive.
 Puis elle sombra dans l’inconscience avec un soupir. Le jeune homme jura, et vérifia où en était la tortue. Encore dix mètres, et ils seraient morts... Il glissa machinalement la main dans sa besace, à la recherche de quelque chose qui pourrait l’aider. Ses mains ne rencontrèrent qu’une étrange poudre et quelques morceaux de terre cuite. Une idée complètement insensée lui traversa l’esprit. Il prit le visage de sa condisciple entre ses mains et la secoua doucement.
 — Rhoda ! Rhoda ! Disciple Armin !
 Elle entrouvrit les paupières, le dévisageant comme si elle ne comprenait pas un traître mot.
 — Encore un petit effort, d’accord ? Reste avec moi ! On peut s’en sortir !
 Une lueur fugace de détermination illumina les yeux de Rhoda. Robb décida de s’en contenter. Il rassembla les forces qui lui restaient et souleva la jeune femme. Son épaule lui envoya une vague de douleur aiguë dans tout le corps en guise de protestation. Il s’arma de volonté et serra les dents. Puis il fit un pas vers la porte, un autre, et encore un autre.

 Il déposa doucement Rhoda au sol et décrocha l’une des torches enflammées de l’arche qui encadrait le portail. Le hurlement de la tortue résonna, et sa tête apparut, le bec dirigé vers la poitrine du Disciple. Celui-ci se jeta sur le côté, et la bête heurta violemment le mur, qui tint bon malgré quelques pierres descellées. La créature rétracta la tête jusqu’à l’intérieur de la carapace. Robb se remit d’aplomb et courut aux côtés de Rhoda. D’un mouvement rapide, il retira sa besace de son épaule. Il souleva d’une main la tête de la jeune femme.
 — Rhoda ?
 Elle gémit.
 — Bien, c’est le moment. A mon signal, serre-moi de toutes tes forces, d’accord ?
 Nouveau gémissement. Il espéra qu’elle avait compris. Un cri retentit, et l’orifice de la carapace s’anima. Robb récupéra son sac, y enfonça vivement la torche, puis le referma du mieux qu’il put. Le bec acéré était déjà tout près, prêt à gober. Le Disciple jeta le sac dans la bouche béante de la bête immonde, se baissant pour rouler sur le côté dans le même mouvement. La tête du monstre frappa une nouvelle fois le mur. Celui ci éclata, projetant des dizaines de pierres alentour. Le cou de la tortue commença à se rétracter. Robb se rua sur sa condisciple.
 — Maintenant ! hurla-t-il en l’empoignant pour la serrer contre lui.
 Le chaos se déchaîna.







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Dans tous les cas, la publication au compte-gouttes se poursuivra ici :)

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