Chapitre 15 : Frontière

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 Le faucon avait disparu depuis plusieurs heures. Au début, il décrivait d’amples cercles dans le ciel, puis, comme exaspéré par l’allure de sa compagne, il s’était éloigné à tire d'aile, point blanc dans l’azur, avant de disparaître. La présence du rapace manquait un peu à Phan. Lorsqu’il volait à l’aplomb de la route du littoral, elle lui avait raconté ses déboires, depuis la disparition de son petit frère jusqu’à la fuite du palais. Lui s’était contenté d’acquiescer, laconique. Les émotions portées par la voix spirituelle s’avéraient délicates à décrypter, mais Phan pensait avoir décelé dans ses brèves réponses un peu d’empathie. Au bout d’un moment, elle cessa de réfléchir, sa marche uniquement rythmée par le murmure des vagues.

 Le soleil descendait dans son dos lorsqu’elle aperçut enfin quelque chose au loin sur la route déserte. En approchant, Phan identifia l’étrange forme au sol. Elle accéléra la cadence. C’était bien quelqu’un, gisant dans la poussière. Elle tira son épée en se rendant compte qu’il portait un uniforme mancien. Le soldat était inanimé, un énorme hématome violacé sur la tempe gauche. La jeune fille ne s’attarda pas. Elle délesta l’homme de sa bourse et trouva dans son paquetage une miche de pain qu’elle enfourna dans son baluchon avant de reprendre sa marche. La voix de Gyrfal retentit alors :
 — Salutations, voyageuse ! Je vois que tu as trouvé mon présent.
 La jeune fille leva les yeux au ciel en entendant un sifflement. Le rapace fondait sur elle. Elle eut un mouvement de recul instinctif. Le faucon ralentit au dernier moment, et vint se poser sur son épaule, lui enfonçant à nouveau les serres dans la chair. Elle gesticula pour chasser l’oiseau.
 — Arrête de faire ça ! Ça fait mal ! Trouve un autre endroit où te poser.
 Un petit sifflement : Gyrfal riait.
 — Jeune voyageuse terrestre, tu es bien douillette.
 — Je m’appelle Phan ! fit elle, énervée par la douleur. Bien sûr que ça fait mal. Ces trucs sont faits pour tuer !
 Le faucon se rendit compte qu’elle était en colère et cessa de rire. Il reprit d’un ton sérieux :
 — Évitons ces désagréments à l’avenir, voyageuse Phan. La tunique de cet autre voyageur te servira à protéger ton bras et ton épaule. Ainsi, si tu le désires, je pourrai venir à ma convenance me reposer de mes fatigantes escapades, et poursuivre nos intéressantes discussions.
 La voix calme de Gyrfal ramena la jeune fille à la sérénité. Elle avisa l’uniforme mancien et découpa un morceau d’étoffe avec son épée. Puis elle enroula le tissu autour de son avant bras et le noua serré. Elle tendit le bras d’un air un peu perplexe. Gyrfal s’envola et vint se poser dessus. Aucune douleur. Phan sourit, puis demanda :
 — C’est toi qui as fait ça à ce soldat ?
 — Effectivement, voyageuse.
 — Les autres l’ont laissé là ?
 — Ils semblaient pressés, et pas le moins du monde gênés de l'abandonner ainsi.
 — Il est mort ?
 — Simplement évanoui.
 — Tu penses que tu pourrais refaire la même chose avec les autres ?
 Petit sifflement caractéristique.
 — Bien entendu. Néanmoins, l’un de ces voyageurs terrestres en transporte un autre, de taille moindre, sur son dos.
 — Mao ! Tu pourrais les ralentir ? Combien d’avance ont ils sur moi ?
 — Je ne pense pas être en mesure d’accomplir cet exploit s’ils ne prêtent pas attention aux voyageurs terrestres qu’ils laissent en arrière. À dire vrai, voyageuse Phan, ils passent en ce moment même la ligne de démarcation vers la grande contrée que vous nommez Exodia. Souhaites tu les poursuivre jusque là ?
 Phan jura. Si les Manciens avaient déjà atteint la frontière, ils seraient protégés par les soldats impériaux. Une vague de désespoir s’abattit sur elle. Tout ce chemin parcouru pour rien, tous ses efforts réduits à néant. De frustration, elle frappa le sol du pied, et sentit des larmes lui monter aux yeux. Puis revint l’image de la fourmi, ce petit insecte en train de retourner la brindille de bois qui lui barrait la route. Cette vision lui insuffla une détermination nouvelle. Elle avait juré de ne pas s’arrêter. Elle n’abandonnerait pas, dût elle traverser tout l’empire pour retrouver son petit frère.
 — Oui, je vais les poursuivre. Mais je vais avoir besoin de ton aide.
 — Notre rencontre n’était point fortuite, voyageuse. J’apprécie d'enfin pouvoir converser avec quelqu’un. Je t’accompagnerai un peu plus loin sur ta route. Cependant, as tu un plan, voyageuse Phan ?
 — Pour l’instant non, mais j’en trouverai un en route. En attendant, essaie de les ralentir le plus possible. Je vais tenter de marcher plus vite pour leur reprendre un peu de terrain.
 Gyrfal poussa un petit cri aigu, puis quitta l’avant bras de la jeune fille à grands coups d’ailes.

 La nuit était tombée depuis trois heures lorsque Phan croisa sur son chemin un autre soldat mancien inanimé, arborant les mêmes symptômes que son infortuné compère. La jeune fille l’ignora, occupée à grignoter un morceau de pain. Elle avait décidé de marcher une partie de la nuit. La lune était haut dans le ciel dégagé et lui offrait un éclairage optimal. Le terrain commençait à s’élever : elle approchait de la frontière. La démarcation entre l’empire d’Exodia et le royaume du Taagan se faisait en contrebas d’une falaise. Personne n’avait pu expliquer la formation de cet objet géologique incongru : le sol grimpait du niveau de la mer jusqu’à deux cents mètres d’altitude avant de plonger abruptement vers la plaine impériale. D’en bas, on pouvait imaginer que le Taagan se situait sur un plateau, ce qui n’était absolument pas le cas. La falaise formait une démarcation naturelle entre les contrées. La frontière administrative se trouvait à ses pieds, mais la plupart des habitants du royaume avaient pris pour habitude de parler de la Grande Falaise comme de sa limite.

 Arrivée au sommet, Phan eut une perspective dégagée de la grande plaine d’Exodia. Celle ci s’étalait à perte de vue, couverte d’une herbe rase et sèche. En contrebas, un mur surmonté d’un chemin de ronde où patrouillaient les gardes frontière marquait l'entrée du territoire impérial. Un fortin était bâti là, abritant une garnison de soldats. À l’entrée se trouvait un large portail muni d’épais battants de bois, par lequel passaient les convois commerciaux à destination d’Exodia. Le poste frontière avait la forme d'un croissant ouvert vers l’intérieur des terres impériales. Pour rejoindre la porte, les Taaganiens empruntaient un étroit chemin qui serpentait à flanc de falaise puis poursuivait sa route sinueuse dans la plaine en direction de la capitale exodienne. Jusqu’à la grande cité, point de ville, mais quelques villages de pêcheurs faiblement peuplés. Phan inspira une grande bouffée de l’air nocturne. La chaleur de la journée n’était que partiellement dissipée, mais l’air tiède revigorant lui fit oublier la fatigue. La pâleur lunaire se joignait à celle des étoiles au dessus du paysage dans un éclat presque féerique. La jeune fille resta quelques secondes ainsi, contemplatrice, puis un étrange frisson lui parcourut la colonne vertébrale. Dans le panorama se cachait quelque chose ; la fresque qu’elle venait voir avec son père étant enfant était différente. Ici, un détail n’allait pas, le tableau n’était pas harmonieux, une touche de pinceau semait la discorde. Phan observa d’un œil plus attentif et repéra la fausse note. Elle en eut le souffle coupé.

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