Memoriae (scène 3)

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Portée par le vent qui faisait ondoyer les herbes jaunies de la plaine, une troupe d’une vingtaine de cavaliers filait vers le Nord.

— Tu les sous-estimes, grogna Terfel en se redressant sur sa selle.

— Nous n’allions pas rester les bras croisés ! s’indigna Nemu. Ils ont volé notre bétail ! Si nous les laissons agir à leur guise, ils recommenceront. Notre halmir a eu raison de lancer ce raid de représailles. Ils savaient parfaitement ce à quoi ils s’exposaient en nous défiant.

— Ton nouveau rôle de garde du corps ne se limite pas à la protection de notre halmir, tu dois aussi le conseiller et lui éviter de commettre des erreurs.

— J’étais d’accord avec sa décision, les Breunes doivent payer.

— C’est là ta faiblesse Nemu, gronda le vieux guerrier. Le don te procure force et dextérité, mais la sagesse te fait défaut. Tu dois songer aux conséquences…

Agacée par les réprimandes de son maître, la jeune femme lâcha un soupir d’exaspération et pressa sa monture pour prendre la tête de la colonne. Cinq années s’étaient écoulées depuis qu’elle avait invoqué son premier glyphe. Depuis, sa bravoure et ses talents avaient été reconnus par les druides eux-mêmes qui lui avaient accordé leurs tatouages mystiques. Avec l’assentiment de son maître d’armes, l’halmir avait également fait d’elle sa garde du corps. Bien que Terfel ait consenti à lui laisser sa place, il continuait à l’entraîner et à la conseiller ; tous deux étaient restés très proches.

Mais aujourd’hui, Terfel l’agaçait. Malgré ses nombreux faits d’armes, il continuait à la traiter comme une enfant et refusait obstinément de voir ce dont elle était capable. N’avait-elle pas pourtant prouvé maintes fois sa valeur ? Elle avait abattu, à elle seule, le couple de félarians qui décimait les troupeaux de la Roche Percée et avait vaincu le champion des Ebures lors des derniers conflits hivernaux. Et n’était-ce pas à elle que les dieux avaient confié Nuage-Ambré, l’étalon des steppes que nul ne parvenait à apprivoiser ?

— Le vent porte à l’Est aujourd’hui, le ciel nous est favorable, lança Hagi qui était venu chevaucher aux côtés de la jeune femme.

Nemu dévisagea son frère avec une feinte sévérité. Malgré sa barbe juvénile, il avait fière allure dans sa tenue de guerrier. Ce serait la première bataille à laquelle il participerait et pourtant, il ne montrait aucun signe de nervosité.

— Allons ma sœur, réjouis-toi. Cette journée est magnifique, tous les plus grands guerriers du village nous accompagnent, nous allons remporter une grande victoire.

— Ne serais-tu pas devenu présomptueux mon jeune frère ?

— Présomptueux ? Tu m’as toi-même entraîné, je vais leur montrer…

— Non, le coupa Nemu. Je ne parlais pas du combat. Tu chevauches à mes côtés. Devant notre halmir et son fils.

Frappé de stupeur, le jeune homme se retourna comme un enfant apeuré qui venait de commettre une bêtise. Il croisa le regard de Nour, le fils de l’halmir, qui le réprimanda d’un geste de la tête. Honteux, Hagi s'enfonça dans sa selle et ralentit sa monture pour reprendre sa place à l’arrière du convoi. Ses excuses se perdirent au milieu des railleries des autres guerriers et Nemu ne put s’empêcher de sourire ; quelle que soit l'allure que lui conférait son armure, il n'en demeurait pas moins son petit frère, distrait et maladroit. Et à sa manière, il était parvenu à dissiper sa colère. Elle flatta l’encolure de Nuage-Ambré et prit une profonde inspiration, laissant l’air frais des steppes pénétrer dans ses poumons. Aujourd’hui encore, elle prouverait sa valeur à Terfel et le rendrait fier d’elle.

Bien avant que l’Étoile-Mère ne parvienne à son zénith, la colonne de cavaliers atteignit l’entrée de petites gorges qui s’enfonçaient dans les collines. L’halmir ordonna l’arrêt :

— Nous approchons du village des Breunes, déclara-t-il. Rappelez-vous, nous ne massacrons pas, nous récupérons seulement ce qui nous a été volé.

Un chœur d’approbation et des chants guerriers s’élevèrent.

Couverte par ces acclamations, une flèche solitaire siffla dans l’air et transperça la gorge d’un cheval qui lâcha un hennissement dénaturé et projeta son cavalier à terre.

— Embuscade ! hurla une guerrière du convoi.

Des cris et des cors guerriers retentirent des collines avoisinantes et des cavaliers en surgirent tandis que des archers postés au-dessus de la petite gorge firent pleuvoir leurs flèches sur la colonne.

— Nemu, protège notre halmir ! cria Terfel pour couvrir le tumulte ambiant.

— Je sais, se renfrogna-t-elle.

Le don l’envahit en même temps que son ardeur au combat la gagnait. Parmi les guerriers qui les attaquaient, ne se trouvaient pas seulement des Breunes, mais aussi des Volsques, des Ebures et des Tongres. Leurs ennemis jurés. Cette embuscade avait été préméditée et plusieurs clans s’étaient alliés contre eux. Comment avaient-ils osé les trahir ? Emportée par une fureur sourde, Nemu traça dans le vide un glyphe qui se dilata en un halo bleuté, puis elle relâcha sa puissance en un rugissement qui résonna dans la plaine. Une bourrasque s’abattit sur la gorge, repoussant les flèches et projetant les archers en arrière. Sans perdre un instant, la jeune femme éperonna Nuage-Ambré et vint se placer à côté de l’halmir et de son fils qui chargeaient les cavaliers ennemis. Le chaos envahit la steppe, couverte par le hennissement des chevaux et le cri des hommes qui se battaient. Malgré leur infériorité, Nemu et les siens tenaient bon.

À plusieurs reprises, elle se retrouva aux côtés de Nour et tous deux luttèrent de concert pour repousser leurs adversaires. L’intense sensation de joie et de puissance qu’elle ressentait lorsqu’elle se battait avec celui qui lui était promis renforçait sa propre résolution. Ils vaincraient leurs ennemis, gagneraient cette bataille et chanteraient leurs exploits de retour au village.

— Katuwiro ! tonna une voix rauque.

Au sommet d’une colline qui dominait le champ de bataille se trouvait un homme dépourvu de casque, aux longs cheveux dorés, recouvert d’une peau de félarian. C’était lui, l’halmir des Tongres, leur ennemi juré. À ses côtés se tenaient de nombreux autres cavaliers qui n’avaient pas encore pris part au combat.

Sans se laisser distraire, Nemu enchaîna une parade et, aussi fulgurante qu’un éclair, sectionna le poignet de l’un de ses adversaires. Elle adressa un rapide coup d’œil à l’homme aux cheveux d’or et remarqua qu’il pointait du doigt un endroit précis sur le champ de bataille. Une dizaine de guerriers ennemis étaient parvenus à isoler trois membres de son clan qui combattaient à pied. Son cœur faillit alors exploser dans sa poitrine. Hagi était parmi eux.

Tout en essayant de garder son sang-froid, Nemu évalua rapidement la situation et estima que son halmir était suffisamment protégé. Terfel et Nour se battaient à ses côtés. Ignorant les ordres de son vieux maître, elle cabra Nuage-Ambré et le lança en direction de son frère. Parmi les trois défenseurs acculés, un venait de tomber et Hagi allait être pris à revers. Elle n’arriverait pas à temps. Un frisson d’effroi la traversa tandis qu’elle voyait au ralenti les ennemis fondre sur son frère. L’un des guerriers leva sa hache, Hagi était déjà aux prises avec un combattant en face de lui, il ne pourrait rien faire. Plus vite, supplia-t-elle désespérément.

Un flot d’images s’imposa brutalement à son esprit et deux nouveaux glyphes lui apparurent aussi clairement qu’un yack sur la neige. Elle n’avait jamais tracé plus d’un glyphe à la fois et ignorait ce qu’il se passerait si elle combinait ces symboles à la puissance démesurée. Pourtant, elle n’hésita pas un instant. Esquivant une lame qui s’abattait sur elle, elle traça dans l’espace les glyphes antiques dans l’ordre que lui avait imposé sa mémoire intuitive. Aussitôt, des tatouages lumineux se matérialisèrent le long de son avant-bras, tandis qu’une étrange volute d’énergie bleutée, animée par de petites étincelles, s’enroulait autour de son poignet. Mais Nemu n’avait pas le temps de se laisser surprendre par les incroyables manifestations de son don. La hache s’apprêtait à fracasser le crâne de Hagi. Lorsqu’elle eut fini de tracer le deuxième glyphe, la volute d’énergie s’était déployée autour d’elle et grondait avec la fureur d’un orage miniature.

— Saï !

Le mot s’échappa de sa bouche sans qu’elle n'en connaisse précisément le sens ; il semblait s’accorder à la perfection avec les symboles qui dansaient dans le vide. Un écho céleste résonna dans la steppe, suivi d’un coup de tonnerre déchirant qui fit trembler le sol. Enveloppée d’étincelles, Nemu se tenait brusquement à portée de bras de l’homme qui brandissait la hache contre son frère. Refoulant les questions qui se bousculaient dans sa tête, elle para la lame de son ennemi et, avec la rage que le désespoir lui avait insufflé, repoussa les guerriers qui s’en prenaient à Hagi. C’était des guerriers fiers et endurcis, pourtant, leurs yeux exorbités trahissaient la peur viscérale qu’elle leur inspirait. Contrôle-toi ! Comme cinq années auparavant, une voix mystérieuse résonna dans sa tête. Relâche-la, vite ! Nemu prit alors conscience de l’énergie colossale qui l’entourait et qui menaçait de l’engloutir. Des étincelles dansaient le long de son corps et s’enroulaient autour de sa lame qui laissait échapper une fumée blanche. Comme si elle était aidée par une force bienfaitrice, la jeune femme parvint à reprendre ses esprits et à chasser l’ombre dévorante de l’énergie chaotique.

Mais à peine avait-elle révoqué son don, qu’une effroyable douleur la saisit, comme si elle avait été transpercée par des milliers d’épées chauffées à vif. Le monde tourna autour d’elle, à tel point qu’elle crut s’être évanouie. Elle ignora combien de temps elle demeura dans cet état mais lorsque la voix de Hagi lui parvint enfin, elle eut la conviction d’avoir échappé de peu à la mort. Abasourdie, luttant contre cette douleur qui l’assaillait sans relâche, elle se retourna vers son frère.

— Nemu, réveille-toi ! Tu vas bien ? s’écriait-il inquiet.

Elle parvint difficilement à se remettre debout tandis que Hagi et son jeune compagnon d’arme la dévisageaient avec une expression tétanisée. Des cors retentirent soudain et les combattants ennemis commencèrent à battre en retraite. Nemu porta son regard sur la colline mais ne trouva pas l’halmir aux cheveux dorés. Un terrible pressentiment s’empara alors d’elle.

— Venez vite, on doit rejoindre les autres, articula-t-elle difficilement. Où sont vos chevaux ?

— Ils ont été touchés par les flèches dès le début de la bataille, nous avons combattu à pied contre des guerriers qui ont jailli des gorges.

Les imbéciles, songea-t-elle tout en cherchant du regard Nuage-Ambré. Elle ne parvenait pas à se rappeler à quel moment lors de la bataille elle avait mis pied à terre. Quel était donc cet étrange pouvoir qu’elle avait invoqué et qui lui avait permis de se déplacer si rapidement ? Tandis qu’elle guidait les jeunes guerriers jusqu’à l’halmir, Nemu remarqua une bande d’herbe rectiligne qui semblait avoir été calcinée. Elle constata avec effroi que les hommes et les chevaux avaient été sectionnés nets, brûlés et vitrifiés, comme de l’obsidienne, le long de cette bande. Était-ce là le résultat de son invocation ? Elle avait eu l’impression d’avoir été transportée par la foudre, d’un endroit à un autre du champ de bataille. En un battement de cils, elle était parvenue à l’endroit où elle s’imaginait être pour intercepter la hache du combattant ennemi et sauver son frère.

Nemu s’effondra brusquement au sol, saisie par une contraction de douleur atroce. Usant de tout son courage, elle serra les dents et se redressa, aidée par Hagi dont le visage était devenu blême. La bataille avait été brève et peu de corps jonchaient la plaine. Mais alors qu’ils se rapprochaient de leurs compagnons, Nemu s’étonna du silence qui régnait. Nul chant glorieux, ni acclamation, ni hourra de victoire. Le malaise de son pressentiment s’accentua.

Elle fut tout d’abord soulagée lorsqu’elle aperçut Nuage-Ambré qui trottait dans sa direction. Mais elle aperçut ensuite Nour, accompagné de Terfel et d’autres guerriers, qui portaient une civière improvisée en peau de yack. Sur cette civière, gisait l’halmir, le visage blanc, le corps percé de multiples flèches. Nemu eu l’impression que son cœur venait de s’arrêter.

L’halmir ne survécut pas au trajet ; il s’éteignit en guerrier, la main sur son épée. Il avait déjà rejoint la terre des légendes lorsque la troupe fut de retour au village. Les derniers rayons pâles de la saison des aurores éclairaient la place centrale où tous les habitants s’étaient rassemblés en cercle. Au lieu de célébrer la grande victoire que présageaient les devins, tous se recueillaient, abasourdis, pour honorer les morts et procéder aux rites funéraires.

— Nemu, appela Terfel d’une voix lasse.

La jeune femme abandonna le cercle des villageois et se rapprocha du vieux guerrier. Au centre du cercle, se tenaient les corps inertes des guerriers et celui de l’halmir, allongé sur une civière en osier. Il était entouré par sa famille, et Nour le veillait, les yeux éteints. Nemu éprouva une peine infinie pour celui qu’elle aimait. La douleur qui avait précédé la révocation de son don n’avait cessé d’empirer pendant la chevauchée de retour, mais à présent, elle préférait la subir plutôt que d’affronter ce qui allait se passer.

— Nemu, reprit doucement le vieux guerrier.

Il y avait dans sa voix une teinte qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait jamais entendue auparavant. C’était de la déception. Une déception si profonde qu’elle transperça la jeune femme et manqua de la faire s’effondrer de chagrin. Mais elle resterait digne jusqu’à la fin. Faisant abstraction de sa douleur physique et mentale, elle se planta devant le vieux guerrier qui reprit la parole :

— Tu as abandonné ton halmir pendant la bataille. Tu as enfreint, le commandement le plus sacré auquel tu devais obéir : le protéger quoi qu’il t’en coûte. Tu connaissais les règles, je t’y ai moi-même préparée, tu n’as donc aucune excuse.

— J’ai… j’ai voulu sauver… bredouilla Nemu tandis que les larmes lui montaient aux yeux.

— Je t’avais prévenue ! la coupa Terfel en lui lançant un regard entendu. Je t’avais dit que tu sous-estimais tes ennemis. Ils n’ont eu qu’à employer une vulgaire ruse pour briser des années d’entraînement et te manipuler à leur guise.

— Ils allaient le tuer, ils…

— Suffit ! rugit une voix derrière le vieux guerrier.

Terfel ferma les yeux, consterné. Nemu comprit alors qu’il avait essayé de la faire taire pour lui éviter cette situation.

— Tu as déshonoré mon père, susurra Nour d’une voix meurtrie. Toi, celle en qui j’avais confiance et que j’ aim… que je…

— Oh Nour, non je t’en prie… bégaya Nemu et se rapprochant de lui.

— Ne m’approche pas ! fulmina-t-il en la repoussant violemment.

Il ferma les yeux tandis que des larmes coulaient sur son visage.

— Ne nous approche pas, reprit-il à voix basse.

Il rouvrit les yeux et la jeune femme lut dans son regard une décision qu’elle craignait plus que la mort elle-même.

— Tu as trahi la confiance que nous t’avions accordée et tu as failli à ton devoir. En tant que nouvel halmir des Erdins, – un spasme entacha sa voix – je te déclare ankyne. Tu es bannie à tout jamais de la terre des Haldryses.

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