Memoriae (scène 4)

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Ces derniers mots résonnèrent comme la fin de tout. Nemu demeura figée d’effroi tandis que des murmures d’approbation et de désarroi parcouraient le cercle des villageois : « De telles capacités, gâchées… », « Les dieux se jouent de nous ? », « Qu’allons-nous devenir ? ». Ses jambes flageolèrent sous le poids de la consternation et elle dut faire appel à toute sa volonté pour rester debout. Seuls ses instincts guerriers et sa détermination martiale lui permirent de s’éloigner sans se déshonorer davantage.

Parvenue hors de vue des villageois, elle s’affala contre le mur d’une chaumière, en proie à une détresse qu’elle ne parvenait pas à apaiser. Sa vie avait basculé, si rapidement que cela en était déconcertant. Mais quel choix avait-elle eu ? Aurait-elle dû abandonner son frère à une mort certaine ?

— Nemu ?

La jeune femme sursauta et refoula les larmes qui menaçaient de déferler sur son visage. Elle se redressa et s’appliqua à composer une attitude digne.

— Hagi, répliqua-t-elle d’une voix étouffée par l'émotion, je... je suis contente que tu sois en vie.

Comme il ne lui répondait pas, elle s’approcha de lui et l’étreignit avec toute la force qui lui restait. Mais, comme chacun de ces instants de bonheur que l’on chérit, le temps se déroba, plus rapidement qu’une flèche filant dans le ciel. Hagi se détacha de son étreinte avec une force qu’elle ne lui connaissait pas. Ce n’était plus son petit frère fragile et curieux, c’était devenu un guerrier.

— Contente ? répéta-t-il consterné.

Maîtrisant ses émotions, Nemu hocha la tête tout en essayant de lui sourire.

— Ne te moque pas de moi ! explosa Hagi. Tu ne m’as pas sauvé Nemu, tu nous as humiliés ! Tu as pris en pitié ma faiblesse et tu as laissé nos ennemis t’utiliser pour te détourner de ta vraie mission. J’aurais dû mourir lors de cette bataille et toi, tu aurais dû être l’héroïne de notre clan. Les chants devraient célébrer tes louanges en cet instant plutôt que d’accompagner le trépas de notre halmir !

Sa voix se brisa en même temps qu’il détournait la tête. Nemu pouvait se targuer d’avoir survécu à d’innombrables batailles, mais rien ne l’avait préparé à cette épreuve. Elle demeurait pétrifiée face à la violence des propos de Hagi. Il avait raison, elle avait fait le mauvais choix. Elle le savait au plus profond d’elle-même, mais ne pouvait se résoudre à l’accepter.

— Tout est fini pour nous à présent, reprit Hagi d’une voix enraillée par le chagrin et la résignation. Toi et moi sommes déshonorés, comme notre famille et notre clan.

Il jeta un dernier regard affligé à sa sœur puis se détourna pour rejoindre ses semblables qui préparaient les rites funéraires. C’était un adieu, mais Nemu se trouvait incapable de lui répondre. Que pouvait-elle lui dire ? Qu’elle l’aimait, voilà tout. Les derniers remparts de son esprit cédèrent et elle s’effondra à terre, laissant la douleur l’envahir. C’en était trop pour elle, cette vie n’avait plus aucun sens. Elle se mit à genoux et tira sa lame, prête à affronter les brumes de l’inframonde. L’acier froid et lisse de son épée lui renvoya une esquisse de son visage. C’était autrefois le visage d’une guerrière, fière et invincible. Aujourd’hui, c’était le visage d’une vaincue. Une colère sourde gronda alors en elle et recouvrit l’espace d’un instant la souffrance qui l’assaillait. Elle repensa aux Breunes, aux Tongres et à tous ces clans qui s’étaient alliés contre eux. Un nouveau conflit parmi tant d’autres, de nouvelles intrigues, peu lui importait : une nouvelle résolution s’imposait en elle. Elle offrirait un sens à sa mort en emportant avec elle le plus d’ennemis possible.

Repoussant cette brûlure qui lui consumait le corps et l’esprit, Nemu se redressa. D’un pas décidé, elle se dirigea aux écuries et sella Nuage-Ambré. Elle lui flatta affectueusement l’encolure, il avait été le seul à ne pas l’abandonner. De quel droit alors l’emmenait-elle à une mort certaine ? Troublée, elle le dessella et le conduisit à la longe hors du village tandis que les chants litaniques s’élevaient dans l’obscurité grandissante.

— Où est-ce que tu vas ? s’enquit une voix derrière elle.

Nemu sursauta en reconnaissant le timbre éraillé de son vieux maître. Elle en éprouva un certain soulagement mais fut également terrorisée à l’idée de se retrouver devant lui. Elle avait déjà perdu Nour et Hagi, elle ne supporterait pas de le perdre lui aussi.

— Vous aviez raison. Je ne vous ai pas écouté et je vous ai déçu, murmura-t-elle.

— Je t’ai posé une question, grogna Terfel.

La jeune femme prit une profonde inspiration et se retourna.

— Je vais terminer ce que j’ai commencé. Je vais en finir avec les Tongres et tous ces clans qui ont osé s’en prendre à nous, lâcha-t-elle d’une voix résolue.

Le vieux guerrier se rapprocha d’elle d’un pas lent et mesuré. Il l’examina de la tête aux pieds et grimaça. Depuis toutes ces années qu’ils avaient passées ensemble, il la connaissait trop bien pour ne pas deviner le fond de sa pensée.

— Oui, tu m’as déçu, commença-t-il. Mais sache que tu m’aurais encore plus déçu si tu n’avais pas sauvé ton frère.

Nemu leva les yeux sur Terfel. Malgré la pénombre, il dut lire son désarroi car il la saisit fermement par les épaules. Ses mains étaient chaudes et rassurantes.

— Ce que je veux te dire Nemu, c’est qu’il n’y avait pas de bon choix à faire ce jour-là. Tu as écouté ton cœur et sauvé ton frère. Même s’il ne le réalise pas encore, il t’en sera reconnaissant plus tard. Il chérira cette vie que tu as protégée à l’encontre des lois et des traditions et se souviendra de toi comme d’une héroïne.

Ces paroles agirent comme un baume d’une incroyable douceur. Il sembla à Nemu que toutes ses douleurs et ses tourments s’envolèrent, balayés par la chaleur bienfaitrice de ces mots. Elle fut incapable de contenir le flot de larmes tièdes qui s’écoulèrent sur ses joues.

Terfel se racla la gorge, gêné. Il n’avait jamais su faire preuve de tendresse envers elle, mais malgré ses airs rustres et froids, elle savait que le vieux guerrier tenait à elle comme à sa propre fille.

Après un moment de silence que tous deux savourèrent comme leurs derniers instants de complicité, Terfel reprit la parole :

— Nos lois sont ce qu’elles sont et nous devons les respecter. Mais toi Nemu, tu peux encore changer. Ne gâche pas ta vie dans un vain sacrifice.

— Que puis-je faire d’autre ? Il ne me reste plus rien, susurra-t-elle.

— Rends-toi à Givregarde et prends les vents pour les îles de l’intérieur. Va à Nova Caelysia, la cité accueille des voyageurs de toutes les provinces, quelles que soient leurs origines. Tu auras toutes tes chances pour recommencer une nouvelle vie là-bas.

Un flot d’incertitudes envahit Nemu. Sa résolution d’aller combattre les Tongres, qui lui semblait si ferme quelques instants auparavant, s’était estompée. À présent, elle ignorait ce qu’elle devait faire.

— Ce don que tu as, reprit Terfel, c’est un talent rare, un cadeau des dieux.

— Ce n’est pas un don mais une malédiction ! Regarde ce qu'il a ammené ! Rien de tout cela ne serait jamais arrivé si je n’étais pas une katuwiro !

— C’est une épreuve, argua-t-il. Et cette épreuve, tu dois l’affronter comme une guerrière, tu dois te battre pour en triompher ! J’ignore tout des desseins divins, mais je crois que tu as le pouvoir de protéger des gens qui pourront changer ce monde, Nemu. C’est ce que je pressens depuis toujours. Peut-être que…

Il détourna les yeux comme si les mots qu’il s’apprêtait à prononcer l’indignaient.

— Peut-être que ton départ était nécessaire, avança-t-il résolu. Tu dois vivre Nemu, vivre afin d’écrire ta légende.

— Vivre…

Ébranlée, Nemu se raccrocha aux conseils de son vieux maître. Elle avait déjà fait preuve de suffisance en refusant de l’écouter, elle ne commettrait pas deux fois la même erreur.

— Je vais aller à Givregarde, murmura-t-elle. J’irai à Nova Caelysia.

— Et lui, tu vas l’emmener ? demanda-t-il en pointa de la tête Nuage-Ambré.

— Non, il me rappellerait trop ces terres. Ce serait une déchirure pour lui aussi de ne plus pouvoir galoper dans ces steppes. Je vais lui rendre la liberté.

— Personne d’autre n’aurait pu le monter de toute façon, il est aussi têtu que toi, s’esclaffa-t-il en arrachant un sourire à la jeune femme.

Nemu croisa le regard de son vieux maître et tous deux s’étreignirent à la façon des guerriers de sang. Elle lui devait tant. Aujourd’hui encore, elle avait le sentiment qu’il l’avait sauvée.

*

Nova Caelysia ne ressemblait en rien aux petits villages haldryséens. Tout était gigantesque, démesuré et l’opulence dans laquelle les habitants vivaient était perceptible à chaque coin de rue. Des maisons, des temples et des tours en pierre s’élevaient à des hauteurs phénoménales, survolés par de petites îles qui faisaient office de résidences luxueuses ou de jardins décoratifs. Ici, la vie foisonnait et Nemu avait vu plus d’habitants dans un seul quartier que dans tous les clans des Veydrims réunis.

Pendant plusieurs saisons, la jeune femme s’accommoda de petits emplois. La vie s’avérait étonnamment facile pour peu que l’on sache manier une épée. Mercenaire, garde de convoi, on l’avait même recrutée dans l’armée caelysienne, le temps d’une courte campagne contre les cités australes. Son habileté au combat lui avait rapidement valu une solide réputation dans la ville si bien que beaucoup se disputaient ses services. Toutefois, depuis cette bataille contre les Tongres, elle n’avait plus invoqué son don. Il lui avait échappé ce jour-là et elle avait frôlé la mort. Mais elle avait surtout l’impression de ne pas être digne de ce présent divin. Les paroles de Terfel lui paraissaient bien lointaines à présent et il n’y avait pas une nuit où elle ne rêvait de Nuage-Ambré et des grandes steppes des Veydrims qu’ils parcouraient tous les deux.

— C’est toi Nemu ?

Un murmure la surprit tandis qu’elle vidait sa chope de bière. C’est dans cette auberge qu’elle aimait fréquenter que l’on venait la trouver pour lui proposer du travail. Sans daigner tourner la tête, elle acquiesça et but une nouvelle gorgée. Comme son mystérieux interlocuteur ne se manifestait pas, elle finit par se retourner. Un homme d’une trentaine d’années, au teint sablé et aux vêtements richement colorés, l’observait attentivement. Il avait ces yeux perçants et calculateurs qui seyaient aux hommes ambitieux. Pourtant son regard trahissait également une émotion qu’elle croyait avoir perdue à tout jamais : cette volonté peu commune, ferme et inébranlable, de réussir et de prouver aux autres sa valeur.

— Parfait, déclara-t-il satisfait.

Il fit signe à l’aubergiste et invita Nemu à le suivre à une table un peu en retrait de la cohue.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec méfiance.

— Ce que je veux ? répondit-il en esquissant un sourire. Beaucoup de choses en réalité, mais aujourd’hui je recherche quelqu’un de spécial. Dites-moi Nemu, qu’êtes-vous venue faire ici, à Nova Caelysia ?

Il parlait vite et la jeune femme peinait à le comprendre avec son accent étranger. Elle aurait pu partir à la recherche d’un travail moins ambigu mais cet homme l’intriguait. Elle s’éclaircit la gorge et tenta maladroitement de formuler une phrase dans la langue commune :

— J’ai quitté mon pays pour voyager et je suis ici pour le travail.

— Je vois. Et ce travail vous convient-il ?

La jeune femme haussa les épaules et une lueur brilla dans les yeux de l’homme à la peau de sable.

— Que diriez-vous de vous mettre à mon service ?

— Vous me proposez un travail ?

— Ce n’est pas un simple travail que je vous propose, s’amusa-t-il en se penchant vers elle. C’est une renommée. Un nom dans l’histoire que nous, les Hommes, écrivons chaque jour. Que restera-t-il de vous, lorsque les étoiles auront repris votre corps ? Qu’adviendra-t-il de votre mémoire ? Je ne suis aujourd’hui qu’un modeste marchand, voyez-vous, mais j’aspire à un avenir beaucoup plus grand. J’aspire à laisser mon empreinte sur ce monde et à le transformer d’une manière ou d’une autre. Mais pour cela, j’ai besoin d’aide. Et particulièrement de l’aide de gens comme vous.

— De gens comme moi ?

— Oui. Des personnes qui souhaitent prouver à la vie elle-même qu’il est possible de repousser les limites que l’on nous impose, en accomplissant l’impossible.

Ses paroles trouvèrent un écho dans celles de Terfel et un frisson traversa Nemu. Elle se sentit envahie par une bouffée de fierté qu’elle n’avait plus éprouvée depuis ses combats glorieux.

— Et comment puis-je vous aider ? articula-t-elle.

— Devenez ma garde du corps, protégez-moi de mes ennemis et ne me trahissez jamais.

Nemu cilla, saisit par l’émotion.

— Je… je ne sais pas protéger les gens.

— Laissez m’en seul juge, répliqua-t-il aussitôt.

Ses yeux noirs brillaient d’une avidité et d’une soif de pouvoir démesurées. Mais ce n’était pas tout. Il y avait autre chose en cet homme qui méritait d’être protégé, bien que la jeune femme doutât qu’il n’en ait lui-même conscience.

— Pardonnez mes manières, s’excusa-t-il en un geste théâtral. Je connais votre nom mais vous ignorez le mien… je m’appelle Bailram-Mardokh-Ei. Appelez-moi Bailram.

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