J'ai coupé la tête de cette reine.

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

GIOVANNI

Regalia (3)

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[Midipolia, 2244] - suite

Cette masse les emporte tous deux. Ils dégringolent, butent en contrebas. Sonné par la détonation, Giovanni se dépêtre du corps inerte, cherche l’air. Vertiges, oreilles internes déboussolées – trop de couleurs valdinguent dans son champ visuel. Sa tête tourne.

Un instant, il se sent sourd, aveugle ; vulnérable. La fumée retombe, lourde et collante. Le dos de Baleine n’est plus que charpie dans une nuée de mouches parasites. Des éclats tranchants de céramiques le hérissent. Le sang se glisse déjà entre les plis de graisses, la viande à vif mais noircie. Une odeur de brûlé s’insinue dans ses narines. Nauséeux, l’N-GE crache un filet de bile. Il s’appuie sur ce qu’il peut pour se redresser, chancelle.

Un râle s’échappe de ses larges babines. Baleine ouvre un œil, roule sur le côté, animé par une ultime force étrange. Un bras avec un angle improbable tient encore le flingue sous son énorme bedaine. Ça marmonne quelque chose mais Giovanni n’entend plus. Un larsen continu vrille ses tympans. Il acquiesce néanmoins, prend conscience qu’il est miraculeusement indemne à l’exception de quelques entailles çà et là et certainement de jolies contusions.

Baleine frémit. Sa main charnue se tend, se superpose à des images aux couleurs trop brutes. Papa et Don Elmo, le tracé de leur sang entre les pavés.

Non, pas aujourd’hui.

L’adrénaline étrangle toute douleur, arrache toute hésitation. L’évidence du piège éveille en lui une sourde colère. Il ramasse le Beretta du gros, lâché dans la culbute, récupère puis range son Gratch, bien moins puissant et avec un magasin moindre, contre ses reins. À pas de loup, il réattaque la volée de marches avec davantage de prudence encore. Le cran de sécurité saute sous son doigt. La neige sur sa rétine s’atténue peu à peu. Heureusement qu’il n’a pas poussé la sensibilité de ses implants aux maximum. Tout baigne dans brouillard magnétique arc-en-ciel.

La grenade à frag a balafré les murs, épaissi l’air d’un rideau trouble. Dans le coude qui donne sur le couloir, un coup d’œil furtif assure la voie libre sur le septième palier, pour de bon cette fois-ci. Contenant une quinte de toux, il passe rapidement au suivant, regrette cette perception si limitante à ses seuls yeux. Impression qu’on visse des pointes sous son cuir chevelu. Équilibre précaire, démarche mal assurée, il s’aide du garde-corps pour monter.

L’oreillette a volé dans la chute ; l’auxiliaire sature encore. Une solitude comme un abandon. Une plongée en dedans. Giovanni s’oriente vers la bataille, les cliquètements dingues de la mitraille, là-haut, au dernier, qui n’arrête pas, résonne dans son crâne, tue tout le reste.

Une envie d’en découdre pulse. Les endorphines étreignent chacune de ses fibres. Sa respiration se calme alors. Pas à pas, marche après marche, une concentration caustique dévore toutes ses réflexions, pour se focaliser sur la tactique à tenir.

Bah… finit par lâcher le carabinier en se caressant le menton. Tant qu’ils se tuent entre eux !

Les fantômes s’estompent pour ne laisser que l’inextricable lumière qui plombe les étages supérieurs par une verrière crade. L’appel de la chasse.

Au huitième, ses perceptions spatiales encore vagues, Giovanni considère le couloir de la seconde cage d’escalier ; vers l’Albanais et Skënder qui ne donnent pas signe de vie. Cet état de fait lui est alors négligeable. Il s’y engage à allure mesurée, glissant sur le sol en ombre terrible.

Une autre échauffourée lui permet de situer les Russes juste au-dessus de lui. Giovanni se faufile dans leur angle mort, en perçoit quatre par l’échappée. Deux hommes armés se planquent, dos au mur. Leurs pistolets mitrailleurs vomissent des douilles qui ruissellent à ses pieds. Un corps poinçonné par un impact large comme la main se vide dans les marches, tête en descente. La ligne rouge de Krovavaya s’étire sur cette nuque désarticulé. Dans un coin, le dernier, masque infrarouge tombant et menton contre la poitrine, sérieusement blessé, a étendu ses jambes devant lui, ramené un bras en loque contre son ventre régurgitant des flots rougeâtres que les vêtements n’épongent plus – neutralisé. Son arme est lâchée en vrac.

Giovanni éprouve un bref instant une sale satisfaction aux stigmates du Walkyrie du Diable.

Une pause ; à l’autre bout, encore les cris d’une négociation vaine.

Donne-nous Frankenstein ! Tu sortiras pas de là !

Stupéfaction passagère. Les implications qui en découlent manquent de le paralyser. Parce qu’il vaut des millions, minot. Des putains de millions. Représailles en provenance de l’appartement à l’intérieur duquel sont retranchés Narciso, avec certainement le colis. Putain de figure de style !

Une douce folie étreint son cœur, alanguit ses tensions lorsque les hommes se mettent à couvert, serrent les dents, encaissent la diabolique riposte de l’elma. L’éclairage survivant se pulvérise. Les tirs groupés commencent à sérieusement ébrécher les arêtes des murs mais les munitions dont dispose Narciso et son acolyte ne sont pas infinies. Le premier Russe grogne lorsqu’un ricochet entame sa main, le second serre le PM contre lui – il tremble.

Une résistance imprévue, n’est-ce pas ?

Un Russe s’accroupit, rafale au niveau des chevilles, pour donner le change. Aucun n’a encore eu l’audace d’aller déloger le Diable. Peut-être attendent-ils qu’il soit à court. La cadence infernale feule encore, interminable. Quarante percussions qui font claquer les dents, résonnent dans les os, taquinent les nerfs. Cascade d’étuis brillants par-dessus le cadavre, mélodie d’impatience. Giovanni guette l’ouverture.

Clac d’une arme à vide. Le Russe échange sa place avec son comparse dans l’espace réduit, enjambe son complice inanimé. Encore une salve. Clac. L’autre n’a pas encore engagé un nouveau chargeur. Avec des gestes peu assurés, il essaye une seconde fois en changeant le sens du magasin.

Giovanni escalade le mort en travers du passage, le Beretta de Baleine en avant, stable entre ses dix doigts, ajuste la mire, bloque sa respiration – il a déjà fait ça un million de fois sur des cibles en carton – tire par deux fois.

L’homme debout hurle, touché au dos, s’affale dans un hoquet. L’N-GE encaisse le recul, pivote, passe au suivant. Ce dernier s’est redressé, volte-face, pointe sur lui une arme non chargée – réalise son erreur l’instant d’après. Giovanni vise la tête, presse la détente. Mais le type est déjà sur lui, le percute de plein fouet. Le Beretta cabriole. Che cazzo ! Ils luttent, mais le différentiel de taille reste en sa défaveur. Giovanni glisse sur le sang qui inonde la contre-marche, le cadavre, empoigne une manche de son adversaire pour l’amener avec lui. Fauchage de jambe ; son pivot les envoie tous deux dans le dénivelé. Le Russe amortit sa chute dans un claquement sec de côtes cassées.

Cris étouffés. L’élan le projette par-dessus. Un mouvement dans sa périphérie. Le premier était pas mort, merda ! Relevé, Giovanni cherche une arme dans l’intervalle, manque de rapidité. Le Russe, en rage, lui saute dessus, grogne, assène un coup de crosse pour le faire tomber. Maintenant à califourchon, le fusil d’assaut écrase sa trachée. Giovanni voit un poing s’armer au-dessus de lui. Ne peut parer. Un puissant coup éclate sa lèvre, le suivant casse peut-être son nez. Souffrance éclair, comme un appel d’air. Il se débat malgré sa faible corpulence, tend les bras, cherche la gorge, la face, n’importe quel point faible à griffer. Le Russe pousse, redresse son buste, hors d’atteinte. La masse du Gratch contre ses reins meurtrit son dos – inaccessible.

Une masse se rapproche dangereusement d’eux. Giovanni rue, tente de se libérer avec toute la force dont il dispose. L’homme bagarre, raffermit sa prise. Ses pupilles sont dilatés en gouffres noirs dopés derrière le masque IR qui pend à son cou. Incapable de prendre l’ascendant, l’N-GE voit trouble. D’une violente poussée, il parvient, d’une torsion, à dégager l’arme qui le suffoque, pour la jeter plus loin.

D’énormes mains capturent sa nuque si frêle. Plaquage violent. L’arrière de sa tête heurte le sol, plusieurs fois. Tout son corps se relâche d’un coup. Saveur du sang dans sa bouche. Ses doigts tâtonnent, cherchent le câble de l’électrocutter. Un poing calleux lui assène un méchant uppercut au visage, puis un autre, encore. Là ! Il tente de se soulever avec ses jambes. Son arcade explose sous la puissance ennemie, une énergie du désespoir. Crachats dolents. Il encaisse encore, tire le filin pour l’extraire.

Hé !

Des balles sifflent dans l’air. Le Russe tourne la tête. Un air ahuri lui colle à la figure. Giovanni se saisit de l’électrocuter. La lame murmure sous le courant pulsé. Encore un tir dans leur direction, franchement mal ajusté. Incrédule et le cerveau saturé de chimie, le type hésite entre s’enfuir et frapper. Le couteau tranche un avant-bras dans un hurlement perçant. Le Russe lâche, bascule en attrapant son membre blessé, recule sur son derrière, cherche à tâtons son flingue – le trouve, toujours déchargé.

Un geste de supplication.

Sans pitié, Giovanni fuse, l’accule dans un angle, découpe tout ce qu’il trouve en travers de ce visage distordu par la terreur. Des lambeaux de chair volètent sous ses lacérations. Un son rauque jaillit de cette gorge puis se meurt. Une coupe nette suit le tracé de cette ligne tatouée en rouge que portent les hommes du Baron.

Alors seulement, l’N-GE se tourne vers la présence dans le corridor, à bout de souffle. La vision encore embuée, le sourire franc mais soulagé qu’il découvre est un phare en pleine tempête.

Oh putain, quel bordel ! lui lance Skënder.

Celui-ci abaisse son pistolet. Du sang recouvre ses manches, les pans larges de son jean, comme s’il s’était essuyé. Ils restent interdits un moment.

— Où est…

Skënder élude, secoue son poignet avec sa grosse montre, l’auxiliaire dont l’écran ne rafraîchit plus rien. Messagerie cryptée tout à fait pétrifiée.

— La com est out, bouffée par un worm, se justifie-t-il.

Les yeux verts du métis, comme voilés, balayent sa face tuméfiée de son comparse, le sang qui dégoutte sur son col, le cadavre déchiqueté à leurs pieds, celui dans l’escalier, puis l’étage supérieur. Son flingue suit sa mire. Giovanni jure contre ses greffes versatiles, sa dépendance envers elles, opère un demi-tour.

Flashs en staccato, suivi du clac du dernier coup. Des lunettes volent. Skënder glapit en tombant à la renverse.

Un Russe survivant s’est trainé à plat ventre, s’agrippe au rebord, les menace d’un PM tendu au travers du garde-corps – à sec. L’ennemi prend tout à coup un visage humain sous le masque IR. Des traits que déforment l’effroi. L’incertitude fige le fils de l’Albanais au souffle coupé. Flottements dangereux. Giovanni sort alors son Gratch, vide le chargeur avec une volonté annihilatrice, jusqu’à ne plus pouvoir tenir le recul. La menace tressaute sous les impacts avant de s’immobiliser définitivement. Le PM se balance dans le vide, sa lanière sous une masse informe, hâchée.

Le gilet a miraculeusement absorbé la saucée. Toujours au sol, Skënder déglutit péniblement en se tenant le bras. Giovanni le tire à l’abri d’un mur, dégrafe le gilet pour lui donner un peu d’air. Déjà des auréoles rougeâtres germent sur sa poitrine. Le jeune homme gesticule, prend une grande inspiration douloureuse, en retirant sa main ensanglantée de son biceps, tourne un peu de l’œil. Giovanni inspecte la plaie ; nette – la balle a traversé le muscle comme du beurre. Ça pisse en discontinu. Peu attendre. Skënder tourne un peu de l’œil. Ils sont tellement fragiles. Pansé avec une manche nouée serrée et coupée à la va-vite, Skënder balbutie tout en se signant trois en une saccade vitale :

— Sainte Marie Mère de l’Enfant Jésus, merci, merci, merci !

Les prières terminées, réalisant que sa vie pourrait encore le quitter, il lâche, hébété et grimaçant :

— La brigade va pas tarder. On tente l’issue de secours incendie, accessible par le toit (un doigt vers le haut). S’ils nous bouclent complétement, alors…

On est baisé. Une précision inutile, néanmoins.

L’échelle encastrée dans une paroi donne sur la verrière, l’accès au toit, possiblement quelques passerelles de maintenance également ; à voir combien d’hommes a dépêché l’Inter. Faisable.

Giovanni fronce sourcils. La bombe a sérieusement entamé ses perceptions, mais pas assez pour ne pas sentir le fer qui effleure son radar encore myope. Le calcul est rapide : il en reste deux. Néanmoins, ça ne bouge plus de l’autre côté – ni même dans l’appartement. Un silence de mort plombe l’atmosphère. Il penche la tête vers le couloir, avec précaution.

L’endroit est un véritable carnage. Les lumières survivantes strient de leurs faisceaux la poussière âcre encore en suspension malgré le système anti-incendie devenu fou, des portes éventrées par les bourrasques de munitions intermédiaires, les murs dévorés par cet acier furieux. L’angle de vue ne permet pas de distinguer la planque, ni ses occupants.

Un éclat à travers la fumée humide ; Giovanni se rabat in extremis. La balle vient s’encastrer dans le panneau électrique. Interjection en russe.

« Je fais le tour. Prendre l’ennemi à revers », signe-t-il. Il désigne la zone de repli du Diable. « Va voir. Sortez de là. » Es-tu encore opérationnel, Narciso ? Il n’ose pas l’appeler de peur de se trahir. L’image du corps de Baleine ; un poison de haine inonde ses veines. Trop de paramètres foireux. Il ne veut pas se replier. Pas encore.

— Attends ! l’arrête Skënder, remis debout mais toujours tremblant.

— Putain, mais qu’est-ce que tu fous ?

Son ami se coule entre les deux macchabés du dernier palier, se penche pour ramasser le gros Beretta voltigeur et le lui tendre. Mauvais karma, cette arme. Une grimace lui signifie qu’il peut la garder.

— Et de rien, bougonne-t-il.

Déjà, l’N-GE saute par-dessus les morts, dévale les marches quatre à quatre, se jette dans le corridor du neuvième, comme un fou. Ses sens se déploient aussi loin qu’il peut, verrouillent les cibles embusquées.

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