IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

GIOVANNI

Regalia (4)

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[Midipolia, 2244] - suite et fin.

Pas assez vite néanmoins. Les deux rescapés ont opté pour la même sortie. Des bris de verre jonchent la cage d’escalier. La béance laisse crever un jour étourdissant dans lequel les ombres ennemies s’échappent, hors de portée.

Narciso hurle à travers le couloir, tandis que Giovanni agrippe le premier barreau. Un profond soulagement saisit son cœur. Une bourrasque fouette son visage lorsqu’il s’extrait de là, se lance à leur poursuite sur la surface molle du revêtement thermique du toit. Le plus sec des deux a déjà talonné entre les bouches d’aération, presque atteint la passerelle de maintenance qui joint les pylônes raccords des câbles électriques suspendus du quartier. Trop loin pour espérer toucher juste.

Des sirènes et le vrombissement de drones se réverbèrent en bas.

Le second, pourtant athlétique, traîne la patte, a pris appui contre un bloc d’alimentation, nettement à bout de souffle.

À cette courte distance, Giovanni tire sans vraiment viser. Clac ; la glissière se bloque en position ouverte. Le fuyard a tourné la tête, se prend les pieds dans une canalisation, s’étale derrière le renfort d’un caisson de ventilation. Une vocifération trahit la mire hasardeuse. Le Chasseur bondit sur l’unité extérieure de clim, le met en joue à la faveur de sa position en surplomb.

Le type relève la tête. Les muscles saillants de ses avant-bras nus se contractent vigoureusement. Sympa, la greffe. Sa main tatouée se tend, s’empare du pistolet mitrailleur sans oser le pointer. Le Loup Bleu le jauge, gueule de crocs menaçante. Son mollet percé dégoutte méchamment.

Pas si rapide que ça, le fameux Moscovite.

Acculé, l’homme agite frénétiquement sa tête face au Gratch: non, non, non. Il n’avait pas l’air si jeune sur la retransmission du Run. Aucune putain d’importance. Le type a déposé son arme au sol, les mains en l’air, supplie encore, comme un enfant, égraine une étrange prière, débite des bouts de phrases sans que Giovanni n’en capte un traître morceau. Essaye de vendre son patron, éventuellement. Des conneries, encore. Frankenstein et la Jar-ptitsa et puis quoi d’autre ?

Baleine n’a eu aucune chance, lui.

Il ajuste le front bien au centre, se délecte une brève demi-seconde la vengeance, presse la détente. Une fois, puis deux. Clic, clic. Giovanni percute – magasin vide.

Le Moscovite plonge, verrouille sa prise sur le PM. Sur le dos, il défouraille à bout portant, avec une vélocité furibonde. Le canon gerbe, remonte jusqu’à la voûte obstruée par les plateformes supérieures de la ville qui les domine.

Un ouragan le traverse de part en part, furies déchainées dans ses entrailles.

Giovanni veut saisir son electrocut’, tente de bouger, n’attrape rien. Ses doigts ne répondent plus. Sa main retombe, coton imbibé de sang. Un temps, il reste là, parfait imbécile juché sur son perchoir. Le Loup se relève, détale en claudiquant.

Alors seulement une indicible souffrance s’empare de lui. Tentative de réaction. Ne reste pas planté là ! Résistance avortée. Le sol le happe.

Le Russe s’éloigne inexorablement, puis, à un moment, s’immobilise. L’N-GE le voit se retourner, le viser encore. Dans l’instant, le Loup se ravise puis disparait entre les lignes fondues de la ville, point de fuite perdu qui s’obscurcit.

Étrange sensation que la brûlante pulsation du fer entre ses chairs ravagées. Des tremblements l’agitent. Giovanni hoquette, se démène contre la masse de ses côtes qui pèse alors sur ses poumons. Essaye de se basculer. Il ne sent plus l’épais liquide qui s’échappe de sa bouche, face contre terre.

Le monde se referme sur lui.

Des mains le redressent, l’adossent contre un muret, se posent sur son épaule, son cou, appuient au hasard sur les plaies, tremblent.

— Merde… Putain Gio, faut pas que tu meures ! Ta mère, elle va me tuer. La mienne aussi. Et puis Narciso. Eh, Gio ! reste avec moi…

Secousses. Sensation de déchirement en dedans. Il ouvre un œil, lutte contre la douce moiteur, qui l’enveloppe pour s’accrocher à ce mal de tête terrible et la voix affolée de Skënder qui résonne.

— C’est bon. Ça va…

Corps en plomb fondu. Skënder, les larmes aux yeux, le dévisage, lui colle une gifle. Retard de perception. Décalage vision sensation. Tout est flou - liquide, même.

— Non, ça va pas. Pas du tout ! Merde, il t’a aligné net !

Ali-aligné-gné-é. Réverbération étrange. On dégrafe le gilet, cherche des points de pression sans trop savoir comment faire.

— Putain c’est la première et dernière fois qu’on fait un coup ensemble, il déblatère, pantelant. J’veux plus jamais travailler avec toi. T’es un putain de chat noir. Plus jamais de la vie ! T’entends ça, avec tes oreilles magiques ? Plus jamais. Eh. Gio… s’il te plaît…

Il essaye de rire ; se fond dans cette douleur irradiante. Tournis. Mouvement à leur périphérie. Silhouettes humaines carapacées d’armure, densité de l’acier tiède. Skënder lève son flingue. Hurle.

Chaud. Atmosphère si lourde.

Ce vrombissement. Bleu, comme la couleur du Diable. La danse d’une Walkyrie sur le champ de bataille.

Tu te souviens.

Ses perceptions magnétiques se gondolent, puis se déchirent.

Es-tu fier de moi, … ?

Giovanni marmonne quelques propos peu cohérents, s’accroche à ces formes qui ondulent devant lui.

— Des témoins pour les Fasci ? Y’aura pas de témoin pour toi, minot. Pas besoin, p’tite terreur. Frank, active !

Rozalyn en périphérie, des cheveux roux en pagaille sur son front. Quelqu’un passe devant elle. Se penche sur lui. Mamma. Non, c’est…

— Fran. Sans K, qu’on rétorque, presque de guerre lasse.

Des mains aux doigts manquants passent sous ses vêtements, palpent sa peau. Si froides.

— Joue pas au con. Occupe-toi z’en, je passe devant.

Croassement électronique. On le soulève, le charge à l’épaule comme s’il ne pèse rien. Flou cinétique, mauvais film.

— Le pare-balle a pris le gros. Mourra pas pour si peu, ma dernière version est plutôt coriace… Pas vrai que tu vas pas me faire mentir ?

Puis le bleu. Rien que le bleu du ciel qui l’engloutit.

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[Sicile, centre-ville de Catane, été 2237]

Tu voudrais oublier… Mais tu t’es promis tout l’inverse.

L’acidité qui taquine ses papilles. Une saveur d’enfance. Une fin d’après-midi torride, dans l’ombre d’un glacier du centre-ville historique.

— Il a ses yeux, Don Elmo.

La voix de Papa a cette profondeur du reproche. Le vieil homme attablé éclate d’un un rire enroué, plisse des yeux trop clairs mais où la lumière s’est éteinte depuis longtemps.

— Peut-être. Peut-être pas. Qu’est-ce que ça peut bien te foutre, hein, Volpino ? Qu’il ait ses yeux ou ceux de Madda ? T’étais pas là. L’autre barjo a bricolé avec ce qu’il avait. Et franchement tu veux pas savoir ce qu’il fout dans son labo.

— Ouais, parce que j’étais…

Un silence. Un regard aux alentours, contrôle de routine, habitude de survie. Puis Papa reprend :

— Pour vous. J’étais là-bas pour vous, pas pour Don Caponi. Et j’ai rien dit. Rien de rien.

Sa main se serre sur sa canne à tête de renard. Giovanni fait mine de regarder ailleurs, de suivre l’agitation touristique estivale. Encore une conversation qui ne le concerne pas.

— Oui, oui. Ça, c’est la version officielle.

Encore un rire, mielleux mais creux. Vide comme l’espace qui sépare à présent le Don du clan Bianchi de l’affilié. L’enfant engouffre une cuillère de glace dans sa bouche, savoure, encore, son parfum préféré.

— Volpino, ne me prends pas pour un imbécile.

L’ombre d’un scooter. Deux hommes casqués. L’un d’entre eux porte un gilet avec d’antiques plaques métalliques. Ce sont des choses qu’il ne faut pas dire. Des choses que seuls ceux comme lui ou Mamma savent percevoir.

Ce sentiment de danger est là. Ce cri viscéral que ce n’est pas normal, cette fois-ci.

Papa bondit, aussi vite que le lui permet sa patte folle. Le pommeau à tête de renard brille, capture l’or du soleil. Mais il y a l’ombre. L’ombre bleue qui chante sur le champ de bataille, qui arrache, charge après charge, chacun de ses membres comme on dépiaute un crabe sur un rocher, à la plage, pour s’amuser.

Puis le démon remonte derrière le pilote, tapote son épaule en guise de « go ». Avant ça, l’homme au gilet ouvre sa visière puis crache par terre.

— Infame.

Tu te souviens et tu oublies. Ta mémoire est chose plastique. Elle trie, recycle. Le temps s’y contracte, les détails se gondolent.

La mort a le goût du citron. Et l’acidité bleue d’un ciel amer.