« Nous luttons pour rester à la même place ».

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

GIOVANNI

Regalia (2)

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[Midipolia, 2244]

Une pieuvre ailée, c’est quand même une drôle d’idée.


L’appartement de Narciso, juste sous le Cercle, est clairement exigu. La cuisine donnant sur un balcon minuscule ne fait pas exception. Y compacter l’énorme Baleine, l’Albanais, son fils Skënder, le vétéran au crâne lisse et Giovanni relève d’une savante organisation. L’N-GE a préféré se percher sur le plan de travail, le cul entre la cafetière et le frigo, pour savourer un Lemon Power plutôt qu’un café amer dont il assure le service. Pressé contre son épaule, debout et esquiché dans le coin cuisson, Skënder a essayé de se saper couleur locale pour la mission, mais le jean loose assorti d’un sweat holographié avec sa bonne bouille d’intello roublard détonnent. On a laissé les deux chaises disponibles au Diable et à Baleine, dont la carcasse obstrue l’unique sortie de la pièce.

— Ça en fait du beau monde, pour une réception furtive de colis, ne peut s’empêcher de noter Skënder.

L’Albanais toussote pour indiquer une occasion manquée de la fermer, judicieusement posté sur le balcon à s’en griller une avec aise. Baleine transpire déjà. Chacun ou presque avale sec sa petite tasse fumante dans un silence crispé. Narciso se marre puis finit par lâcher un peu de lest entre deux gorgées :

— Parce qu’il vaut des millions, minot. Des putains de millions.

D’où la distribution de flingues qui suit.


Cette fois-ci, Giovanni ne s’est pas fait avoir sur la tenue de travail. Son nouveau bombers « Complices Envoleurs », imperméable et réversible, est en fuzzy ; cette toile d’un gris nervuré flou qui a tendance à rendre miros les drones d’identification. Le revers cache le custom que Litzy a peint. Une pieuvre albinos y déploie des appendices de plumes déchirées contre ses omoplates – une réconciliation qui lui donne des ailes, à lui aussi.

L’électrocutter, câblé à un passant du pantalon technique, couve dans sa poche revolver. Le Gratch Slimline (un pistolet de gonzesse fort pratique pour des petites mains comme les siennes) émet une douce aura, presque chaude, contre ses reins. Dans sa visualisation magnétique, chaque membre de l’équipe s’affiche par un point ferrique brillant contre l’ombre creuse des gilets UHMW à même leur peau. Des vieilles plaques enrobent les côtes l’Albanais ; une sensation étrange qui ne le quitte pas de tout le trajet, à pied, puis dans le métro, vers les strates profondes de Midipolia. Une approche simple, discrète mais surtout dictée par la très faible couverture des voies maglev dans les « bas quartiers » selon une définition vieille comme le monde moderne. Débarquer en moto, casqués, aurait rameuté tous les guetteurs à la ronde même si ce territoire tombe sous la protection Stidda.

Séparé en trois groupes pour la phase d’approche, Baleine en tête, Giovanni avec le Diable ensuite, l’Albanais et son junior juste après; ils arrivent à intervalles réguliers par différent chemin au quartier de la Mèche. La zone enjambe le chantier naval ; un endroit de peu de lumière qui respire la graisse minérale, la limaille et le solvant à peinture et où la fange survit avec des compléments solidaires de salaires et la vente au noir.

Un bob à bord large couvre ses cheveux blancs et parachève sa petite allure de caillera des bas-fonds. Il marche ainsi, de cette langueur indocile, vers le point de récupération : un taudis au dixième dans une pile de logements sociaux qui inspire plus du paquet de chiffons en armature béton bouffée que du bâtiment. Une vétusté quasi institutionnelle, à la limite de l’artistique. Des graffeurs ont profités des trous dans les façades et des torsions voilées des énormes piliers d’acier qui soutiennent les plateformes supérieures pour donner du relief à leurs créations – bestiaire mythologique sous amphétamines.

Ils croisent sur la plateforme, qui fait office de rez-de-chaussée au bloc immeuble B, des daronnes accompagnées de leurs enfants braillards et des jeunes désœuvrés, postés sur les rambardes des passerelles, à fumer de la mauve, masque VR en cagoule, leurs doigts hachant le vide devant eux sur quelques jeux en ligne. On se cabre sur eux puis on se détourne illico, de ce regard qui capte en un instant qui est autochtone, flic ou personne à impérativement soustraire de sa mémoire pour ne pas avoir de problème.

— Minot…

Presque deux mois qu’ils ne se sont pas adressé la parole. De quoi trouver le temps libre trop vide pour le meubler d’exercices de renforcements musculaires, d’assouplissements ou de pratiques martiales. Giovanni s’est surpris de cette autodiscipline, ce besoin d’éprouver son corps, que Narciso a réussi à ancrer en lui.

— C’est bon. On n’aura pas cette conversation, t’as dit.

Sa voix conserve de l’amertume mais maintenir cette guerre froide n’est pas dans son intérêt. Le Diable opine. Un bref motus signe leur armistice.

— J’espère vraiment être parano mais j’aimerais que tu me fasses le radar sur place.

Le transfert devrait se faire en douceur mais une mauvaise rencontre ou une réaction merdique de la part d’une nourrice n’est jamais exclue. Sans compter les descentes surprises de l’Anti-Drogue dans le coin pour une sape prophylactique ; un « imprévu » que l’Albanais a écarté au brief au vu des précédents passages. Il n’y a plus de point de deal dans la zone depuis l’opération nettoyage du commissaire Attila. Un quartier redevenu calme et froid, pour reprendre le jargon brigade ; une planque idéale.

À la faveur d’un angle, et après vérification qu’ils ne sont pas suivis, Giovanni plante ses yeux atrocement clairs dans ceux de l’ex-militaire.

— Dis plutôt que tu me veux pas au milieu…

— Ouais, t’es assez malin pour comprendre pourquoi. Puis, y’a que toi pour faire ça. Si t’obéis pas, on peut pas bosser. Autant que tu retournes chez ta mère, reçu ?

Il ravale sa désillusion d’être venu en touriste mais rétorque aussi neutre qu’il le peut :

— Fort et clair.

Narciso fouille les poches de sa veste indigo, lui tend une oreillette vintage puis en installe une autre sur lui.

— Fais-y gaffe, l’est spécialement calibrée pour toi celle-là.

Giovanni retire les protections qui couvrent ses cartilages pour placer l’appareil ; un vieux machin à ondes hertziennes tout droit sorti d’un f-intégratif. Les perspectives semblent plonger, les reliefs prennent de la profondeur tandis que les structures en acier se bariolent. Des croûtards coursant des chats et autres formes de vie furtives mais grouillantes clignotent comme des petites diodes. Les bambins qui hurlent en tapant la balle l’assourdissent d’un coup. Il lui faut quelques secondes pour s’acclimater à ce nouveau seuil de sensibilité.

Aussitôt, la masse dense de Baleine, si reconnaissable à ses genoux prothétiques grinçants l’éblouit sur la périphérie. L’obèse, sur un banc face au skatepark miteux au centre au quartier, un pack de bière à ses pieds, mate des gamines en se clipsant une cartouche de mauve.

Sur sa gauche, en arrière, près de la seconde entrée du bloc A, l’Albanais pénètre dans l’aile voisine, suivi de son fils. Les éclats au niveau de son torse vacillent avant qu’il ne disparaisse dans le bâtiment. Giovanni l’a vu glissé avec une ferveur superstitieuse, les plaques en doublure puis un rosaire dans son gilet, sous l’amusement mesquin de son mentor. Une opération tranquille, d’après lui mais qui n’exclue pas une parano innée – à moins qu’il ne te raconte ça pour te donner l’impression d’être utile.

Le vétéran chauve lui indique l’entrée, puis s’y engage par la porte défoncée. Signe de rester là. Giovanni se poste face à l’ouverture, dans l’ombre du battant. L’immeuble possède deux accès, uniquement au rez-de-chaussée. Skënder est certainement assigné au même rôle que lui, de l’autre côté. Quoi qu’il circule par ici, on y rentre et y sort uniquement en passant par eux. Cette configuration a aussi l’inconvénient de limiter les échappatoires ; sinon de bien faire sentir au moins désirables qu’ils sont parqués là.

Il entend Narciso attaquer les volées de marches, tout en rouspétant dans un français impeccable contre ce « Vé moi le, ce putain d’ascenseur de merde qui ne fonctionne jamais, bordel ! (un temps) branquignols de mes deux ! ». Dix étages de la même littérature, la résonance de plus en plus lointaine. Il en perd la trace dans la complexe structure, les couloirs, les étages superposés. Un trop-plein d’informations en millefeuille confus.

Et voilà Giovanni seul, le cul sur le perron d’un hall puant la pisse et la mauve, avec une infinité de dépôts-colis défoncés en façade.

À choufer parce que t’es la copie conforme de la matrone.

Il se demande ce que peut être cette chose si précieuse pour être mis en attente dans un endroit aussi peu surveillé et qui nécessite de déplacer le Diable en personne en comité très réduit. Une subtilité qu’il ne comprend pas. Y réfléchir l’aide à moduler sa déception et le temps commence à s’alanguir, juste assez pour sentir son coccyx trop pointu. Pour faire bonne mesure, et rester dans le ton, il se met à scroller les dernières actus sportives sur son aux’. La connexion est tellement minable à cause des brouilleurs reliquats des dealers que les vidéos freezent méchamment jusqu’à complètement se figer.

À l’extérieur, une douce nuance de métal chatoie autour d’ombres approchantes, des points qui s’éparpillent à proximité du skatepark. Il se concentre pour en délimiter le nombres mais le bruit de fond mâchouille la résolution… jusqu’à ce que deux comètes fusent dans sa direction.

Giovanni se tétanise lorsqu’elles franchissent le seuil. Il se serre contre le mur, libère le passage, abaisse son bob pour ne pas trahir son visage. Ses yeux restent néanmoins pile à hauteur pour voir les tatouages flous sur les phalanges. Il décrypte des bribes d’une conversation, merci les modules linguistiques Babylone.

— Ça poisonne encore, ici ? demande le type à la mauvaise gueule dans un russe mêlé de français fédéral, le mélange typique des immigrés de longue date.

— Sais pas, rétorque l’autre.

Inflexion plus dure. Le plus baraqué des deux, juste derrière. Un quintal d’OptiMuscles pour une démarche lourde, fatiguée. Ils jurent contre l’ascenseur en panne puis s’engagent dans l’escalier.

— Faut que je reprenne de l’antibio, pour le chat. Y pourra m’en filer, le doc ?

— C’est pas le tien, qu’est-ce tu t’emmerdes ? Changes-en.

— L’a le SIDA, se justifie le plus costaud. Sa gencive est toute pourrie, y peut plus manger que d’la pâté.

Leur cadence se traine dans les couches de béton. Haut, très haut.

— Vraiment, y’a des fois je te comprends pas Slava…

Giovanni prend sur lui, patiente jusqu’à ne presque plus les entendre ; appuie sur l’émetteur, dicte d’une voix monocorde, à la limite de la détection du capteur :

— Deux Russes armés, en montée.

Souhait que les ondes montent jusqu’à Narciso. Pas de vibration à son poignet. Rien. Nada. Une bestiole s’agite dans son ventre : la peur. Largué, il inspire pour reprendre pied.

Une masse énorme et réconfortante coure déjà vers sa position. Essoufflé par le sprint, Baleine se penche sur ses genoux un instant.

— Ça capte rien que personne me répond ?

Giovanni avise l’holo gelé de son auxiliaire.

— J’aime pas ça, la voix du gros est malgré tout posée, factuelle. Les quatre autres sont passés par l’autre côté. J’ai appelé du renfort mais…

La même que celle de l’Albanais.

Des Coups de feu, lointains, résonnent. Trois, rapprochés. Vient le silence qui vaque, emplit l’air d’une terrible accalmie.

— On arrive, envoie-t-il dans l’oreillette avec l’espoir que l’antiquaille fonctionne.

Latence. Absence de réponse. Baleine hoche la tête, dégage le pistolet d’un bourrelet. La première balle monte en chambre d’un geste sûr. Giovanni saute sur ses pieds, fait de même. Une douce excitation l’enserre.

Narciso n’a rien dit, mais attendre ne semble pas être la meilleure option. Surtout s’ils se retrouvent submergés par le nombre. La pire configuration serait une seconde vague ennemie. Leur soutien n’arrivera pas avant la brigade d’Intervention et tout le monde se retrouvera coincé là.

Le timing est bien trop parfait.

Réflexion fulgurante, à l’orée d’une prise de conscience trop nette. Il permet au gros de s’engager en premier dans la cage d’escalier étroite. Celui-ci marque un arrêt sans le dépasser. Trop rodé à ce genre de petit tour.

— Tu passes devant, ordonne-t-il aussi sévère que le permet sa voix d’enfant.

Son Gratch Slimline est canon en bas mais la menace est limpide. Baleine le regarde franchement, les yeux dans les yeux, suivant le fil de ses réflexions.

— Tu me fais quoi là ?

— Tu passes devant, répète-t-il.

L’obèse ne lâche pas son vis-à-vis pendant une bonne seconde, puis attaque la montée en tête. Son aisance à soulever à chaque pas un corps si lourd avec autant de facilité le surprend.

— T’es bien un Bianchi, toi. Y’a pas d’erreur.

Le stress leur arrache un petit rire nerveux.

Ils progressent à l’affût d’une mauvaise rencontre. Chaque palier s’ouvre à la fois sur la gauche et la droite vers un couloir linéaire, une enfilade de perrons. Sur un côté, Giovanni détecte la liaison vers la seconde cage d’escalier. La zone des premiers coups de feu. Il perçoit du mouvement, des pas précipités de gens qui rentrent chez eux, des portes qui claquent et se verrouillent. Il crispe sa mâchoire ; ne sait plus à quoi s’en tenir. Il n’aime pas les hypothèses qui commencent à se bousculer dans sa tête malgré l’urgence. Des éléments épars vrillent son cerveau d’évidences sournoises. Avec Narciso qui n’ordonne rien…

Parce que le réseau com est vérolé.

L’N-GE élude les scénarii catastrophes pour déployer ses sens vers le haut, dans le puits de lumière qui dégouline du plafond ; rester attentif à ce qui surgirait sur eux. Une hâte prudente grignote la distance qui les sépare de l’ex-militaire. Troisième étage, RAS. Et ainsi de suite.

Une rafale déchire l’air. Cadence terrifiante. Puis la réponse en deux coups de foudre azurée, espacées, dans la direction opposée d’un couloir – le chant électrogénique du Walkyrie. Au dixième, des hurlements. L’automatique arrose encore. Inonde à en saturer son ouïe. Un réflexe d’immobilité les saisit. Une visée précise, bleue encore, se fond dans le cliquètement du fusil qui dégueule. Giovanni perçoit alors une masse humaine glisser vers le bas. Ordres en russe. Échos. Ils reprennent leur montée, se hâtent, se font dans le bruit des tirs.

Diyávol ! Diyávol !

Une bénédiction pour le mourant. Ou une malédiction, selon.

Baleine commence à souffrir de l’effort, prend une halte au septième. Une endurance exceptionnelle, pour son physique. Ses genoux grincent. Narciso ne donne aucune nouvelle, malgré deux appels à l’oreillette. Encore une politesse du fer. L’orage, un corps qui tombe. De la rage se vomit, se réverbère. Diyávol ! Le reste est charabia incompréhensible.

Giovanni a dézippé son bombers pour ne pas étouffer. Il étend son radar au palier suivant et n’y détecte aucune présence humaine. Un tapotement d’épaule à son comparse lui signifie qu’ils peuvent s’engager dans le virage suivant. Baleine respire longuement, reprend l’ascension dans un juron à peine articulé. Un chargeur vide est jeté là. En haut, rafale contre réplique en trois coups. Insultes en plusieurs langues.

Temps mort. En haut, un Russe gueule à travers les couloirs :

— Rends-toi !

La voix du type à la mauvaise gueule qui est monté avec le balèze au chat.

Le Diable ne répond que par le feu.

Baleine freine d’un coup, à se rentrer dedans. Un petit objet rond, vert kaki, est posé au sol, invisible à sa magnétoréception. La sphère s’allume, vive, quand Baleine pose un pied à un mètre d’elle. Preste malgré son imposant volume, il se retourne vers Giovanni, crie, se jette sur lui avant que l’engin explose.

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