Chapitre 2 : Une si belle Journée

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23 avril 2018.

Comme chaque matin, le café coulait au goutte-à-goutte dans la petite cafetière électrique blanche et jaune. Deux tranches de pain complet sautèrent du grille-pain lorsqu’arriva dans la cuisine ce père de famille vêtu dans un style à la fois chic et décontracté, fraîchement rasé, prêt à démarrer du bon pied une nouvelle semaine. Sa posture, ses bras épais et sculptés martyrisant les manches courtes d’un polo blanc serré sur un buste fort et taillé avec précision, chaque détail permettait de deviner que l’homme entretenait régulièrement une condition physique d’athlète.

Les deux tartines beurrées furent avalées promptement, le café ne fit qu’un passage éclair dans une grande tasse blanche décorée d’un sportif fantaisiste qui soufflait, en plein effort, sur un banc de musculation. L’homme avait déjà fait chauffer le lait et préparé deux bols de boisson chocolatée quand il posa sur deux petites assiettes quelques tranches de brioche. Il monta ensuite à l’étage, ouvrit la porte d’une chambre où deux garçonnets faisaient difficilement leurs adieux à Morphée.

— Cachez vos yeux, j’allume la lumière…

Chacun dans son lit, les deux petits corps semblaient se tortiller de douleur, frappés par cette agression lumineuse qui devait finir de les réveiller.

— Il est sept heures, les petits gars, il faut se lever.

— Aujourd’hui c’est école ? demanda le petit Louis, encore âgé de six ans pour quelques mois.

— Mais oui, répondit Charles, le grand frère, de trois ans et demi son aîné. Tu le demandes tous les matins !

Après quelques minutes seulement, les deux enfants, encore en pyjama, encore ébouriffés, encore engourdis, avaient rejoint leur père pour le traditionnel câlin rituel dans la cuisine. S’accrochant à son cou solide comme le roc, ils se laissaient porter simultanément par les deux bras, devenus soudain des bancs à translation verticale automatisée. Les tranches de brioche furent ensuite dégustées, sans manquer l’indispensable étape du coin de tartine trempé dans le chocolat au lait. Une partie de pêche fut improvisée dans le bol de Louis lorsqu’un morceau de brioche se détacha du reste de la tranche pour aller se noyer dans la boisson chocolatée. Louis était passé maître dans l’art de la pêche à la petite cuillère.

— Alors, Charles, tu vas parler de ta compétition, ce matin, à l’école ? demanda le père.

— Oui, je vais leur montrer ma coupe, ça va les impressionner…

— Ouais ! Charlie Champion du monde !!! renchérit Louis, débordant d’enthousiasme.

— Non, ça, personne n’y croirait. Mais champion régional, quand même, ça sonne bien, corrigea l’aîné, non sans une pointe de fierté dans la voix.

— Moi aussi, je pourrais faire des mataguéris ! reprit Louis.

— C’est pas des mataguéris, c’est des Mawashi Geri, ou des Mae Geri, ou bien des Yoko Geri !

— Oh, c’est trop dur ton karaté, se plaignit Louis.

— Mais non, c’est facile, le Mawashi, c’est un coup de pied circulaire, expliqua Charles. Tu montes le genou, le talon se retrouve sous les fesses, tu tournes sur ton pied d’appui, et tu déplies la jambe, d’un seul coup, pour exploser la tête de ton adversaire.

— Et les autres, c’est comment, déjà ? Demanda Louis.

— Le Mae Geri, c’est un coup de pied de face, reprit Charles. Tu lèves bien le genou, et tu déplies tout droit la jambe vers l’adversaire. Soit pour le piquer du bout du pied, soit pour le repousser. Et le Yoko, c’est presque le même, mais en pivotant sur le pied d’appui quand tu donnes le coup. C’est un coup de pied de côté.

— Allez, finissez votre petit-déjeuner, reprit le père, et allez faire votre toilette et vous habiller. Je vais sortir le chien. Soyez prêts à partir quand je reviens.

Le petit animal de compagnie, un joyeux petit chien blanc, aux poils fraîchement coupés, à la queue en panache, issu du croisement de deux bâtards sans aucune prétention généalogique, se réjouissait de la promenade matinale quotidienne avec ce colosse affectueux qui avait la bonté de le nourrir, de le faire sortir régulièrement pour aller renifler des quantités invraisemblables de bonnes odeurs dans les rues du patelin, de jouer avec lui dès qu’un moment se libérait dans son emploi du temps. Un tour du hameau pour relever tous les messages que ses congénères avaient pu lui laisser, çà et là, au gré de leurs pérégrinations, avant une longue et difficile journée de sommeil sur un coussin douillet réchauffé par un rayon de soleil traversant la baie vitrée. Une gamelle d’eau serait préparée pour éviter tout risque de déshydratation. Quelle vie de chien !

-

Alors que la pendule de la cuisine indiquait huit heures, la petite famille sortit de la maison, tout le monde était fin prêt. Dans le garage au bout du jardin, les deux garçons montèrent dans la familiale gris foncé, dévorant du regard avec envie le phare de la voiture d’à côté, mal couverte d’une petite bâche de toile légère laissant deviner les galbes généreux d’une sportive au chic britannique inimitable. Lorsque leur père tourna la clé de contact, le son très ordinaire du moteur à quatre cylindres sortit les bambins d’une rêverie commune dans laquelle ils épataient tous les copains de l’école en sortant de l’Aston-Martin de collection. La familiale démarra doucement, le père enfonça le bouton d’une télécommande, la porte du garage se referma. Une pression sur un autre bouton fit s’ouvrir le portail, qui se referma après le passage de la voiture.

Dans une forme de rituel parfaitement rôdé, le père interrogea ses fils, bien installés sur leur siège.

— Vous avez bien dormi ?

— Oui, répondirent en cœur les deux garçons.

— Assez ?

— Oui !

— Vous avez bien mangé ?

— Oui !

— Assez ?

— Oui !

— On peut aller à l’école, alors ?

— Oui, conclurent les enfants.

La semaine commençait enfin, direction la ville.

Le trajet dura une vingtaine de minutes, la petite route sinueuse traversait des prairies dans lesquelles paissaient de paisibles ruminants, longeait des champs de colza destinés à fournir les nouvelles filières bio-carburants, enjambait une voie de chemin de fer depuis longtemps désaffectée, puis une autoroute chargée de poids lourds, fourgonnettes, et véhicules particuliers se croisant et se doublant dans un désordre méticuleusement calculé. Le père gara enfin la berline à deux rues de l’école, sur l’une des dernières places de parking encore disponibles. C'était l'heure de pointe pour les culottes courtes. Tout le monde sortit du véhicule, les cartables furent endossés, on marcha quelques minutes, on traversa la rue et, enfin, on entra dans l’enceinte scolaire.

— Allez, bonne journée, travaillez bien ; c’est Jeanne qui viendra vous chercher, ce soir. N’oubliez pas de faire vos devoirs, je vérifierai en rentrant.

— Salut, p’pa, à ce soir ! répondirent en chœur les deux garçons.

-

Une dizaine de minutes plus tard, le père, arrivé sur son lieu de travail, salua ses collègues, un par un, dans un bureau open-space interminable. La vie semblait ne pas s’y être arrêtée pendant le week-end, des téléphones sonnaient, des opérateurs de l’atelier se mêlaient à des employés de bureau dans des commentaires passionnés des matches de la veille, quelqu’un arrosait une plante verte, marque rare d’une touche féminine dans cet univers essentiellement masculin, tandis qu’un autre enfilait une paire de chaussures de sécurité, sous le regard impatient d’un chef d’atelier.

Le père de famille entendit un employé.

— Alors François, tu viens ce soir ? On se fait une soirée poker.

François Muslin était un cadre de l’entreprise. À quarante ans, ce grand brun aux yeux marrons clairs, portait la barbe fournie, essentiellement destinée à cacher maladroitement une cicatrice, souvenir d’un accident de jeunesse. Il présentait déjà le CV d’une sorte de mercenaire génial du monde industriel et scientifique, qui contribuait à lui donner une certaine assurance que son mètre quatre-vingt-dix venait renforcer.

— Allons, Daniel, tu sais bien, moi, le poker… Je ne joue qu’au tarot !

Le père de famille s’adressa alors à son inventif collègue.

— Salut François, alors, ce week-end dans les Vosges ?

— Salut Hector. Ouais, c’était super, bien reposant, beau temps, le pied. J’ai bien l’intention d’y retourner cet été. Tu vois, j’ai des vues sur une « autochtone », une belle petite quadra, très classe, célibataire.

— Je vois, toujours à l’affût… Bon, alors, on repart du bon pied et on valide les essais ce matin, OK ?

— On est prêt, on n’attendait plus que toi.

Hector, satisfait de la réponse, accompagna François au laboratoire d’essais où attendait une petite jeune femme blonde de vingt-cinq ans, en blouse blanche, et dont le sourire était renforcé par des joues rondes et une paire de lunettes bleu électrique. Elle se tenait à côté d’une gigantesque machine cylindrique en acier inoxydable poli qui renvoyait son image sous un enchevêtrement de tuyauteries reliant toutes sortes de vannes, de toutes les tailles imaginables. Hector salua la jeune femme en entrant dans la pièce aux grandes baies vitrées.

— Bonjour Angélique. Alors, on y est, c’est le grand jour ! Les essais de validation de votre stage ! Vous n’avez pas trop le trac ?

Mais Angélique savait que toute l’équipe avait bien préparé ce moment. Hector ne faisait que la taquiner gentiment.

— Votre soutenance a lieu la semaine prochaine, c’est ça ? Allez, petite révision. Quel est le sujet de votre stage ?

— Dans le cadre de la recherche sur la protection contre les rayonnements ionisants, synthèse d’un matériau avec couche de demi-atténuation et épaisseur dixième significativement supérieures à celles du plomb. La finalité étant une utilisation pour les transports à risque, une épaisseur plus faible permettant de réduire les coûts directement liés au transport.

— Très bien, parlez-nous du contexte.

— Trois entreprises concurrentes sont dans la course. Parmi elles, nous trouvons une entreprise brésilienne, dont la dernière série de tests, la cinquième, a échoué. Plus près de nous, à Bâle, en Suisse, notre principal concurrent serait en position de produire des résultats significatifs dans les deux semaines. Selon ces paramètres, nous serions donc les plus avancés et un succès aujourd’hui serait probablement décisif dans l’attribution du marché de la Coalition Spatiale Internationale, qui vise un réacteur à fission nucléaire pour motoriser son prochain vol habité.

— Parfait, un résumé technique de l’essai de ce matin, maintenant…

— Le matériau synthétisé le mois dernier est entré la semaine dernière dans une phase de tests de résistance. Essais de résistance aux chocs mécaniques, de conductivité et de résistance électriques dans le courant de la semaine dernière. Enfin essai d’imperméabilité radiologique par bombardement de particules pour aujourd’hui. Pour ce faire, la cuve d’essai est elle-même garnie d’une double-enveloppe de plomb, de même que la tubulure d’alimentation, ainsi que l’interface des deux éléments. Cette garniture a été éprouvée en étanchéité aux particules ionisantes au cours d’une procédure interne mise en œuvre dès samedi matin et achevée et validée ce matin à six heures précises. La procédure de décontamination pro forma a été mise en œuvre dans la foulée et le matériel est disponible dès maintenant pour l’essai proprement dit du produit. Si le test est validé ce matin, l’étape suivante consistera en la mise en production du bouclier radio préparé par le bureau d’études, avant d’autres tests en conditions réelles.

Hector était satisfait des réponses de sa stagiaire. Son sujet était, très clairement, maîtrisé ; consacrer plus de temps, maintenant, à la révision de la soutenance était inutile. Il était maintenant question de terminer la dernière phase d’essais prototypes, consécutifs aux deux semaines d’analyses chimiques de l’échantillon.

— Vous avez la check-list ?

— La voilà, Monsieur Fischer. L’appareil est verrouillé, les alimentations sont branchées, nous avons vérifié les sécurités avec Monsieur Muslin, la circulaire de prévention nous a été retournée visée par l’ensemble du personnel, nous avons les autorisations, des pompiers et de la préfecture, et nous avons vérifié que l’alarme est fonctionnelle.

— Tout est OK, renchérit François.

Hector donna le feu vert.

— 8h40, mettez vos casques anti-bruit et vos lunettes. François, tu peux fermer les stores. Angélique, prête ? 3, 2, 1, feu !

Angélique bascula un levier puis enfonça un bouton poussoir. La lumière blanche jaunit progressivement, vira sur l’orangé, puis devint parfaitement rouge, baignant la salle d’une atmosphère d’autant plus inquiétante lorsque la machine s’ébranla. Un bruit de turbine envahit progressivement le laboratoire. Sur un écran de contrôle, des niveaux liquides montèrent des zones vertes aux zones oranges, sur des cadrans, des aiguilles flirtaient avec les zones rouges. Un manomètre indiqua une pression stabilisée de 25,38 bars. Une horloge numérique indiquait alors 8:45. Par un hublot de regard, une lumière verte irradiait de la machine, se mélangeant au rouge qui régnait, inondant bientôt la pièce de nuances dégradées rappelant les aquarelles de Jean-Michel Folon.

8:50, la lumière verte disparut, les indicateurs redescendirent, le vrombissement diminua lentement.

9:02, le bruit de la turbine s’arrêta enfin. Les trois scientifiques ôtèrent leur casque.

— Angélique, la pression je vous prie ? demanda Hector.

— 25,38 bars, monsieur.

La satisfaction de François fut perceptible.

— Parfait ! On n’a pas eu de fuite !

Hector reprit.

— Et maintenant, Angélique ? demanda Hector.

— Je vérifie la mesure de radioactivité à l’intérieur de la boîte, Monsieur.

Angélique tapota sur un écran tactile relié à la machine. Le taux de radiations mesuré par une sonde placée à l’intérieur d’une boîte fabriquée spécialement dans le matériau synthétisé et placée dans cette chambre de bombardement avait une valeur se trouvant dans la moitié inférieure de la fourchette recherchée par l’équipe scientifique. Angélique engagea donc la procédure de décontamination de la boîte, la chambre restant parfaitement fermée, comme l’indiquait le manomètre témoin dont l’affichage n’avait pas varié d’un iota. La machine s’ébranla de nouveau pendant plusieurs minutes, puis se calma enfin. François reprit le contrôle des opérations.

— Angélique, vous pouvez casser la pression.

Angélique enfonça un nouveau bouton, le manomètre descendit progressivement à 0,00 bar. La lumière rouge s’éteignit, François ouvrit les rideaux.

— Vous pouvez ouvrir, indiqua Hector.

Angélique enfonça un troisième bouton, la machine s’ébranla de nouveau, le fond se sépara du corps principal dans un nuage de vapeur et laissa apparaître un bloc vert émeraude, qu’Angélique s’apprêta à prendre. Aussitôt, François l’arrêta.

— Avec une pince, Angélique, il doit être à -70.

-

Dans son bureau, Monsieur Guillon, directeur ventripotent de l’entreprise, portant comme chaque jour un impeccable costume gris foncé et une cravate vert pomme, mordillait une branche de ses lunettes qui semblait se noyer dans sa barbe blanche, comme pour mieux se concentrer sur cet arôme de victoire que dégageait le rapport d’Hector et François. Les deux ingénieurs étaient assis à côté d’une table à roulettes sur laquelle une boîte transparente laissait apparaître le bloc vert.

— Fischer, Muslin, bon travail, je vous félicite ! Encore une bonne année qui s’annonce ! Le visage de Monsieur Guillon irradiait la bonne humeur.

— Merci Monsieur, répondit Hector, satisfait.

— On a encore un ou deux petits détails à régler sur les deux autres projets, mais ça s’annonce bien, ajouta François.

— Parfait, on verra ça en temps et en heure. Fischer, la petite stagiaire, ça dit quoi ?

— Monsieur, c’est un bon élément, vous devriez déjà lui préparer un contrat pour cet automne, elle sera apte quand elle aura son diplôme.

— Messieurs, au vu des résultats de l’année passée, et des perspectives plus qu’encourageantes pour cette année, je peux déjà vous annoncer que votre équipe bénéficiera d’une rallonge de crédit de 130 000 Euros pour vos recherches. Bonne journée ! Au boulot ! Allez botter le cul aux Helvètes !

-

À dix-huit heures, fermant les dernières portes, Hector quitta l’usine déjà déserte, monta dans sa voiture, et rentra chez lui. Devant sa maison, la fourgonnette d’une entreprise d’électroménager était garée.

— Ah ! Ça doit être le nouveau lave-vaisselle. Pile à l’heure.

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