Neuf

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   Régulièrement, elle se postait devant la parcelle 19, accompagnée de Ronan. Il avait peu à peu perdu cette propension à rire lorsqu’il était stressé. Cela lui arrivait encore de temps en temps. Elle avait accepté, contre ses principes, de l’envoyer consulter un psy, une espèce de gourou qui proposait aussi du coaching, de la méditation et de l’hypnose. C’est un collègue qui le lui avait conseillé. Elle ne sut pas quelle méthode il employa avec Ronan mais les trois séances à cinquante euros l’unité semblèrent produire un effet. Elle nettoyait la dalle méthodiquement, vidait l’eau du vase qu’elle avait placé au centre, saisissait un arrosoir en plastique dans la caisse de bois qui en contenait plusieurs. Elle remplissait jusqu’à ras bord l’arrosoir puis retournait à sa tombe. Elle s’occupait minutieusement des plantes dans les pots, de petits camélias qu’elle taillait quatre fois l’an afin qu’ils ne grossissent pas trop. Ensuite, quand tout ce travail de nettoyage était achevé, elle se tenait bien droite, observait les indications sur la pierre et s’adressait à Jacques, en silence pour ne pas troubler Ronan. Une seule fois elle s’était approchée du jardin du souvenir. L’endroit lui avait paru grotesque. Combien de personnes gisaient là, cendres mêlées ? La contemplation de ce carré trop bien entretenu lui semblait trop fade. Elle n’y retourna jamais.

   Ronan observait sa mère sans dire un mot. Invariablement, il l’abandonnait quelques instants pour se poster devant le jardin du souvenir. C’était pour lui un endroit étrange. Rien ne pouvait évoquer des souvenirs. Les pierres blanches étalées sur le sol se ressemblaient toutes. Seul un panneau indiquait la fonction de l’endroit. Il imaginait les cendres des défunts, mélangées les unes avec les autres. D’ailleurs à part des galets et çà et là quelques plantes, le regard de Ronan ne trouvait rien qui puisse nourrir ses pensées et le relier pour quelques minutes à son père. Il restait là, attendant que quelque chose vienne dans sa mémoire. Une image, les mots d’une conversation. En vain. Au lieu de cela, il pensait aux cours qu’il avait le lendemain ou à cette fille qui lui plaisait dans sa classe. Il trouvait étrange cette situation. Lui devant des cailloux blancs, alignés et propres, comme si un employé les brossait avant l’ouverture, face à une sorte de vide devant lequel ses pensées le ramenaient à son quotidien à lui. Un peu plus loin, sa mère, devant une tombe qu’elle s’évertuait à nettoyer, marmonnait presque sans bruit des mots pour son mari bien aimé, lequel n’avait jamais été là. Ronan ne comprenait pas l’attitude de sa mère. Elle lui semblait agir comme un automate. Était-elle en train de se convaincre peu à peu que cette pierre et son inscription étaient la seule trace restante de son mari et qu’il fallait continuer à venir se recueillir à cet endroit ? Ronan trouvait que la tombe de son père n’était pas très éloignée de ces bouquets de fleurs artificielles accrochés au bord des routes, témoins dont la vision ne peut être que fugace d’une vie emportée par un accident.

   Un jour, elle avait poussé la porte d’une association de loisirs créatifs. Une amie l’y avait conduit. Elle était animée des meilleures intentions. Marina avait bien compris où elle voulait en venir. Rencontrer des gens, partager avec eux des choses nouvelles, trouver ailleurs un autre souffle. Marina n’en ressentait pas le besoin mais pour faire plaisir à son amie, elle s’était laissé convaincre. Dans une grande salle garnie de tables, des femmes en écrasante majorité s’adonnaient à des travaux manuels et artistiques. De l’encadrement de tableaux, du patchwork, de la sculpture, la confection de bijoux. Elle qui n’avait eu aucun don pour ce genre d’activité se révéla pleine de ressources. On regardait ses productions avec perplexité. Le contact avec l’argile l’avait séduite. Elle formait des statuettes qui ne ressemblaient à rien de connu. Formes géométriques mêlées à des ondulations de matière aux aspérités accrocheuses. Parfois, elle se demandait ce qu’elle faisait là, à dépenser de l’argent et du temps dans une activité qui ne menait nulle part. Elle rangeait à la maison ses sculptures dans un placard, délicatement rangées dans une caisse en plastique. Elle voyait des femmes à côté d’elle qui se débattaient avec un tube de colle, découpait des feuilles de couleur avec maladresse. Elles observaient longuement leur tableau, une fois terminé. Toute cette agitation lui semblait vaine. En jetant un œil à la dérobée sur le collage de sa voisine, elle ne pouvait s’empêcher de penser que le résultat démontrait une absence de talent, qu’un enfant dans une école primaire produirait exactement la même chose. La présidente de l’association, en accueillant Marina pour sa première séance, n’avait eu que le mot bienveillance à la bouche. Il faut veiller au bien, celui des autres et le sien. Elle avait insisté sur le fait de retourner le mot pour en extraire tout le miel. Quelques séances plus tard, Marina eut la sensation que c’était bien plus qu’un mot qu’elle avait retourné en venant là. Marina, considérant ce qu’elle-même fabriquait avec de l’argile, mit du temps à comprendre que son plus grand plaisir en réalité était d’être là. Simplement là, avec les autres, avec ses doigts poussant la matière, assise devant un tas de terre, oubliant très vite les bruits de la rue, les informations désastreuses, la solitude qui l’étreignait en rentrant le soir, la lassitude qui lui coupait le souffle à l’idée de préparer des repas qui conviendraient à Ronan. Dans la salle communale, où Marina venait se détendre chaque samedi après-midi, régnait une atmosphère un peu étrange. Quelque chose de nouveau qui lui donnait l’impression d’animer sa vie. Au travers d’une activité manuelle comme on en trouve partout.

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