Huit

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   Après l’exhumation, Marina passa par une phase de colère. Elle en voulait à ces incompétents qui avaient perdu son mari. Elle voulut médiatiser l’affaire, en parla autour d’elle. Le maire qui la reçut l’assura de son soutien mais elle n’en crut pas un mot. Des gens la soutenaient à leur manière. La plupart de ceux qu’elle connaissait la plaignaient. Marina comprit assez vite que les avis n’étaient pas aussi tranchés en sa faveur et que des commerçants en face d’elle ménageaient leurs propres relations avec les autres entreprises de la ville. Sa meilleure amie lui conseillait de porter plainte, ce qu’elle ne parvint pas à faire. À tort peut-être, elle imagina qu’on ne s’occuperait pas d’elle. Elle était convaincue que la police avait déjà fort à faire avec les vivants, les morts, ce n’était pas leur problème. Le responsable des Pompes Joly, sentant le vent tourner, lui avait envoyé une lettre dans laquelle il l’assurait de s’occuper en priorité de son mari. On commençait à parler de lui dans les médias et ce n’était pas bon pour ses affaires. À regret, il avait licencié Maxime. Le pauvre n’y était pour rien mais en pareil cas, il fallait bien trouver un coupable. Dans le seul article pour lequel on l’avait interrogé, le patron avait eu un argumentaire surréaliste. Selon lui, il y avait eu des maladresses en interne. Une erreur de communication aussi incroyable ne pouvait pas arriver. Plus la faute était improbable, plus elle devenait excusable. Ce mot excusable imprimé dans un journal avait mis hors d’elle Marina. L’affaire avait permis de révéler les circuits de fabrication des cercueils et le nombre important de défunts à gérer à certaines périodes de l’année. Sans compter une main-d’œuvre pas toujours qualifiée. Joly et fils était loin d’être un grand groupe. Pour le grand public et une poignée de journalistes venus de la capitale, cela ne faisait hélas aucune différence.

   Ronan ne disait rien. Il n’avait pas d’avis sur la question. Elle craignit que les choses ne s’emballent. Elle avait en mémoire tous ces gens qui laissent leur vie mangée par une bataille sans fin contre un ennemi trop grand pour eux. Elle ne voulait pas devenir une de ces personnes que tout le monde connaît, pendant quelques semaines ou quelques mois, parce qu’on a perdu une fille, violée et assassinée par un garçon à la gueule d’ange et que tout le monde veut voir la mère, la pauvre femme qui vit un drame épouvantable. Marina ne doutait pas qu’une fois l’affaire résolue, on n’en parlerait plus. Sauf à réapparaître dans une émission spéciale ou une fiction policière. Marina refusait que sa vie serve en pâture à des marchands d’histoires. Un soir, elle décida de ne plus jamais évoquer l’affaire devant quiconque. Une seule personne demeura l’objet de contacts réguliers: le patron de Joly. Son projet de quitter Doué-en-Anjou demeurait pressant pour elle. Vital. À tout prix fuir de là. Ronan s’était installé à Saumur dans un petit studio de 26 mètres carrés. Il prenait la ligne 32 pour se rendre au lycée où il avait obtenu une place dans un BTS dédié au tourisme. Des envies de voyager et de découvrir le monde revenaient souvent dans sa bouche. Sa mère pouvait bien quitter Doué pour aller vivre ailleurs. Un soir, il lui avait même dit qu’elle devrait retrouver quelqu’un. Mais Marina était incapable de partir, s’accrochant à cette idée qu’on allait finir par retrouver Jacques. Comment tout cela avait-il pu lui arriver ? Elle observait avec envie sa meilleure amie dont l’existence lui semblait particulièrement agréable. Pourquoi n’avait-elle pas droit à aux mêmes bonheurs, à la même tranquillité ?

   Pendant des mois, on fit des recherches au sein des pompes funèbres Joly et Fils. Un matin, on appela Marina pour l’inviter à passer à l’entreprise. Le patron la reçut dans son bureau et commença par lui proposer un café, ce qu’elle refusa poliment. Depuis le décès de Jacques, elle refusait de boire ce breuvage. Si elle avait pu, elle aurait détruit de ses mains la Gaia comme d’autres paient une entrée pour aller casser de la vaisselle d’occasion dans un entrepôt. L’homme, avachi au fond de son fauteuil, se confondit en excuses. Ses gros doigts libidineux remuaient des feuilles posées devant lui. Marina eut la certitude que ces documents ne la concernaient pas. La pièce empestait une odeur de barbecue. L’homme fit des circonvolutions verbales avant de lui révéler qu’il y avait eu une erreur de leur part. Marina leva les yeux au plafond. Elle commençait à perdre patience et accusa son interlocuteur d’avoir fait preuve d’une insupportable incompétence, lui et ses employés. Il baissa le ton pour dire que son mari avait pris la place d’un autre. Comme on échange des bébés dans une maternité, ce qui paraît toujours impensable. Mais l’impensable fini toujours par arriver. C’est tout ce que le patron de chez Joly et Fils avait à lui dire en guise d’explication. Son mari avait été incinéré et ses cendres dispersées sur le jardin du souvenir, dans le cimetière Saint Denis. C’était fâcheux et regrettable. Le type lui fit remarquer qu’elle avait de la chance. Son mari n’était pas loin. Il aurait pu finir dans un autre cimetière. Récupérer les cendres de Jacques relevait de l’impossible. C’est à peine si le patron proposa à Marina un dédommagement. Elle crut même l’entendre lui proposer une réduction sur le contrat obsèques qu’elle avait souscrit chez eux, ce qu’elle releva sans s’énerver, anesthésiée par la nouvelle. Jacques avait été réduit à l’état de poussière. Quelques jours avant l’exhumation, elle s’était dit qu’elle allait le revoir. Elle comprit que cela n’arriverait plus jamais. Cette idée la pétrifia. Cette fois, tout était fini. Ne resteraient plus que des souvenirs et des objets lui ayant appartenu.

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