Sept

3 minutes de lecture

   Marina ne parvenait pas à compter les années de sa vie sans Jacques. Pendant les premiers mois, sa tête était pleine de souvenirs, de ce qu’elle avait vécu avec lui. Les derniers moments, les ultimes vacances. Le dernier repas. Étaient revenus comme on déroule le fil d’une histoire à partir de la fin, tous ces épisodes vécus ensemble jusqu’à leur première rencontre. Les déménagements à cause d’un changement de travail. La première maison. La vie à trois. L’arrivée d’un enfant. Le mariage. La vie à deux. Les soirées chez l’un ou chez l’autre. La première nuit d’amour. La rencontre chez des amis communs. Pour elle, l’attente de rencontrer la bonne personne. Des amourettes sans lendemain pour lui. Des moments sont venus, inattendus, comme sortis d’un tiroir. Un mot entendu ou une conversation avec quelqu’un déclenchait une salve de scènes. D’autres souvenirs semblaient définitivement enfouis dans les obscurités de la mémoire. Le cerveau garde toujours des secrets. Il vit sa vie à lui, hors d’atteinte, gardien de ce qu’il veut bien livrer à la conscience et au grand jour. Marina n’ignorait pas que des spécialistes, des gens qui ont fait profession de pénétrer à l’intérieur de votre cerveau, avaient les clés pour ouvrir des portes trop longtemps fermées. Elle n’avait jamais voulu aller voir ces gens-là et leur ouvrir un accès à ce qu’elle avait de plus intime. Jacques vivait sa vie en elle et l’idée qu’un psychologue vienne les déranger la répugnait. Les psys ne devraient pas avoir le droit de déranger les morts, même à l’intérieur des vivants. Marina avait connu des épisodes de dépression et les avait surmontés à sa manière. Elle avait le sentiment de vivre ni plus, ni moins malheureuse que la plupart des femmes qui s’étaient retrouvées veuves passée la quarantaine. Un âge où il restait pourtant encore tellement de choses à vivre avec un mari.

   Elle avait perdu le goût de son travail. Les clients du bar dans lequel elle servait des boissons du matin au soir, elle les accueillait avec sa gentillesse habituelle. Mais elle avait la sensation, plus qu’autrefois, de jouer un rôle. Les conversations avec certains, des habitués de surcroît, viraient à l’automatisme. Ils ressassaient les mêmes histoires et s’agissant de l’actualité, toutes leurs opinions, elle les formulait dans sa tête avant même qu’elles ne sortent de leur bouche. Certains avaient un don pour se comporter comme des robots dénués de toute espèce de réflexion. Elle travaillait en roue libre. Son professionnalisme n’avait toutefois pas changé. Elle continuait à s’atteler à la tâche avec l’exigence qui avait toujours été la sienne. Les verres étaient propres et la réserve impeccablement tenue. Mais au fond d’elle, une envie s’était brisée. Quand elle rentrait chez elle, le souvenir des clients rencontrés s’effaçait presque instantanément. Son garçon était devenu l’homme de la maison mais en entrant dans le cœur dur de son adolescence, il s’était refermé sur lui-même, devenant presque transparent devant elle. Au lycée, il était devenu le meilleur de sa classe. La mort de son père avait curieusement transformé sa scolarité. Peut-être s’était-il réfugié dans l’envie de décrocher les meilleures notes. Lui qui avait été la source de conneries régulières s’était singulièrement assagi. Marina et Ronan se confiaient peu, l’un à l’autre et évoquaient rarement la figure de l’absent. Jusqu’à ce jour de novembre dans le cimetière où la disparition de Jacques devait bousculer à nouveau leur vie à tous les deux et faire renaître la douleur du deuil avec une nouvelle intensité.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire K. Bouidène ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0