Six

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   Marina observait, les doigts entortillés sur son ventre, le visage de Madame Desmouy tout près du sien tandis qu’elle lui plantait des aiguilles fumantes sur les joues, un soin tonifiant dont le coût lui avait paru exorbitant. Enroulée dans une serviette, elle prenait de profondes inspirations, bercée par le rythme d’une musique mêlant les notes d’une flûte de pan au gargouillis numérique d’une cascade. Elle sentait un grand apaisement la gagner tout entière. À 110 euros la séance, elle pouvait faire un effort. Son téléphone ne cessait de sonner au fond de son sac. Marina lut dans le regard de l’autre femme de l’agacement. D’autant que la sonnerie, une musique aux sonorités agressives, ne cessait de se répéter.

   Ronan avait-il eu un problème au collège ? L’hypothèse ne l’étonnait pas. Ces dernières années scolaires, il avait collectionné les sanctions. Elle ne savait pas tout du comportement de son fils en classe mais à la lecture des appréciations sur les bulletins, elle en avait une idée assez précise. Son fils était devenu un sacré emmerdeur. Jacques ne s’en préoccupait pas beaucoup et considérait que la vie de son fils lors de ses journées d’école ne le concernait pas. Chacun devait prendre sa part et tous ces profs étaient payés pour gérer les problèmes, sitôt les portes du collège franchies. C’était sa manière de voir les choses et cela constituait un gros point de désaccord avec sa femme. De son côté, Marina s’en faisait une montagne. C’est elle qui recevait un chapelet de reproches lors des réunions avec les profs.

   D’un signe de tête, elle fit comprendre à Madame Desmouy d’aller lui chercher le téléphone. Ronan aurait une énième remontrance de la part de sa mère. Lorsque l’employée du salon de beauté lui tendit l’appareil, la sonnerie hurla de nouveau. Marina décrocha et approcha l’objet près de sa joue en prenant garde de ne pas toucher les aiguilles. La voix d’un homme surgissant du haut-parleur déclina son identité et annonça la gendarmerie de Doué-en-Anjou. L’homme cherchait à savoir où se trouvait Marina pour venir la chercher. Un grave accident était arrivé à son mari. La pauvre Madame Desmouy eut toutes les peines du monde à retirer ses aiguilles d’une femme au bord de l’hystérie. Les mauvaises nouvelles peuvent vous assaillir n’importe quand. Ce serait tellement plus simple si on vous annonçait la mort de votre frère ou celle de l’un de vos parents au moment où vous êtes assis sur votre canapé à ne rien faire. Mais c’est rarement le cas. L’avion de Marina s’écrasa sur une tour à New York à cet instant-là, gravé pour un temps indéfini : Madame Desmouy, effrayée par la situation, retirant ses aiguilles nerveusement, tandis qu’un jeune gendarme attendait à l’accueil du salon. Le gargouillis de la cascade avait quelque chose d’obscène. Impossible de couper la musique, elle était diffusée dans toutes les pièces depuis la sono installée sous le bureau de l’accueil des clients.

   Jacques fut enterré le 14 octobre 1998. L’employé des pompes funèbres qui mena toute l’affaire s’obstina à lui proposer un café. Marina observait la machine en tous points identique à celle qui avait tué son mari. Ronan devait fêter ses 13 ans quelques jours plus tard. Marina contempla le visage apaisé de Jacques, enveloppé dans la douceur du capitonnage fixé sur les bois du cercueil. En déposant un baiser sur le front de son mari, elle sentit une vague odeur de café qu’elle attribua à son imagination. Tandis qu’elle passait une dernière fois avec beaucoup de tendresse ses doigts sur l’étoffe du costume gris qu’il aimait porter, un employé s’approcha pour ôter définitivement à la vue de tous le corps préparé avec le plus grand soin. Il lui vanta la qualité de son travail que l’état du corps de son mari avait rendu difficile. Il précisa que la tête avait fait l’objet de soins compliqués compte tenu des circonstances mais qu’on avait un rendu très naturel. Ronan pouffa, agrippant sa mère par la taille. Marina eut envie de fusiller l’employé.

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