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   Le mercredi 5 novembre 2003, l'agent funéraire procéda à l'ouverture du cercueil pour l'exhumation. Il était vide. Marina constata que l’homme qu’elle avait aimé n’était plus là où elle l’avait aperçu pour la dernière fois. Elle se souvenait parfaitement du décès accidentel de Jacques. Des mots qu’un homme avait prononcés pour lui annoncer la nouvelle du drame. Elle revoyait tout de ce moment. Le lieu où elle était. Les personnes autour d’elle. Ce qu’elle faisait. L’heure qu’il était. Ce moment s’était figé dans sa mémoire. Comme une image que l’on peut observer encore et encore, sans fin, revoyant pour la centième fois les mêmes détails. Quelques mois après septembre 2001, chacun se souvenait avec précision de ce qu’il faisait au moment où il a appris que des avions s’étaient écrasés sur des tours à New York. La voix au téléphone qui lui annonça la disparition de Jacques tandis qu’elle profitait d’un soin dans la salle B de l’institut de beauté où elle avait eu envie de s’offrir un moment de détente, c’était sa tour à elle. Tout s’était brisé et avait pétrifié cet instant de sa vie, tel un insecte conservé à jamais dans une goutte d’ambre.

   Debout, son fils à ses côtés, des employés à quelques mètres d’eux, le caveau ouvert, le cercueil dans lequel personne ne reposait, Marina sentit une déception s’abattre sur elle. La perspective de découvrir le corps de son mari abîmé par la lente dégradation naturelle l’avait angoissé. On l’avait prévenu de ce qu’elle risquait de voir et du choc éventuel qu’elle risquait de ressentir. Elle s’était préparée comme elle avait pu. Elle avait refusé que son fils soit présent. Il avait tellement insisté qu’elle avait cédé. Elle avait longuement parlementé avec l’entreprise des pompes funèbres. Ronan n’avait que 17 ans. Elle regretta d’avoir lancé cette procédure d’exhumation. Elle avait longuement hésité. On le lui avait déconseillé. Marina avait décidé de quitter la région pour s’installer plus près des côtes de l’Atlantique. Jacques devait la suivre. Comme si ce déménagement commun permettrait à chacun de redémarrer une nouvelle vie. Devant l’absence, tout lui sembla fichu en l’air.

   La première pensée qui lui vint à l’esprit, folle idée, fut qu’elle s’était trompée. Jacques demeurait vivant. Un doute s’installa en elle, une voix surgissant de nulle part lui disait qu’elle sortait d’un cauchemar inconcevable pour en vivre un nouveau, plus terrifiant encore. Jacques n’était pas mort. Il n’avait donc jamais été enterré. Elle devait le retrouver, où qu’il soit. Après tout, elle n’avait plus que des souvenirs. Rien n’est plus malléable qu’un souvenir. Personne ne prend en photo le corps de son mari ou de sa mère, allongé dans un cercueil, comme une preuve de décès. Peut-être que les gens devraient le faire. Pour ne rien oublier. Des photos pour pallier les défauts de la mémoire. Pour se rappeler les dernières heures d’une tragédie. Devant elle, le cercueil vide avait effacé la mort de son mari. Il n’y avait plus qu’un de ces modèles coûteux que l’on présente dans les entreprises de pompes funèbres. Celui-là n’était plus vendable, même pas en solde. Le vernis du bois s’était fané. Les tissus molletonnés avaient pris des teintes crasseuses. Après toutes ces années, qu’est-ce qui lui prouvait que son mari était mort ? Un papier administratif ? Comme il était facile d’en produire un qui avait tout l’air d’être un vrai. Elle était certaine que devant un écran d’ordinateur, elle trouverait des dizaines de certificats de décès prêt à être imprimés. Il ne restait plus trace de sa mort. Marina douta, absurdement. L’espace d’un court instant. Avant de se rendre à l’évidence. Jacques était mort.

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