1 - Thomas

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Quinze ans plus tôt

Une sirène hurle derrière la fenêtre de la cuisine et m’arrache une grimace. La pommette en feu, j’inspecte l’étendue des dégâts du bout de mes doigts. Il ne m’a pas raté. Je dirais même que ces derniers temps, il me tabasse de plus en plus dure. Naïf, j’ai cru qu’il avait diminué l’alcool, mais les cadavres de bières entassées sur la table basse me ramènent à la triste réalité. Tout comme ce bon vieux Jack Daniels, planqué derrière le coussin du canapé. Une fois de plus avec lui, l’adage « Rien n’est acquis » prend encore tout son sens.

D’un coup, un silence sourd inonde le palier et attire mon attention. Mon regard se perd entre la fenêtre aux rideaux jaunâtres et la porte d’entrée. Seules des lumières bleutées tournoyant sans relâche animent le vestibule sans vie, où je reste immobile et conscient de ce qui m’attend. Ils sont rapides. Je finis par ouvrir dans une grande inspiration avant même que l’étranger gargantuesque en uniforme ne vienne poser ses doigts sur le bois défraichi. Ce quinquagénaire me sonde les sourcils froncés, sa main proche de ce que j’imagine être une arme à sa ceinture.

— Thomas Dumortier ?

Un frisson me parcourt, mais pas celui de la peur, plutôt celui du dégout.

— Oui.

Ma voix sèche le surprend.

— Bien, écarte-toi, mes collègues vont venir te voir et tu pourras monter dans l’ambulance là-bas.

Son bras se décolle de son corps comme pour animer son discours vers le véhicule blanc en retrait. Pourtant, je ne tourne pas la tête, car je suis obnubilé par le raffut soudain qui s’élève de la pièce voisine. Et dire que j’espérais avoir cogné assez fort. Un sentiment d’effroi me transperce lorsque replonge le silence. L’agent aux cheveux grisonnants écrase sa paume sur ma tignasse en bataille, et me rassure à son contact avant de fondre dans mon dos.

Les minutes qui suivent m’échappent totalement. J’observe ces envahisseurs vêtus à l’identique fouler le sol de cette maison qui m’a vu naître dix ans plus tôt comme dans les reportages à la télévision. Ces policiers empiètent mon quotidien, sans la moindre appréhension ni pudeur et bizarrement, ça ne me fait pas peur.

— Thomas ?

La voix ronde d’une femme en blanc et au sourire doux me rappelle ce qui m’attend. Elle me guide dans une nuée malsaine de corbeaux assiégeant notre rue, tous piqués d’une curiosité maladive.

Comme je le craignais, le voisinage est au rendez-vous pour le spectacle, y compris madame Moulins. C’était chez elle que mon père m’avait corrigé en public pour la première fois. Une histoire de soi-disant incendie de boîte aux lettres, dont je n’avais jamais vu une flamme en sortir de près comme de loin. Je me rappelle de ce jour-là comme si c’était hier. Elle souriait les yeux brillants, un peu comme maintenant. Je la hais. Elle, mais pas seulement. J’aperçois dans son dos Monsieur Jallais, le veuf de la baraque d’en face. A l’heure qu’il est, il me scrute la larme à l’œil et la lèvre tremblante. Pitoyable. Je ne l’avais pas croisé depuis la semaine passée où il avait été, le témoin inopiné de mon éducation quelque peu spécial exercé par mon père, avant de disparaitre derrière ses épais rideaux.

Qu’ils crèvent tous autant qu’ils sont, je les déteste tous.

— Thomas ?

J’avale ma rage naissante et ma salive avant de répondre subitement à la femme, les yeux pleins de colère :

— Je ne veux plus qu’on m’appelle comme ça !

La blonde hausse les sourcils derrière des lunettes carrées qui la vieillissent.

— Pourquoi ça ?

— C’est son nom à lui !

Je tends le bras, raide comme du bois en direction de cet homme qui franchit le seuil de la maison au moment même où je termine ma phrase. Menotté et entouré de deux gorilles, l’ivrogne lève la tête sous mon cri et plonge ses yeux dans les miens.

Nous avons les mêmes, aussi bruns que la tourbe en pleine forêt, mais les siens, eux, sont méconnaissables. Vitreux et injectés de sang, c’est le regard typique de celui qui n’a plus de raison d’être. Je regrette de lui ressembler autant. Un hématome se forme sur son front à l’endroit où j’ai frappé avec la poêle, mais cela ne semble pas le déranger. Il étire ses lèvres en coin, titube, et me hurle avant d’être enfoncé à l’arrière d’une voiture:

— On se retrouvera, mon fils. Chaque chose en son temps.

Compte là-dessus.

Ma haine pour cet homme n’a plus de limites. L’ambulancière m’attrape le bras avec douceur et je le retire de la même façon, plus déterminé que jamais. Elle avale sa salive.

— Comment veux-tu que l’on t’appelle alors ?

— Vincent.

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