Partie 2

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Elle jaillit hors de l'eau dans une gerbe étincelante qui laissa retomber, comme un arc gracieux, chacune des gouttelettes du lac pollué ; un frisson reptilien parcourut son corps de loutre, qui se changea en hirondelle et fila contre la surface dans de grands rets de lumière.

Le tac était en chasse.

Elle virevolta longtemps, entre brises, alizés et mistrals, avant de repérer une fontaine perdue au beau milieu de la campagne dorée, au sein d'un petit village pavé. Elle atterrit sur la margelle, tapota la pierre chaude de ses petites pattes d'oiseau léger, puis se métamorphosa en agneau, un tout petit être encore tremblant sur ses pattes immenses.

Et il attendit, perché sur sa fontaine, bêlant comme un damné.

Le coup de l'agneau, un grand classique des tacs. Du moins quand il restait encore plus d'un ou deux tacs dans le pays… L'agneau marchait toujours, comme le chaton ou le chiot ; la difficulté principale à l'ère moderne, c'était ce stupide changement d'habitude, qui poussait maintenant les hommes à porter les bêtes dans leurs bras, non sur leurs épaules. Les humains n'avaient donc que ça à faire, de changer leurs mouvements au fil des siècles ? Que diable, porter une bestiole sur ses épaules était tellement plus efficace ! Mais non, ces idiots préféraient maintenant un grand câlin, et ils suaient comme des porcs sous le soleil d'été, parce qu'il est bien moins simple de porter un agneau dans les bras que sur un dos déjà musclé par le labeur.

Mais le tac était déjà heureux qu'il reste des paysans dans ce monde moderne qu'il ne comprenait plus. Ils avaient peu à peu disparu, et les fontaines aussi – siège favori des tacs – à tel point qu'il se demandait toujours, en tempêtant méchamment, comment faisaient ces idiots pour boire de l'eau pure, produire leurs légumes et nourrir leur bétail inexistant.

Un homme d'âge mur approcha soudain, en bleu de travail sali par le foin et la terre ; il considéra l'agneau éperdu avec un froncement de sourcils. On ne faisait pas d'agneau ici, ni dans les environs ; d'où pouvait bien sortir ce bébé ? Ni une ni deux, il s'approcha en deux pas et saisit le petit animal dans ses bras.

Et voilà ! Encore un qui faisait des câlins aux bêtes au lieu de les porter virilement ! Le tac fulminait en son for intérieur. Ecraser des gens n'était déjà pas facile, il fallait encore que ces crétins lui compliquent la tâche.

L'homme arpenta la place, alla frapper aux portes des maisons et héler dans les granges, questionnant les uns, riant avec les autres ; tout à son affaire, il ne se rendit pas compte que pas après pas, seconde après seconde, le poids dans ses bras se faisait un peu plus lourd, un peu plus accablant. Vingt minutes après, il n'avait pas fini son tour du village et avait l'impression désagréable de trimballer un berger allemand adulte – et bien gras. Avec un soupir fatigué, il souleva le tac et le plaça sur ses épaules solides, comme le faisaient ses ancêtres.

– Et ben mon p'tiot, tu pèses ton poids toi, hein ! dit-il avant de repartir d'un bon pas.

Il ne vit pas le sourire ricanant qu'arborait la bête derrière sa nuque, étirant ses lèvres d'agneau sur des crocs en lames de rasoir.

Va, mon petit homme, marche, marche pour le tac.

L'homme plein de bonté marcha une bonne heure, sans déclarer forfait, pour retrouver le maître du petit agneau ; mais personne ne savait rien, et lui se sentait de plus en plus épuisé, sous ce soleil qui frappait sa tête à grands coups lancinants, avec ce poids sur ses épaules qui augmentait à chaque foulée. Depuis maintenant bien trop longtemps pour qu'il puisse en réchapper vivant. Sans même s'en rendre compte, car la magie du tac a cela d'élégant qu'elle est imperceptible pour celui qui le porte, il se courbait à présent comme un vieillard, le menton au niveau des genoux, lent et essoufflé, presque rampant sous le poids de son fardeau désormais aussi lourd qu'un poney. Il finit par s'écrouler à l'ombre d'un grand chêne, perdu dans les effluves de foin coupé et de fleurs, le visage contre le sol, sa respiration hachée battant à ses tempes, le cœur pompant désespérément pour le maintenir en vie. Un sourire s'étira sur le visage de l'agneau ; il se changea en bœuf d'une tonne.

Redevenu un adolescent en tenue d'Adam, portant des bois de cerf qui s'élançaient aussi haut que la ramure du chêne, le tac s'écarta de ce qui restait de l'homme qui l'avait pris sur ses épaules.

– Tu as porté le tac ! ricana-t-il.

Il s'éloigna en dansant, frappant du pied le goudron surchauffé par le soleil, virevoltant dans la lumière orange du soir.

– Tu as porté le tac ! Le tac ! Le tac !

Une file d'empreintes rouges se déroulait dans son sillage, marquant le sol de sang bien frais.

La gargouille était inquiète. La nuit était en train de tomber, et le tac n'était toujours pas revenu. Il ne partait jamais plus d'une journée, et rarement plus d'une après-midi. Elle se gratta le bec et lissa sa crête de dragon.

– J'espère au moins que tu as pu tuer un mec ou deux, grommela-t-elle avant d'aller chasser les pigeons.

A des dizaines de kilomètres de là, par delà la campagne qui s'assombrissait doucement, par delà les landes noires et les dernières frontières de la ville, se tenait un demi-cercle d'individus qui faisait face à une jeune femme portant des bois de cerf.

Le tac n'était pas rentrée parce qu'elle était actuellement aux prises avec un bande de jeunes mâles visiblement échauffés par l'alcool.

Elle tourna sur elle-même et redevint un homme, histoire de voir si la meute se détournerait de sa proie. Le tac n'avait cure d'être vu par les humains ; il lui suffisait de se changer en aigle ou en chauve-souris pour échapper à leurs poursuites. Le tac était libre, c'était sans doute le plus libre des monstres, car il n'était rien, ni mâle ni femelle, ni humain ni animal, ni vivant ni mort ; mais il pouvait être tout cela sur une simple impulsion de l'esprit.

– Salut les gars, pirouetta-t-il de nouveau pour devenir une vieille femme entièrement nue.

– Tu as tué mon père, gronda l'un des adolescents dont l'œil noir se teintait de lueurs jaunes.

Le tac arrêta immédiatement de faire le pitre. Elle était folle, mais pas au point de ne pas reconnaître un monstre quand elle en voyait un. Son regard voilé par la cataracte survola les autres individus. Les mêmes étincelles dansaient dans leurs iris.

C'étaient tous des loups.

Voilà qui devenait intéressant.

Elle tendit des doigts parcheminés vers le meneur ; la peau fragile de son bras se froissa, se déchira, se déchiqueta dans le vent ; les muscles fondirent, glissèrent au sol en une mélasse informe, ne laissant que les tendons et les os blancs sur sa main de squelette.

– Tu veux jouer avec la mort, petit loup ? susurra-t-elle dans un ricanement bas.

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