Chapitre 96

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Zachary

Il se rappelle les étoiles. Elles étaient hautes et brillantes dans leur toile.

Il se rappelle les sons. Les insectes et sa respiration.

La mélodie du sous-bois qu’il visitait. La danse sur son visage de l’air frais.

Il se rappelle les voix. Les murmures.

Il n’a pas eu le temps de les repérer, de se préparer. Il a à peine eu le temps de respirer.

On lui a enserré les épaules, on a bloqué ses membres. Elle était déjà gelée, son âme.

Il se rappelle l’éclat de la lame. Elle était belle à la lumière de la lune.

Il se rappelle la douleur. Le premier coup a été hésitant. Le deuxième plus assuré et rapide. Le troisième enragé et dévastateur.

Les trois l’ont meurtri.

Quand les étaux ont lâché ses bras, il s’est effondré par terre. Il avait mal. Il était déjà flétri.

Il se rappelle le froid. La chaleur s’est enfuie de lui. L’a laissé pantois et meurtri.

Il se rappelle les cris et les larmes. La main de Mark dans la sienne. Ses joues humides et ses yeux tristes.

Sa douleur était sienne.

Il se rappelle le désespoir. Si perfide et si noir. Logé au creux de son ventre, dans les replis de son âme. Écrasé de son pouvoir.

Il se rappelle les ténèbres denses. Froides, intenses.

Il s’y est perdu, quand la lumière a décru.

Il se rappelle ses tueurs. L’un n’était qu’un diablotin sans mauvais fond. Les autres étaient des démons.

Deux démons aux crocs acérés, aux yeux sans chaleur.

Il se rappelle le vide.


M.

Mm.

Ma.

Mam.

Mamm.

Mama.

Maman.

Maman !


Un coup au cœur et la lumière revient.

Il a encore dans le nez son parfum.

Sur le front son baiser.

Elle ne l’a pas abandonné.


Les minutes qui suivent sont étonnantes.

Il regoûte la lumière, les sons et les sensations.

Ébahi, il entend son cœur palpiter fièrement dans sa poitrine, son souffle clamer son existence.

Ses pensées s’agitent, s’envolent, virevoltent.

Lentement, doucement, mais sûrement, ses doigts caressent les draps. Sous la couette, au bout du lit, ses orteils reprennent vie.

Bientôt, ses lèvres se frottent entre elles, se languissent de croquer ses envies. Ses yeux dévorent tout ce qu’ils voient, avides, impatients après tout ce temps.


La porte s’ouvre.

Un homme rentre.

Avec des gestes machinaux, manifestement répétés de nombreuses fois, il cale son parapluie contre le mur, suspend son manteau brun à un crochet puis tire une chaise.

Ses épaules voûtées, ses tempes grises et son visage morne lui font mal au cœur.

Mais il le reconnait.

« Papa »

Comme s’il venait de se faire poignarder, il se fige en tressaillant.

Le jeune homme voit l’enfer dans les yeux d’obsidienne du vieil homme. Il a souffert.

Son cerveau s’interroge alors que son cœur s’agite.

C’est papa. Il me ressemble pas, mais c’est papa.

Une joie irrationnelle s’empare de lui alors qu’il lui sourit.

Soudain, l’homme recule, trébuche, puis se redresse à l’aide de la chaise. Ses yeux affolés le dévisagent sans avoir l’air d’y croire.

Avec des gestes fébriles, il ouvre la porte de la chambre.

– Sofia ! Sofia ! SOFIA !

Ses cris heurtent ses oreilles en le faisant grimacer.

– Il est réveillé !

L’homme se retourne vers lui. Un espoir insensé dans son regard médusé. Il ajoute dans un murmure tremblant, plus pour lui-même que pour la personne qu’il a appelée :

– Il est réveillé.


Il n’attend pas que Sofia arrive.

Il court vers lui et l’agrippe entre ses bras puissants. Ses yeux et son nez coulent dans son cou, mais il l’ignore.

« Papa »

Avec toujours plus de force, il le serre contre lui. Il entend des talons puis une voix féminine :

– Oh ! Oh, mon Dieu ! Mark… oh… Oh…

Elle aussi se met à pleurer. Il ne comprend pas leur tristesse.

Avec précipitation, elle le rejoint.

– Mark, doucement. Je sais que… Mark, laisse-moi le voir.

L’homme serre son cœur encore une fois contre le sien puis le lâche avec regret. Une femme aux yeux verts apparaît dans son champ de vision. Elle porte une blouse blanche qui fait ressortir son chignon de cheveux roux.

– Bonjour Zachary.

Puis la vérité le frappe brutalement.

Zachary. Zach. Zachary Gibson. Zach. Zachary Grace. Zach. Zachary Dent. Zach.

Moi.

Dix-sept ans.


Le monde redevient flou.

Sa poitrine lui fait mal, son cœur hurle.

La terreur l’envahit. Il ne veut pas y retourner. Il ne veut pas retourner dans le noir et le vide.

– Zach, calme-toi, tout va bien !

Une voix angoissée lui parvient difficilement.

Malgré le choc brutal de la réalité contre sa conscience, il essaie de ralentir son souffle. Les machines qui l’entourent se calment.

– Voilà, c’est ça…

Une main douce se pose sur son front et il tressaille.

« Maman »

– Attends, il faut que tu boives. Tu peux pas parler avec une gorge aussi sèche…

La docteure en blouse lui tend un verre.

Eau. L’eau. L’eau !

Si fraîche, si bonne, si vivifiante. Il en tremble de soulagement.

– An !

– Quoi ? lâche « Papa » en le dévisageant.

Ses yeux noirs sont rougis. Le voir ainsi lui peine le cœur.

– A’an.

Agacé, il avale de nouvelles gorgées d’eau. Il a l’impression d’avoir du sable dans la bouche.

– ‘Man !

Les adultes se dévisagent entre eux, hébétés.

Il se sent soudain esseulé.

– Maman…

« Papa » le dévisage en silence, les yeux ronds. Sans savoir pourquoi, quelque chose d’humide coule sur ses joues froides.

– Maman… Maman… Maman !

La docteure se penche vers lui.

– Non, Zach… C’est moi, Sofia. Tu te rappelles ? Je suis la mère de Lily Rose. Ton amie.

Elle ne comprend pas.

Quand elle tend les mains vers lui, il se dérobe.

Elle n’est pas sa mère.


Il pleure. Il pleure une femme qu’il n’a jamais connue. Il pleure sa mère.

– Zach, mon garçon…

« Papa ». Il enlève les mains de son visage pour le voir.

– Tu… te souviens de moi ?

Son visage plein d’espoir l’agace. Il l’ignore et s’enfouit sous la couette. Il voudrait qu’ils partent. Tous.

– Zach.

C’est « papa ». Son ton est inquiet. Avec hésitation, sa main se pose sur son bras. Son contact est chaud, mais il le gèle.

– Allez-vous-en ! tonne-t-il avec colère.

Il les sent meurtris. Mais ils acceptent.

D’autres médecins passent le voir pour l’examiner. Il ne les connait pas, alors cela lui convient. Sofia et « papa », eux, lui font mal. Car il les connait, mais ils ne sont pas « maman ».

Je veux maman. Ma maman.


Le soir tombe. À présent, il peut bouger tout son corps. La sensation de ses orteils se recroquevillant, de ses articulations se pliant, de ses doigts se mouvant, de ses yeux papillonnant, de ses lèvres souriant, est exquise. Ils ne lui ont donné que de l’eau, mais le liquide dans sa gorge est un breuvage divin. Si simple et si bon.

Il s’est endormi. Les raclements de la chaise l’arrachent à sa somnolence.

– Pardon, je ne voulais pas te réveiller, murmure la voix familière de « papa ».

Groggy, il se tourne dans sa direction.

– Pourquoi tu es si maigre, papa ?

Il sursaute sur sa chaise comme si on l’avait foudroyé. Sa mâchoire tombe tandis que ses yeux s’ouvrent d’ébahissement.

– Zach, reprend-t-il d’une voix rauque. Tu… te rappelles pas ?

Il fronce les sourcils, perplexe. Se rappeler quoi ? Il se rappelle que sa mère est venue, lui a parlé, l’a encouragé. Elle lui a dit de revenir, de tenir bon, alors il l’a fait.

– Maman est venue, déclare-t-il en guise de réponse. Elle m’a parlé, m’a encouragé et m’a dit de revenir. Alors, je suis revenu.

Silencieux, interdit, « papa » le dévisage avec un mélange d’horreur, d’incompréhension et de pitié. La colère lui fait serrer les dents.

– Me regarde pas comme ça, s’agace-t-il en haussant la voix.

Comme s’il avait eu honte de sa réaction, « papa » baisse le nez. Il le voit se tordre les mains.

– Tu m’as jamais appelé « papa », Zachary, annonce-t-il d’une voix sourde.

Surpris, il fronce les sourcils. C’est son père, pourquoi ne l’aurait-il pas appelé « papa » ?

– C’est faux, marmonne-t-il sur la défensive. C’est… je m’en rappelle, de ça. Tu es mon père. Papa.

Le regard qu’il lui jette lui donne envie de se réfugier sous son lit. Il lui fait trop mal, il est trop plein de douleur, de regrets et de dépit

– Zach, je… je ne suis pas vraiment ton père.

Une sueur froide lui descend la nuque. L’angoisse lui embrasse les tripes.

– C’est Oliver, ton papa. (Comme il ne réagit pas, l’homme hausse un sourcil.) Oliver Dent. Tu… tu te souviens ?

Un homme pâle, aux yeux et aux cheveux sombres, lui apparaît en tête. Oliver. Lui, il lui associe un nom. Il se rappelle aussi qu’ils avaient bien discuté, sympathisé, mais…

– Je me rappelle d’Oliver, déclare-t-il d’un ton bourru. Nous avons déjeuné quelque fois ensemble, avons fait de sorties, mais…

Il jette un regard grave à l’homme qui le toise en silence, tendu.

– Mais il ne m’a pas élevé, ce n’est pas mon père.

– Zach, Oliver Dent est l’homme qui t’a engendré.

– Et alors ? crie-t-il brusquement en se redressant, furieux.

Sa colère fait reculer l’homme sur sa chaise, pâlot. Ses lèvres plissées ne se rouvrent pas de suite.

– Zach, je comprends ta détresse après ces presque six mois de coma, mais tu…

– Qu’est-ce que tu as dit ? le coupe-t-il soudainement, médusé.

Il semble prendre conscience de ses paroles, car il demande d’une petite voix :

– Tu n’as pas vu la date ?

Un seau d’eau froide lui tombe dessus. Blême de terreur, il secoue la tête. Son cœur se met à battre comme un forcené contre ses côtes, lui faisant mal. La tête lui tourne.

– Nous sommes le trois janvier 2016, Zachary. (Il esquisse un sourire dépité.) Bon anniversaire en retard, mon garçon. Tu as dix-huit ans.

Non.

Non.


Suffoquant, il porte une main à son cœur. Il bat si fort qu’il craint de s’évanouir sous la montée de tension. C’est une plaisanterie. Une mauvaise blague.

Il secoue fermement la tête.

– C’est pas vrai. Nous sommes le 21 juin 2015. Ou, dans ces eaux-là. Lily Rose a organisé une fête chez elle. Il y avait Jess et Dante, aussi. Oui, oui, je m’en rappelle.

Il essaie tant de se convaincre que ça en crève les yeux. L’homme lui jette un regard désemparé, l’air effaré.

Ses lèvres se mettent à trembler. Il a tort, forcément. Ça ne peut pas être vrai.

Dépassé par la nouvelle, il se recroqueville dans son lit. Tout son corps s’est mis à trembler. Sa conscience s’entrechoque à ses souvenirs. Il est apeuré, mortifié.

– Zach, chuchote Mark en posant une main sur son épaule. Je sais que c’est dur à encaisser. On ne sait pas encore ce que ces six mois de coma t’ont infligé comme dommages psychologiques et neurologiques, mais…

– Prends-moi dans tes bras, le supplie-t-il d’une voix pleine de tremolos.

Pris de court par sa demande, il ne réagit pas tout de suite. Puis, il se lève, s’assied sur le lit, glisse un bras sous les épaules de Zach pour le soulever et le cale contre lui. Gentiment, il pousse les mèches trop longues qui lui tombent sur les yeux et commence à lui frotter les cheveux. Un sanglot nerveux se coince dans la gorge de Zach.

– Papa, je suis perdu.

Avec un soupir, il répond franchement :

– Moi aussi, mon garçon. Et j’ai peur.

– Oui. Moi aussi.

Il agrippe son bras et le garde contre lui comme un enfant avec sa peluche. Il a besoin de repères, de familiarité, de sa présence. Son aura calme et bourrue le réconforte.

– Ça t’embête ?

– Quoi donc ?

– Que je t’appelle « papa ».

– N-Non ! (Il soupire de nouveau dans ses cheveux.) C’est juste que… Tu m’as jamais appelé comme ça, alors… j’ai été surpris.

– Ma question, c’est : est-ce que ça t’embête ?

– Non, Zach. Au contraire, même.

– Tant mieux, souffle-t-il en fermant les yeux.

Comme Zach se sent plus détendu et en confiance, il lui serre de nouveau le bras et murmure :

– Papa, tu veux bien m’expliquer comment j’ai fini ici ?

Et il lui explique.


Ça fait déjà une heure que « papa » est reparti. Mark. Papa. Peu importe, c’est le même homme, qu’il l’appelle d’une façon ou d’une autre. Il lui a demandé de l’appeler « Mark » en public ou lorsqu’ils sont entourés de connaissances. Il prétend que ça blesserait Oliver Dent, son « vrai » père s’il savait que Zach appelle Mark « papa ». Pourtant, dans leur cas, le lien de sang ne lui semble pas plus légitime que le lien du cœur. C’est Mark qui l’a élevé, qui lui a inculqué les valeurs de la vie et lui a fait prendre conscience de ses erreurs. C’est Mark qu’il a brisé, qui s’est reconstruit en sa présence et a forgé celui qu’il est aujourd’hui.

Zach apprécie bien évidemment Oliver Dent, mais c’est encore trop tôt pour savoir quelle place il aura dans sa vie.

Sa vie.

Un frisson le traverse de la tête aux pieds. Il est en vie. C’est un miracle.

Six mois de coma à la suite de trois coups de couteau. Lorsque Mark lui a calmement expliqué les événements du 21 juin 2015, le jour où il a perdu conscience, Zach a soulevé sa blouse d’hôpital. Après avoir été nourri aux perfusions pendant des mois, sa graisse, qui n’était pas des plus abondantes, a fondu. Il a les côtes saillantes et l’abdomen creux. Mais, surtout, près du nombril, plusieurs cicatrices rosâtres et rugueuses. Il les a parcourues en tout sens avec des doigts tremblants, comme pour être sûr et certain de ce qui lui est arrivé.

Anthony, Nick et Elliot l’ont poignardé. Ou, du moins, Nick et Elliot l’ont maintenu en place tandis qu’Anthony déversait toute sa jalousie et sa haine envers Zach en lui enfonçant successivement sa lame dans le ventre. En faisant couler son sang, en lui arrachant la vie.

Après tout, il m’avait promis.


Pour essayer de le rassurer, Mark lui a affirmé que Nick et Anthony ont été envoyés plusieurs mois en maison de redressement pour mineurs et qu’Elliot, grâce à sa collaboration, a écopé d’un stage de sensibilisation auprès des services sociaux et d’une surveillance.

Mais ça ne lui a pas suffi : que faire s’il les croise à nouveau ? Il n’aura pas la force de les affronter, de s’opposer à leur férocité. Plus le courage après s’être pris des coups de couteau.

De nouveau, Mark a tenté de le réconforter : la famille Greenlight, dont les parents ont été mortifiés par les agissements de leur fils, a déménagé. Quant à Nick, il a interdiction formelle de l’approcher et il a changé de lycée. Malgré tout, Zach est certain qu’il lui faudra un moment avant de marcher dans la rue avec l’esprit serein.


La nuit est tombée, mais les stores de sa chambre ne sont pas fermés. Les lumières aux fenêtres des habitations scintillent comme des lucioles dans les arbres.

Mark est rentré à la maison, car il était tout aussi éreinté que lui. Avant de partir, il lui a embrassé le front, l’a remercié d’avoir trouvé la force de revenir et lui a promis de veiller sur lui. Les larmes aux yeux, Zach l’a regardé partir avec regret.

« Papa », « Mark »… peu importe, il compte tellement pour lui que son cœur se tord à lui faire mal lorsqu’il songe qu’il aurait pu ne jamais le revoir. Après tout, il aurait pu sombrer pour toujours dans le coma. Mark aurait pu disparaître de sa vie, trop fatigué de se battre pour garder ses proches auprès de lui.

Il lui en est tellement reconnaissant. Avec un petit sourire dépité, Mark lui a avoué qu’il est venu tous les jours, ou presque, le voir depuis son agression. Il a pris soin de lui : l’a rasé lorsque le chaume sur ses joues devenait trop important, a coupé les mèches longues qui lui tombaient sur le visage, a fait bouger ses membres pour limiter l’atrophie des muscles, lui a murmuré des paroles d’encouragement.

Si Zach a la certitude que c’est sa mère qui l’a arraché pour de bon au coma, ça aurait été impossible sans la persévérance et l’amour de Mark. Encore une fois, il lui a prouvé combien il était pétri de bienveillance et d’humanité. Mourir aurait été, en quelque sorte, son ultime contribution à la Dette. Pourtant, Mark s’est accroché à lui, a cru en sa volonté de survivre, l’a aidé à traverser le long couloir sombre du coma.

Il a préféré pardonner que condamner.


Alors que Zach mange quelque chose de solide – de la purée – pour la première fois depuis six mois, on toque à sa porte.

– Entrez ! lance-t-il en posant son assiette sur la petite table amovible placée au-dessus de son lit.

La porte s’ouvre sur deux silhouettes engoncées dans des imperméables noirs. Il n’avait pas remarqué qu’il pleuvait. Avec hésitation, elles entrent dans la pièce avant de faire tomber leur capuche. Une masse de cheveux rouges s’abat sur les épaules de l’une d’elle.

L’image lui frappe l’esprit avec la brusquerie d’une claque. Un flot de souvenirs brefs et intenses fourmillent devant lui dans une brume invisible. Des yeux noisette, des lèvres rouges et charnues s’étirant en sourire malicieux, des doigts tachés d’encre posés sur sa main, une voix féminine grave et chaleureuse, une intelligence affutée et une charmante ténacité, l’odeur particulière d’un corps, un éclat de rire, un baiser volé suivi d’une dizaine d’autres, des bras autour de lui…

– Bonsoir, souffle l’autre personne, un adolescent aux cheveux ébouriffés, en s’approchant lentement de mon lit. On te dérange, Zach ?

Il ponctue sa phrase d’un sourire timide. Avec un pincement au cœur, Zach se remémore un garçon maigrelet au caractère aussi vif que trempé, un nez piqueté de quelques brins de rousseur, une force mentale impressionnante pour un corps aussi svelte, son poing fermé contre le sien pour se saluer, son esprit pétillant et curieux de tout…

Jessica et Dante. Dante et Jessica. Les nouveaux, les jumeaux. La fille qui lui a fait découvrir l’amour et le garçon qui lui a redonné espoir en l’amitié.

Jess avance de quelques pas précipités lorsqu’elle remarque son expression. Il ne doit pas être très beau à voir, car les jumeaux le dévisagent avec inquiétude.

– Ça va pas ? murmure Dante en se tordant les mains. Je suis désolé, on aurait pas dû débarquer à l’improviste…

– On est venus dès qu’on a su que tu étais réveillé, ajoute Jessica d’un ton faible. Mais c’est peut-être trop tôt pour toi.

Non, non, ce ne sera jamais trop tôt pour vous voir.

Avec des mains tremblantes, Zach repousse le plateau amovible sur lequel un infirmier lui a servi le repas. Une fois la table de côté, il lève sa couverture, ignorant les jambes maigres et blafardes qui apparaissent. Ces jambes ont déjà souffert, ont été brisées, réparées, malmenées… c’est pas aujourd’hui qu’elles vont le lâcher.

– Zach, attends ! s’exclame Jessica en le voyant basculer les pieds dans le vide.

La sensation du carrelage froid est divine. Souriant comme un idiot, il pousse son matelas des bras pour prendre appui sur le sol, le vrai, le tangible.

Dans la seconde qui suit, il s’effondre contre Jessica, incapable de se tenir debout tout seul. Avec un cri, elle appelle son frère à l’aide. Dante vient passer un bras autour de lui et, avant qu’ils ne le redressent, Zach les serre contre lui.

Il a mille mots à leur dire, mais il ne trouve pas les bons. Il se contente de les broyer de sa misérable force, de verser des larmes chaudes sur leurs épaules, de leur témoigner sa reconnaissance en silence.


Après l’avoir aidé à se rallonger dans son lit – tout en le réprimandant comme s’il était leur fils – les jumeaux s’installent de part et d’autre de Zach. Ils parlent, parlent, parlent. Racontent leurs vies, leurs absences. Ils l’informent de ce qu’ils ont vécu depuis six mois : l’entrée en terminale, le choix des cours, les tests blancs pour les universités, les nouvelles connaissances. Zach apprend avec plaisir que Dante a entamé une relation avec Theo, un ami de Lily Rose rencontré lors de la fameuse fête de juin six mois plus tôt.

Quant à Jessica, elle pense partir un an à l’étranger après le lycée, pour se vider l’esprit et trouver pour de bon sa voie. Zach se sent attristé à l’idée de la voir s’en aller alors qu’ils viennent juste de se retrouver. Néanmoins, il garde cette pensée égoïste pour lui. Jess a sa vie, ses envies, son avenir… autant qu’il a les siens. L’amour qu’il lui porte ne change rien à ceci.

Ils sont toujours en train de discuter lorsqu’on toque contre la porte. Est-ce l’infirmier venu récupérer son repas ? Il va s’agacer en constatant que Zach a à peine touché à son assiette… Lorsque le battant s’ouvre, une jeune fille blonde entre dans la pièce, un parapluie au bout du bras.

C’est bien parce qu’il a déjà vidé toutes les larmes de son corps pour aujourd’hui qu’il ne pleure pas en la voyant.

Mon été, ma sœur, ma gardienne.

Lily Rose.


Un infirmier est obligé de chasser les trois amis de la chambre, car l’heure des visites est passée depuis un moment. Même s’il est déçu de les voir partir, Zach est soulagé d’avoir de leurs nouvelles et d’avoir rattrapé son retard sur l’avancée de leur vie.

Lily Rose n’a pas fait grand-chose en six mois, a-t-elle avoué. Elle s’est concentrée sur ses études, une bonne excuse pour oublier son ex en prison et son meilleur ami dans le coma, a-t-elle aussi remarqué.

Zach a eu un pincement au cœur lorsque Lily s’est soulagée de son manteau. Dessous, elle portait un pull moulant et un jeans. Sa maigreur lui a sauté aux yeux. Déjà pas bien épaisse avant son coma, elle lui semblait à présent à la limite de l’anorexie. Il n’a rien dit, préférant profiter de sa présence plutôt que de lui rappeler que plus rien n’est allé dans leurs vies pendant un moment.


Avant de le laisser se reposer, ses amis lui accordent chacun un mot.

Dante s’avance en premier, tend son poing, contre lequel Zach vient taper ses jointures en retour, puis lui ébouriffe les cheveux, tout sourire.

– Je savais que t’étais un dur à cuir, mon gars, lâche-t-il d’un ton léger avant de devenir plus sérieux. Merci, Zachary. Merci d’avoir résisté, d’être revenu parmi nous. Je me suis fait des copains au lycée, mais… ce ne sont pas des amis. Toi et Lily Rose êtes mes amis. J’aimerais que ça soit comme ça pendant encore quelques années.

– Le plus longtemps possible, approuve-t-il en hochant la tête, la gorge nouée d’émotion.

Avec un clin d’œil, il laisse place à Lily Rose, qui tient entre ses doigts fins un sachet que Zach n’avait pas remarqué. Il y a des caramels à l’intérieur.

– Tu devrais les cacher, souffle-t-elle en les déposant sur la couverture, je ne suis pas sûre que les infirmiers apprécieraient.

– Lily, merci beaucoup, s’esclaffe-t-il en récupérant le paquet pour l’observer sous toutes les coutures. Bon sang, j’adore les caramels.

– Je sais bien, le taquine mon amie avant de se frotter les cheveux avec gêne. C’est pour ça que j’étais en retard : je voulais absolument t’en acheter avant de venir.

Après quoi, elle se penche et le serre contre elle. Elle sent toujours bon l’été, même en plein hiver. Sa peau est douce et tiède, son étreinte plus précieuse que jamais.

– Je t’aime, mon crétin d’imbécile de voisin. (Avec tendresse, elle laisse un baiser plein de regrets sur sa joue.) Prends soin de toi, mon frère.

Les dents sciées les unes aux autres par la vague qui lui claque au visage en songeant à tout ce qu’il a partagé avec Lily Rose, Zach hoche la tête. Se rappelle-t-elle le regard inquisiteur qu’elle a posé sur lui la première fois qu’ils se sont vus ? Sa voix timide lorsqu’elle a voulu faire sa connaissance, lui le garçon cabossé qui venait d’emménager à côté de chez elle ? Sa douceur lorsqu’elle a serré ses mains dans les siennes en annonçant qu’il n’avait rien d’un monstre ?

Sûrement que oui, à la façon dont elle le regarde, avec cette admiration dans les yeux qu’il ne mérite pas.


L’air embarrassé, Jessica passe en dernier. Lily Rose et Dante sont en train de se rhabiller dans le couloir, comme pour leur laisser un peu d’intimité.

– Viens, s’il te plaît, chuchote-t-il à son amie en lui tendant la main.

Avec un sourire, elle l’accepte et s’assied sur son lit. Ses prunelles brillantes l’observent avec un mélange de soulagement, de peur, d’angoisse. Elle n’est pas maquillée, à peine coiffée. Si Lily Rose a beaucoup maigri, il a l’impression que Jess a vieilli.

– C’était comment, ces six mois ? demande-t-il en caressant la paume calleuse de sa main.

– Dur.

– Je suis désolé.

– Comme si c’était ta faute. Je… (Sa voix se casse, lui faisant baisser le nez sur ses souvenirs.) Je m’en veux, Zach. J’aurais dû faire quelque chose, anticiper, savoir… n’importe quoi.

– Arrête, tu te fais du mal pour rien, Jess.

– Tu peux pas comprendre.

Vexé, il tourne la tête de côté. Une drôle de lourdeur vient de s’abattre sur eux. Mal à l’aise, Zach reste silencieux, préférant attendre qu’elle reprenne la parole. Que peut-il dire d’autre qu’elle ne se contentera pas de rejeter ?

– Est-ce que tu me pardonnes ? murmure-t-elle soudain en basculant les yeux sur son visage.

Pétrifié par ce qu’elle va ajouter, il la dévisage. La pardonner de quoi ? Qu’a-t-elle fait qui nécessite son pardon ?

– Tu me pardonnes de ne pas avoir été à la hauteur ? De n’avoir pas pu te protéger ce soir-là, alors que tu te vidais de ton sang ? De n’avoir pu te ramener du coma ?

Ahuri par ses propos, Zach secoue la tête. Bon sang, qu’est-ce qu’elle s’imagine ? Qu’il lui en veut pour ça ?

– Tu es complètement folle si tu penses que je t’accuse de tout ça, Jessica ! crie-t-il avec un mélange de colère et d’indignation. Je n’accuse personne si ce n’est Anthony et sa bande de m’avoir presque tué. Je n’accuse personne de n’avoir pu me tirer du coma.

– Tu devrais, persiste Jess avant de laisser de douloureuses larmes rouler sur ses joues. On se sent tous coupables de ce qui t’est arrivé. On… a l’impression d’être fautifs.

– Alors vous êtes des idiots, assène-t-il d’un ton mordant. Comme si j’allais vous en vouloir pour ça.

– Peut-être que tu nous en veux pas, mais, nous, oui, on s’en veut.

Mortifié par la douleur écœurante qui suinte de ses mots, il ne sait quoi dire. Comment la réconforter si même lui répéter qu’il ne l’accuse de rien ne la convainc pas ?

– Jessica… ni toi, ni Dante et Lily, ni Mark ou quiconque ne devez vous sentir coupables de…

– Dis ça à Lily qui a perdu dix kilos ! gronde-t-elle soudain en lui jetant un regard étincelant de colère froide. Dis ça à Mark qui a failli tomber dans la dépression. Dis ça à Dante qui pleure presque tous les soirs, car il refoule ses émotions. Dis ça à Oliver et à Sharon qui ont annulé leur mariage. Dis ça à Sofia qui ne se pardonnera jamais de n’avoir pu te sauver à temps. Dis ça à nos profs qui s’en veulent de ne pas avoir arrêté Anthony pendant qu’il te harcelait.

Haletante, elle le dévisage, fouillant son regard à la recherche de quelque chose.

– Alors quoi ? finit-il par marmonner, dépassé par ce qu’elle vient de lui annoncer. Je suis désolé. Je suis foutrement désolé d’avoir été agressé et d’être tombé dans le coma.

Puis, emporté par le désespoir qui l’a envahi, il assène avec violence :

– Je sais, désolé d’exister !

C’est comme s’il venait de la frapper. D’un mouvement raide, elle se redresse, les yeux exorbités, la bouche entrouverte. Une floppée d’émotions diverses traverse son visage tiré d’épuisement.

Puis Jessica serre ses mains contre son ventre, tremblante comme une feuille. Des mèches lui tombent sur les yeux, s’emmêlent dans ses longs cils, se noient dans ses larmes.

Zach lui en veut de lui avoir dit tout ça. Il s’en veut de leur avoir fait vivre ces six mois d’enfer. Il aurait aimé que les choses se passent différemment.

Le chemin de retour à la vie normale va être très, très, long.


– Tu te rappelles de la soirée qu’on a passée ensemble avant la fête ?

Après quelques secondes, le déroulé de ce fameux soir lui revient en tête.

– Oui. On a mangé devant la cheminée, parce que tu voulais absolument faire un feu, alors qu’on était en mai.

– Oui, acquiesce-t-elle avec un sourire las. On a regardé un film après et tu t’es endormi devant.

– Tu m’as réveillé à la fin, continue-t-il, mélancolique à faire mal. On s’est fait un câlin.

– Et tu m’as laissé le grand lit juste pour moi toute seule.

– Pour que tu te sentes en sécurité, explique-t-il comme si elle venait de l’accuser.

– Oui, je m’en rappelle. J’ai été vraiment touchée.

Elle prend sa main en déglutissant péniblement.

– Tu te rappelles ce que tu m’as dit avant d’aller te coucher ?

– Oui.

Sans lui demander son accord, Jessica s’allonge contre lui, la tête sur sa poitrine. Il est à la fois soulagé et agacé par sa présence.

– Je n’étais pas complètement certaine, à ce moment-là, de ce que je ressentais pour toi. Évidemment, je t’appréciais, j’aimais ton contact, ton caractère.

Marquant une pause pour rassembler son courage, elle finit par révéler :

– Ces six mois m’ont appris que tu n’étais pas juste un… garçon qui me plaît. J’aurais laissé tomber un garçon qui me plaît face à la douleur du coma. Toi, tu es resté dans mon esprit, dans mon cœur.

Avec hésitation, elle se redresse sur un coude pour l’observer d’un air soucieux.

– Ce que tu m’as dit ce soir-là… je ressens la même chose pour toi, Zach.

Blême de nervosité, il agrippe les épaules de Jessica pour l’attirer contre lui. Sa chaleur le réconforte. Il a envie de la serrer contre lui, de l’embrasser, de la toucher, la caresser, la…

– Jess, chuchote-t-il à son oreille d’un ton angoissé. Pardon. Je n’aurais pas dû te crier dessus. C’est juste que je suis perturbé. Tout me revient en vagues et c’est compliqué d’encaisser. Mais je te promets de faire attention à vous, de faire de mon mieux pour reprendre une vie normale.

Avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche, il la clôt en pressant furieusement les lèvres contre les siennes. Peut-être est-ce la faute des six mois de séparation, mais il a envie d’elle, de sa présence, de sa chaleur.

Tout aussi avide, elle agrippe sa nuque pour lui rendre son étreinte. Leurs bouches s’épousent, leurs nez s’entrechoquent, leurs yeux se cherchent.

Finalement, le souffle court, ils se lâchent.

Sa tension s’est soudainement abaissée. Il se sent plus calme, le pouls encore rapide, mais le battement léger, les muscles décontractés, l’esprit en paix.

Lorsque l’infirmer rentre de nouveau dans sa chambre pour signaler à son amie qu’il est plus que temps de se dire au revoir, elle est déjà prête à partir. Après s’être étreints une dernière fois, elle lui souhaite bonne nuit puis va se préparer.

Avant de quitter la pièce, elle lui adresse un salut de la main puis les trois plus beaux mots du monde.

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