Épilogue

11 minutes de lecture

Je suis seul dans la salle d’attente. Les tic-tacs de l’horloge sonnent comme des coups de marteau dans le silence de la pièce. Je ne crois pas qu’elle ait changé depuis l’époque où… où j’attendais ici, pour des raisons bien différentes. Mes souvenirs remontent à des années et mon cerveau a du mal à savoir si les murs étaient du même jaune-orangé et les chaises en plastique rouge et gris.

Une odeur de produit d’entretien au citron se mêle à celle des vieux magazines et de mon angoisse. Assis le dos raide face à la porte du directeur de l’établissement, les jambes et les bras ankylosés, j’attends.

J’ai peur. J’ai peur malgré les recommandations de Mark, d’Oliver, d’Elena. J’ai peur en dépit des mots doux et encourageants de Jessica. Même les messages enthousiastes de Lily Rose et Dante n’ont pas suffi à chasser les bribes de terreur qui flottent en moi comme des fantômes du passé.

Il faut dire que je saute à pieds joints dans les affres de ma jeunesse. Mais c’est ce que je veux. Après tant d’années à réfléchir, j’ai pris ma décision. Je sais que mon entourage me soutient. Jess s’est engagée à mes côtés, son entretien arrive la semaine prochaine. Lily Rose et Dante sont à cent-pour-cent avec moi et mes parents sont légèrement inquiets, tout en étant soulagés.

Soulagés que j’aie enfin trouvé ma voie, ma vision de mon avenir, mon choix d’appliquer en retour ce qu’on m’a inculqué. J’ai eu la chance d’être élevé selon des valeurs, par un homme d’honneur qui m’a fait comprendre énormément de choses. Je le lui avais promis. Que je deviendrai quelqu’un dont il pourrait être fier. Que j’essaierai, par mes petits moyens, de rendre la monnaie de sa pièce. J’avais fait la promesse à Mark de dédier à mon tour ma vie à tenter d’aider les autres, comme il l’avait fait avec moi.


Mark est bien plus qu’un modèle pour moi. J’ai détruit son quotidien, pulvérisé sa vie, tué sa famille. Ma bêtise et mon égoïsme l’ont attiré au bord du gouffre et il n’y a pas que sa hargne, ses crocs plantés dans la chair de la vie, son désir brûlant de ne pas céder au désespoir du vide qui l’ont empêché de se laisser partir.

En dépit du sens commun, en dépit du jugement de sa famille et de ses proches, en dépit de la logique, il m’a adopté. Moi, le sale môme qui avait assassiné la femme qu’il aimait, qui avait arraché la vie à ses jumelles de six ans. Avec l’aide de son ami avocat, il s’est engagé dans une procédure d’adoption. Et j’ai vécu avec lui pendant des années. Nous nous sommes détestés, admirés, haïs, engueulés. Aimés aussi. Il nous a fallu des années pour nous connaître, nous comprendre, nous apprivoiser. Au début, il me faisait peur, il était sombre et bourru. Violent, même. J’étais renfermé, obstiné et insolent.

Mais Mark m’a appris à aimer, il m’a fait découvrir la confiance et m’a donné envie de grandir. Quant à moi, je crois avoir été le ciment qui a refermé les plaies de son cœur à vif. Aujourd’hui, il affirme avoir eu deux vies. L’une auprès de son épouse et de ses filles. L’autre aux côtés d’Elena et de moi. Il a, en quelque sorte, après tant d’années, accepté le virage sanglant qu’a pris sa vie. De temps en temps, je sais qu’il souffre horriblement du manque de sa famille. Qu’il murmure le prénom de son épouse, d’Alison, au milieu de ses cauchemars, qu’il laisse son regard divaguer par la porte-fenêtre de la cuisine, comme s’il s’attendait à voir Holly s’amuser sur la balançoire ou Jade allongée dans l’herbe en train de dessiner.

Je ne remplacerai jamais ce qu’il a perdu. Je ne serai jamais aussi proche de lui qu’auraient pu l’être ses filles. Elena n’aura jamais une place aussi grande dans son cœur qu’Alison l’a eue. Ma tante et moi sommes conscients que Mark nous aime, mais pas aussi fort qu’il le pourrait. Comment lui en vouloir ? Comment pourrait-on aimer pleinement après avoir tant souffert de la perte d’êtres aussi chers que son âme-sœur et ses enfants ?


Mes pensées divaguent, à mon grand agacement.

Concentre-toi, Zach, m’intimé-je mentalement en me claquant le visage. Tu joues aujourd’hui une grosse part de ta décision.

Mon premier entretien d’embauche. Je me suis entraîné avec Mark, mais, là, ça n’a rien à voir. Je connais aussi l’homme avec lequel j’ai rendez-vous. Mais je ne suis pas certain qu’il se rappelle de moi. J’ai brutalement quitté cet établissement du jour au lendemain en ne laissant qu’un vague souvenir à mes camarades et à mes enseignants.

Je ne suis vraiment pas sûr que le directeur de mon ancien collège se rappelle l’un des fichus merdeux qui se moquait des cours et passait son temps à sécher.


Alors que l’heure de l’entretien arrive à grands coups d’aiguille d’horloge, je remets tout en question. Est-ce que je fais bien ? Est-ce qu’il ne va pas me rigoler au nez, avec mon projet puéril et insensé ? Un professeur fraîchement diplômé qui veut enseigner dans l’un des pires collèges de l’État, tout ça pour rembourser en quelque sorte une vieille dette ? Oh, oui, il va me rire à la figure…

La gorge serrée d’appréhension, les mains moites, je triture le bracelet en tissu bleu marine autour de mon poignet. C’est Jessica qui me l’a fabriqué et me l’a offert pour nos cinq ans de relation. C’est devenu mon porte-bonheur. Elle est mon porte-bonheur, à vrai dire. Chacun de ses sourires allège ma conscience, ses doigts tachés d’encre entre les miens embaument mon cœur, son regard pétillant et vif me donne envie d’être auprès d’elle pour le restant de mes jours.

Malgré mes six mois de coma, elle a continué à entretenir pour moi une affection douce et attentionnée. À mon réveil, je n’étais qu’une partie de moi-même et il m’a fallu des mois pour reprendre mon rythme de vie, mes repères, ma confiance en moi et envers les autres. Pourtant, elle a subi mes sautes d’humeur, mes silences et mes cris. Elle a résisté, m’a supporté, m’a prouvé par sa persévérance qu’elle m’aimait.

Comme j’avais pris un an de retard sur mes camarades, lorsqu’ils sont entrés dans les études supérieures, j’attaquais ma terminale. Lily Rose et Dante sont partis à l’université, mais Jessica a décidé de faire une année de césure. Elle est partie six mois en Australie pour être fille au pair et gagner des sous. Puis, avec ses quelques économies en poche, elle a pris des cours de dessin çà et là. Ce n’est que lorsque j’ai terminé le lycée qu’elle est revenue à Denver. Nous nous sommes installés ensemble sur le campus de l’université et avons attaqué en même temps nos études.

Comme nous nous l’étions promis, elle en arts et moi en histoire.


Au cours de nos études, nous avons envisagé plusieurs possibilités, plusieurs carrières. Mais Jess me connaissait, elle savait que j’avais au fond du cœur un désir très personnel de reproduire ce qu’on avait fait pour moi, de finir de rembourser cette dette qui m’accompagnait depuis des années.

Je me rappelais l’enfant malheureux que j’avais été, l’ado paumé que j’étais devenu. Sans Mark, qui serais-je aujourd’hui ? Un dealer poursuivi par la police ? Un délinquant en maison de redressement ?

Moi aussi, j’avais l’envie d’aider ces jeunes, ces enfants pas encore adultes qu’on forçait à grandir trop vite. Je voulais leur dire, leur expliquer que tout n’était pas déterminé d’avance. J’avais le désir brûlant de les guider, de les aider, de les orienter. De leur souffler qui j’avais été, quelles conneries j’avais faites, et la façon dont je m’en étais sorti.

Quoi de mieux que d’être directement auprès d’eux, d’être une figure familière du quotidien ? Pas forcément appréciée, mais, au moins, écoutée ?

D’être leur professeur.


Un sourire crispé étire mes lèvres. J’y suis. Mon rêve d’adulte. Devenir prof d’histoire pour des gamins qui ont besoin d’aide, d’ancrages, de repères, de connaissances, de confiance, et de reconnaissance. Des ados qui ont été comme moi : perdus, sans amour ni attaches, sans avenir ni passé. Sans passion pour les faire vivre, sans confiance pour les construire. Je sais quelle chance j’ai eue d’être élevé par Mark. J’ai conscience que tous les gamins n’ont pas cette opportunité. Ces ados en situation difficile, pour qui le collège n’est qu’un moment désagréable à passer. J’ai envie de leur redonner goût : à la vie, au rire, aux études, aux amis et au bonheur. Un rêve, peut-être. Un désir un peu fou, comme l’a été Mark en m’adoptant.

Je me rappelle son expression lorsque je lui ai annoncé mon désir de devenir professeur. Il a d’abord cru que son métier, enseignant à l’université, m’avait influencé. J’ai reconnu que c’était en partie vrai, que je l’admirais pour ce qu’il donnait à sa carrière. Puis j’ai décidé de tout expliquer : les raisons plus intimes qui me motivaient dans mon choix, dans ma décision d’aller, non pas vers la facilité, mais vers le plus dur : je visais le collège public de Lake Town, celui qui m’avait accueilli pour quelques mois, l’endroit où j’avais rencontré Raylen. L’enfer qui m’avait vu sombrer.

Lorsque j’ai terminé de présenter mon projet à Mark, il m’a toisé en silence. Il avait l’air horrifié par ma décision. Il avait la trouille pour moi, pour ce que j’allais vivre en étant près de ces gamins qui allaient faire résonner en moi de douloureux échos. En même temps, il débordait de fierté. Une fierté toute parentale pour le jeune adulte que j’étais devenu.

Passé le choc de ma décision, il s’est levé et il m’a serré dans ses bras pour me féliciter. J’en ai profité et l’ai broyé contre moi, car il était avare de ces douces attentions, le bougre. Il a même pleuré, je crois. Sûrement moi aussi.


Le grincement de la porte qui s’ouvre m’arrache un sursaut de peur. Une tête chauve apparaît, suivi par le corps las du directeur. Il n’avait que la trentaine lorsque j’étais scolarisé ici. Presque quinze ans se sont écoulés depuis. La dureté du milieu lui a creusé le visage, des rides de générations d’élèves en difficulté lui ont mangé les joues et le front. Son regard est un diamant taillé à vif, par les cris et les insultes d’ados en rage contre le monde. Mais je sens dans ses épaules toujours droites, dans ses yeux patients et bienveillants, l’obstination d’un homme qui partage les mêmes désirs que moi.

– Mr Grace ? souffle-t-il d’une voix claire et grave en me jaugeant du regard.

Je peine encore à m’habituer à mon nouveau nom de famille. Mark m’a accordé cet honneur pour mes vingt ans. Je devais avoir l’air bien con, avec mes larmes d’enfant-trop-grand sur mes joues de tout-juste-adulte, lorsque mon père adoptif m’a annoncé la nouvelle.

J’inspire un grand coup et me lève, légèrement raide.

– Mr McKenzie, le salué-je à mon tour en m’avançant.

Tout en continuant de m’évaluer, nous nous serrons la main. Il semble satisfait de la poigne déterminée que je lui rends.

– Sachez que vous avez été le seul candidat à ce poste, m’annonce-t-il de but en blanc avant même que j’entre dans ce bureau.

Comme je ne réponds rien, il plisse les yeux.

– Ce n’est pas parce que vous êtes le seul candidat que je vais vous recruter.

– C’est logique, me contenté-je de répondre avant de rougir de mon impertinence.

Il ne relève pas, sûrement trop habitué au sarcasme des élèves.

– Vous avez postulé un emploi très… rude à tenir. (Il m’évalue de nouveau, mais je ne cède pas une miette de découragement ou d’hésitation.) J’espère que vous en avez conscience.

– Oui, déclaré-je d’une voix assurée, très bien même.

Mr McKenzie semble surpris de la confiance que je dégage. Je suis loin d’être aussi rassuré que je ne le prétends. Mais, pour le coup, je sais dans quoi je m’engage.

– Entrez, alors, je vous en prie.

Tout en maîtrisant ma respiration saccadée, je vais m’installer sur l’un des sièges en face du bureau. L’air décontracté, le directeur s’assied puis croise les mains sur le plateau en bois clair, ses yeux posés sur moi comme ceux d’un félin.

– Je vous écoute, Mr Grace. Commencez donc par vous présenter.


Ce n’est pas moins d’une heure plus tard que je sors de son bureau, soulagé et terrifié. Je suis pris. Il me l’a annoncé immédiatement à la fin de notre entretien. En même temps, est-ce que je suis vraiment à la hauteur de ce que j’entreprends ?

Il a été touché. Touché très profondément par mon projet. Il ne savait pas qui j’étais lorsque j’ai postulé. Aujourd’hui, je m’appelle Zachary Grace, mais, à l’époque, j’étais Zachary Gibson. Pour ne pas l’aider, je ne suis resté qu’un an dans son établissement. Mais c’est ce qui l’a mis sur la piste.

J’ai commencé par lui expliquer que j’étais un ancien élève. À moment-là, il a été incapable de masquer sa stupéfaction. Mr McKenzie n’est pas dupe sur le niveau qu’ont ses élèves à la sortie du collège. Il est déjà très heureux lorsqu’ils terminent le lycée, alors faire des études pour devenir professeur… c’est au-delà de toute espérance.

Puis il s’est rappelé de moi. Brutalement. Je n’avais pas de prénom, ni de nom, mais j’étais l’élève qui avait quitté le collège du jour au lendemain. On ne lui avait dit que le minimum : que j’avais eu un grave accident et qu’une hospitalisation lourde allait m’empêcher de retourner au collège. Sans compter qu’il a fallu lui apprendre le décès de Raylen. Un gros choc pour lui et mes professeurs, qui se sont contentés d’expliquer à nos camardes que l’on ne reviendrait pas au collège pour des raisons familiales.

Comme il ne savait rien de l’accident mortel que j’avais provoqué, je lui ai expliqué lors de l’entretien. Grave, il m’a écouté jusqu’au bout. Il a lentement compris ce qui me motivait à candidater pour ce poste de professeur d’histoire.


Alors que je sors de l’enceinte du collège, le souvenir de l’entretien me fait sourire. Je lui ai arraché une larme. Il l’a pudiquement essuyé, tout en hochant la tête pour m’inciter à continuer la présentation de mon projet. Mon désir d’aider des enfants qui ressemblent à celui que j’ai été l’émeut. Ma persévérance, mon envie d’aller plonger tête première dans un milieu difficile, malgré mon inexpérience en tant que prof, lui force l’admiration.

Lorsque j’ai terminé de présenter mes envies pour le poste, mes attentes, mes peurs, il m’a simplement regardé en silence, solennel et touché. Puis il m’a soufflé un « merci » à peine audible et m’a tendu la main.

« Vous êtes embauché, Zachary Gibson, ancien élève, Mr Grace, nouveau professeur. »

J’y suis. Je vais terminer de rembourser ma dette. Je vais rendre Mark fier de ses efforts, fier de l’adulte que je suis devenu grâce à lui.

Je vais enfin pouvoir faire une croix sur cette Dette, je vais enfin pouvoir vivre pleinement sans songer à chaque instant à ce que j’ai fait.

Il est grand temps que je vive. Et que je fasse vivre les autres.

Annotations

Vous aimez lire Co "louji" Lazulys ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0