Chapitre 62

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62

À bout de forces

Le monde est noir et rouge lorsque je rouvre les yeux. Ma respiration est sifflante et chaque inspiration est un poignard dans mes côtes. Je tousse et crachote du sang.

Les alentours sont noirs. L’herbe, les arbres, la route au loin. Mes yeux peinent à capter la lumière. Est-ce qu’ils m’ont abîmé la vue ?

Le sol est rouge et la lune aussi. On pourrait croire qu’elle a bu mon sang.

Au prix d’un cri de douleur, je roule sur le dos. Ma respiration n’en est pas forcément facilitée, mais, au moins, je peux sentir l’air frais sur mon visage meurtri.

En vie. Je suis en vie. Ils ne m’ont pas tué.

Pas encore.


J’attends de rassembler quelques forces misérables avant d’entreprendre le chemin jusqu’à mon sac de cours abandonné à quelques mètres. Comme je n’ai pas la volonté de me lever, je rampe jusqu’à lui. Mes côtes et ma tête protestent alors je dois m’arrêter plusieurs fois au risque de m’évanouir.

Mes coudes sont tout éraflés quand j’atteins enfin mon sac. D’une main tremblante et abîmée par les coups donnés à Nick, j’agrippe mon portable. Lorsque l’écran s’allume, ma gorge se contracte. Il est une heure cinq du matin. Merde. Merde, merde, merde. Une envie de pleurer me prend brutalement et je plisse les paupières à m’en faire mal pour m’en empêcher.

J’ai un appel manqué d’Elena, reçu à dix-huit heures. Elle souhaitait peut-être me parler d’Oliver Dent. À la pensée de l’homme qui a fait le déplacement jusqu’à Daree pour me voir, je baisse la tête. Un peu plus et je mourrais sans avoir pu faire sa connaissance.

Mark m’a appelé dix fois. À partir de vingt heures jusqu’à minuit et demi. Des tas de messages de sa part aussi, la plupart demandant où je me trouve et pourquoi je ne suis pas rentré.

Mark, oh Mark.

Tremblant de froid, de douleur et de fatigue, j’enclenche l’appel retour. La sonnerie envoie une note stridente à mon oreille et une peur sourde s’empare de moi. Que faire s’il ne répond pas ?

– Zach ? Zach, dis-moi où tu es ? Pourquoi tu n’es pas rentré ? Pourquoi tu m’as pas prévenu ?

Son ton angoissé me soulage. Sa voix bourrue est rauque.

La mienne est misérable lorsque je lui réponds :

– Mark…

J’ai le souffle court et peine à parler. Je l’entends retenir sa respiration.

– Mark, faut que tu viennes. Peux pas. Je peux… peux pas marcher.

J’halète comme un chien qui a trop couru. Je suis pitoyable.

– Mark, s’te plaît.

Le silence qui suit est une lame chauffée à blanc dans mon cœur. J’ai tellement besoin de lui à cet instant. Il peut pas me laisser tomber maintenant. Je m’en sortirai pas sans lui.

– Zach, tu as bu ?

Entre colère et hésitation, sa voix frémit.

– N… N-Non, je parviens à articuler.

– Tu es où ?

Son ton froid me fait mal. Tant pis. Je préfère vivre que de m’indigner.

– ‘Sais pas. Entre Daree et Lake Town. Près… du stade de baseball.

– OK. (Comme je ne réponds pas, il ajoute d’un ton las :) OK, j’arrive.

À bout de forces, je lâche le téléphone sans même décrocher.

Une éternité plus tard, j’entends une voiture se garer. Puis la voix de Mark m’appeler.

– Par là.

Le son de ma voix est tellement risible que j’en ris. Puis j’ai envie de pleurer, mais je me retiens.

J’ai tellement mal. J’aimerais que ça cesse. Que tout cesse.


Mark finit par me trouver. Vue la vitesse à laquelle il se précipite vers moi, au risque de se tordre une cheville, je dois avoir sale mine.

Sans perdre de temps, il s’agenouille près de moi et glisse une main sous ma nuque pour me redresser. Sa présence me réconforte et j’ai soudain juste envie d’être sous la couette, au chaud et sans douleurs.

– Oh, Zachary… murmure-t-il en me dévisageant. Qu’est-ce qu’on t’a fait ?

Du mal.

Soudain, le petit garçon en moi prend le dessus et je me recroqueville sur moi-même.

– Non, non, Zach, souffle Mark fermement, mais sans brusquerie. Tu vas te faire mal.

Il n’a pas tort. Mes mouvements réveillent mon corps blessé. Avec rage, je lève les mains à ma tête et tire mes cheveux.

– Ils avaient pas le droit !

Perdu, Mark me dévisage, le visage tiré en grimace consternée.

– Salauds, je gémis avant d’essayer de me dégager des bras de Mark.

Il me laisse faire et je roule au sol, prostré sur moi-même, ma faiblesse et ma douleur. Je me déteste en cet instant.

– Qui t’a fait ça ?

– Mes démons !

– Zach…

– Mes démons, répété-je d’une voix faible. Mes foutus démons.

D’un geste hésitant, il touche mon épaule et je montre les dents.

– Zachary, il faut que je t’emmène à l’hôpital.

À l’éclat de la lune, je vois ses doigts couverts d’un liquide rouge et poisseux.

Non.

– Non, je parviens à affirmer avec colère.

– Si, rétorque-t-il avec fermeté.

– Non !

Lorsqu’il tend la main vers moi, je fais mine de le mordre et il me jette un regard désabusé.

– Tu vas me faire mal si tu me touches.

– Je sais. Pour ton bien, répond-t-il d’un ton mesuré.

– Non !

– Zachary, bon sang, jure-t-il en se redressant. Tu ne peux pas rester dans cet état. Je t’emmène à l’hôpital.

Ma gorge n’a plus la force de parler. Lorsqu’il me saisit par l’épaule, je gémis de douleur. Ses traits se crispent, mais il serre les mâchoires et me lève. La souffrance éclate dans mon corps et je me mets à pleurer. Fichue douleur. Tu ne me lâcheras jamais ?

Décontenancé, Mark reste sans bouger quelques secondes. Puis il glisse un bras dans mon dos pour me soutenir et marmonnant :

– Je vais trouver les salauds qui t’ont fait ça. (Sa voix devient si grave que je l’entends à peine.) Ils vont payer pour ce qu’ils t’ont fait subir.

– Non…

Les larmes ruissellent sur mes joues, se mêlant à mon sang.

Avec désespoir, je m’agrippe à Mark en enfouissant mon front contre son épaule solide.

– Pas l’hôpital. Par pitié. Pas l’hôpital.

Je ne veux pas y retourner. Je ne veux plus revoir les visages dévastés des urgentistes quand ils sont intervenus sur les lieux d’un accident de voiture tragique. Je ne veux plus subir la pression de ses couloirs. Je refuse de me souvenir de la douleur, du désespoir et de l’envie de mourir.

Cet hôpital porte trop de mauvaises choses. Je ne veux pas y remettre les pieds.


Immobile dans les bras d’un Mark pantois, je continue à sangloter comme un enfant. Avec frénésie, je m’accroche à lui. J’ai tellement peur de le perdre. Il est tout ce qui me reste.

Finalement, il lâche un soupir fébrile.

– D’accord, Zach, d’accord. Pas l’hôpital. Mais j’appelle Sofia dès qu’on est à la maison.

Hochant la tête pour approuver ses paroles, je rassemble mes forces pour me préparer à la distance qui nous sépare de la voiture. J’aime bien Sofia. Je lui fais confiance.

Avec un grognement, Mark fait passer l’un de mes bras par-dessus ses épaules et me porte à moitié jusqu’à la Jeep. Dans une semi-conscience, je remarque que je laisse des gouttes de sang par terre.

Je ne me rappelle plus être monté dans la voiture. Mais voilà qu’on file à toute allure sur la route déserte. La ceinture compresse douloureusement ma poitrine, mais je n’ai pas la force de l’enlever.

Mark me parle. Confus, je peine à saisir ce qu’il me demande.

Ce que je sais, c’est que je lui murmure deux noms avant de sombrer pour de bon : Nick, Anthony. Anthony et Nick.

Mes foutus démons.

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