Chapitre 63

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63

D'os et de sang

Le lendemain de mon agression est brumeux.

La première fois que j’ouvre les yeux, la panique s’empare de moi. Je ne suis pas dans mon lit. Après quelques secondes d’observation, je reconnais la chambre de Mark. Stupéfait, je fixe l’armoire en bois sombre en face de moi, perdu et la respiration sifflante. Je ne porte qu’un caleçon. Gêné d’être si peu vêtu, je me blottis sous la couette, non sans remarquer les bandages qui enserrent mes côtes douloureuses.

À peine une minute plus tard, Mark entre dans ma chambre, des boîtes de médicaments et une tasse fumante dans les mains. Des valises ont élu domicile sous ses yeux.

– Tu en fais du remue-ménage, soupire-t-il en allant déposer le café sur la table de nuit. Tu vas faire bouger tes bandages, imbécile, ajoute-t-il alors que je me tortille sous la couette, mal à l’aise.

– Il est réveillé ? lance la voix de Sofia depuis le couloir.

– Quoi, tu l’as pas entendu ? raille Mark en se tournant vers elle alors que l’urgentiste entre, un bol entre les mains. Il a remué comme une anguille en se réveillant.

Plutôt que de relever la moquerie, les yeux verts de Sofia me toisent d’un air troublé.

– Tes bandages sont trop serrés ?

J’essaie de lui répondre, mais ma gorge est sèche. Avec une grimace, je tends le bras vers la tasse. Je remarque une photo de la famille Grace sur la table de nuit, ce qui ralentit mon geste.

– Attends, tu vas en mettre de partout, marmonne Mark en récupérant le café avant que je ne l’atteigne. Laisse-moi t’aider.

À ces mots, je lui jette un regard désabusé et il me rend une expression tout aussi irritée.

– Je sais. Mais je préfère insulter ta dignité plutôt que de laver mes draps.

Avec un grognement, je capitule et le laisse s’asseoir à côté de moi pour m’aider à boire. Quand j’ai avalé quelques gorgées brûlantes, je m’éclaircis la gorge.

– Mes côtes me font mal.

– Ah bon ? ironise Mark d’un air faussement étonné.

Agacé, je le fusille du regard, mais il se contente de rouler des yeux. Avant que je ne reprenne, il susurre :

– Ces salauds t’ont froissé les côtes. Ils ont failli te casser le nez et la mâchoire. (Il s’adresse à Sofia :) Dis-lui, toi, que t’as failli faire une attaque en le voyant.

– C’est vrai, souffle-t-elle d’une voix lasse en s’asseyant sur un fauteuil dans le coin de la pièce. C’était presque deux heures du matin quand je suis arrivée ici. Mark m’a dit qu’il t’avait trouvé comme ça.

Elle pose un regard grave sur moi.

– Zachary, pourquoi tu as refusé d’aller à l’hôpital ? Heureusement que Mark et moi avions du matériel, tu aurais pu mourir cette nuit.

– Mourir ? marmonné-je d’un air moqueur.

– Oui, tonne Sofia avec colère. Tu pouvais à peine respirer avec tout ce sang dans ta gorge, ta bouche et ton nez ! Sans parler des hématomes sur tes côtes. Tu te rappelles la sensation de ton poumon perforé après l’accident ?

Une boule de douleur se coince derrière ma langue. Évidemment, que je me rappelle.

– Ben tu y as échappé de justesse, siffle-t-elle, les yeux luisants. Avec quoi tes agresseurs t’ont blessé ? Tu as de ces marques sur le corps… Et si tu voyais ton visage dans un miroir, tu prendrais peur.

Soudain fébrile, je baisse la tête. Elle a raison : j’ai mal de partout. J’ai l’impression d’avoir le haut du corps en charpie et le visage en compote.

– Je suis si défiguré que ça ?

Les deux adultes échangent un regard.

– Plus que la dernière fois où tu t’es fait agresser, explique Mark d’une voix rauque.

Misérable dans mon lit, je ne réponds pas. Si ça se trouve, cette fois, je ne récupérerais pas une tête normale. À cette pensée, perfide, inutile, et, pourtant, d’une importance non négligeable, je sens les larmes me monter aux yeux.

Qu’ai-je fait pour mériter leur haine ?


– Zach ?

Sofia. Elle est inquiète. Avec un soupir, je secoue la tête.

– Ça va.

Je sais que je ne les dupe pas – plus. Malgré tout, ils restent silencieux, acceptent de me laisser tranquille pour l’instant.

– Comme tu as perdu beaucoup de sang, évite de te lever, de marcher, bois et mange, m’informe Sofia en se redressant. J’ai donné des consignes à Mark pour s’occuper de toi et, au pire, je suis de l’autre côté de la route.

– OK, je réponds laconiquement.

Pensive, elle m’observe un moment puis s’approche de moi. Elle m’enlève la tasse de café des mains puis plante un regard ferme dans le mien.

– Zachary, cette fois, ils ne s’en sortiront pas.

Les yeux baissés, je ne dis rien. Comprenant que je ne cèderai pas, elle marmonne tout bas puis effleure ma mâchoire.

– Prends soin de toi.

Elle dépose une bise sur la joue de Mark et sort de la chambre. Étonné, je dévisage Mark, qui est toujours installé au bord du lit.

– Tu ne la raccompagnes pas ?

– Elle connaît le chemin.

– Oui, mais…

– Zach, me coupe-t-il en se tournant vers moi, il faut que tu me parles.

– Tout de suite ?

– Oui.

Anxieux, j’agrippe la couette de mes mains. Les bandages qui les enserrent provoquent une douleur dont je me passerais bien.

Devant le regard implacable de Mark, je commence mon récit, depuis ma sortie du lycée jusqu’au moment où il m’a retrouvé dans l’herbe ensanglantée.


Je ne réalise que l’on est dimanche que lorsque je récupère mon téléphone pour le faire charger. La gorge nouée, j’efface de mon journal les appels manqués de Mark. Ah, Elena ! Elle m’a laissé un message dans lequel elle explique qu’il faut que je la joigne dès que possible pour qu’on discute de son frère. Merde, j’ai oublié de prévenir Mark qu’il était venu me voir. Tout s’est enchaîné si vite !

Alors que je traînasse au lit, ne sachant quoi faire des douleurs qui me lancent des orteils aux oreilles, une bonne odeur de cuisine me monte aux narines. Poussé par la faim, je me lève et marche maladroitement jusqu’au couloir. Petit détour par la salle de bains pour y laver mes mains. Mon reflet fugace dans les miroirs n’accroche d’habitude pas mon regard. Aujourd’hui, si. Figé, j’observe les gonflements, les rougeurs, les bleus, les bosses qui modèlent mon visage meurtri. Mon œil gauche est à peine ouvert et rougi. Mon nez est croûté de sang, mes lèvres fendues et boursouflées, mes joues enflées. J’ai des bosses sur le front et sur le bas du visage. Mortifié par cette vision, je garde le menton baissé pour me laver les mains. L’eau se teinte de rouge. Et, encore, les bandages couvrent une partie des dégâts.

La souffrance sourde qui palpite dans ma tête s’assoupit quelque peu lorsque j’aperçois des lasagnes sur la petite table de la cuisine.

– Je me suis dit que ça te ferait plaisir, souffle Mark d’un air satisfait. Je les ai préparées ce matin.

– Ça me fait plaisir, confirmé-je en allant m’installer. Merci beaucoup.

– De rien. On guérit plus vite avec un bon moral.

Dans un silence, dû à notre appréciation du repas plutôt qu’à un malaise, nous mangeons les délicieuses lasagnes de Mark. Mon estomac avale presque la moitié du plat et, repu, je m’installe sur le canapé après avoir débarrassé la table. Mark me rejoint quelques minutes plus tard avec un plateau. Deux tisanes embaument l’air.

– Pas de café ?

– Sofia m’a dit que ça pourrait t’aider à guérir, indique-t-il en me tendant une tasse. Je ne sais plus quelles plantes douteuses il y a dedans, mais, si tu aimes pas, je le prendrai pas mal.

– D’accord, lâché-je avec un rire.

Suspicieux, je sniffe l’infusion, ne reconnaissant qu’une vague odeur de plantes médicinales. Après m’être assuré que je ne me brûlerais pas, je goûte la tisane.

– Hum, bizarre.

– Tu l’as dit, marmonne Mark, qui tire une drôle de tête après avoir goûté son propre thé. Si tu veux pas finir, c’est pas grave.

– T’inquiète, je vais la boire.

Soulagé de la chaleur de la tasse entre mes paumes, je la pose sur mes cuisses et ferme les yeux.


Quand je les rouvre, la luminosité a décliné. Surpris, je cligne des paupières en me redressant. La tisane est posée sur la table, maintenant froide. Je me suis endormi comme une masse.

L’esprit confus, je me frotte les yeux avant de stopper brutalement. Aie, trop tard. Avec un geignement, je me laisse aller en arrière. On est déjà dimanche après-midi. Je n’ai pas fait grand-chose de mon week-end.

Elena !

Jurant tout bas, je me lève et vais chercher mon portable dans ma chambre. Par précaution, je m’assieds au bord de mon lit puis enclenche l’appel.

– Oui allô ?

– Bonjour Mme Dent, c’est Zach.

– Oh ! Super, je me demandais quand tu allais m’appeler. Comment tu vas ?

Ma gorge se noue, mais je m’efforce de répondre d’une voix claire :

– Euh, ça pourrait aller mieux. Et vous ?

– Un peu stressée, me confie-t-elle avant de rire. Et tu peux m’appeler Elena, ça me va très bien.

– D’accord.

– Alors ? Euh… Oliver m’a dit qu’il était passé te voir vendredi après le lycée. Il… t’a un peu surpris, non ?

– Euh oui, confirmé-je, gêné. Vous lui direz que je suis désolé… Je ne voulais pas partir comme ça, mais… j’ai eu peur. Pardon.

– C’est pas grave. Il a très bien compris qu’il t’avait brusqué. Il s’est montré impatient et il le regrette. (Son ton prend un accent hésitant.) Tu accepterais quand même de le rencontrer ? Pour que vous puissiez discuter pour de bon, cette fois ?

Une bulle d’angoisse gonfle dans mon ventre. La main tremblante, j’inspire un grand coup pour faire fuir ma peur.

– Je… j’ai besoin d’encore un peu de temps, bredouillé-je d’une voix presque inaudible.

Elena ne répond pas tout de suite, ce qui fait grossir la boule dans mon estomac.

– D’accord, je comprends bien, finit-elle par articuler, de la déception dans la voix. Je… Je te souhaite une bonne journée, on verra ça plus tard.

– O-Oui. Bonne journée à vous.

– Merci. Passe mon bonjour à Mark.

– Je le ferai.

– Au revoir.

Elle raccroche sans que j’aie eu le temps de lui répondre.

Je m’en veux aussitôt. Avec un juron, je lâche mon portable sur mon lit et me prends le visage entre les mains. Je ne suis pas prêt à le rencontrer pour de bon. Une rencontre précipitée ne ferait que jeter un malaise entre nous. Ni lui ni moi ne voulons faire connaissance dans la gêne.

– Zach ?

Surpris, je sursaute, puis lève les yeux vers Mark, qui m’observe depuis le couloir avec gravité.

– Ça va ? Tu en fais une tête.

– Très drôle, grincé-je avant de soupirer. Non, je me sens pas très bien.

En silence, il s’approche de moi calmement puis tire la chaise de mon bureau en face de mon lit. Intrigué, je l’observe faire.

– C’est lié à ton agression ?

– Non.

– À Jessica ?

Je grogne et il lève les mains en signe de paix.

– Non plus, je finis par grommeler en évitant son regard.

– C’est le frère d’Elena ?

Perspicace, le lion.

– Oui. En fait…

Comme je laisse traîner en suspens, il m’adresse un regard agacé.

– Il est venu me voir vendredi dernier après les cours. Sauf que j’ai fui parce qu’il m’a fait juste totalement flipper. (Devant l’expression pensive de Mark, j’ajoute :) Je viens de joindre Elena, qui s’inquiétait pour moi. Elle m’a proposé de le voir dans de meilleures conditions, mais j’ai refusé. D’ailleurs, elle te passe le bonjour.

– C’est gentil. Autrement, pour Oliver Dent, tu ne te sens pas prêt ?

– Non, soufflé-je d’une petite voix. Peut-être que je ne serais jamais prêt.

Silencieux, il me dévisage quelques secondes. Puis il se lève pour s’installer à mes côtés.

– Quoi que tu décides pour cet homme, et quoi qu’il soit pour toi, je serai là.

– Je sais.

– Zach…

Il soupire.

– Si cet Oliver Dent est ton père et que tu veux vivre à ses côtés, je… comprendrais parfaitement. (Je fronce les sourcils, mais il poursuit en posant une main sur ma jambe :) Mais j’aimerais tout de même t’avoir près de moi de temps en temps. Quand tu quitteras la maison pour tes études… J’aimerais qu’on garde contact. Qu’on continue à se voir.

Stupéfait, je tourne la tête vers lui, pour le voir orienté vers la fenêtre, comme s’il fuyait mon regard.

– Je ne couperai pas les ponts avec toi, Mark, annoncé-je d’une voix mortifiée. Jamais. Je… c’est toi qui m’as élevé après l’accident il y a cinq ans. Quoi qu’en dise la génétique, c’est toi mon père, Mark. Ça changera pas après mes dix-huit ans.

Je le vois courber les lèvres en petit sourire, comme rassuré.

– Ça me fait plaisir d’entendre ça. (Il se lève brusquement.) Aller, repose-toi et évite de penser à tout ça.

Facile à dire. Pas si facile à faire.

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