Chapitre 2

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2

Le rituel

Une fois lavé, rasé et habillé, je sors de la salle de bains, un peu moins bouleversé, mais toujours tendu.

Mark et moi habitons dans une maison de banlieue. Ni grande, ni petite, il y a un étage, un grenier fourre-tout ainsi qu'un garage et un jardin à l'arrière. La maison idéale pour un couple qui vient de fonder une famille. Mais c'est un professeur d'université qui a passé la quarantaine et un ado qui y vivent.

L'étage accueille une salle de bains et trois chambres. Mark a la plus grande et, moi, j'ai eu le choix entre les deux restantes. La dernière reste toujours fermée. La trappe donnant sur le grenier se trouve juste avant l'escalier en bois qui mène au rez-de-chaussée. D’ailleurs, je l'emprunte pour descendre.

En bas, il y a la cuisine, le salon et une salle à manger que Mark a reconvertie en bureau après... après ce qui s'est passé il y a cinq ans. Il n'en avait plus besoin. Mark était seul.


Il m'attend dans la cuisine. Elle donne sur le jardin grâce à une porte-fenêtre. J’aperçois une balançoire rouillée. Il y a quelques années, cette vision aurait suffi à me faire monter les larmes aux yeux. Aujourd'hui, mon cœur se contente de se serrer – ce qui est déjà assez douloureux en soi. Mais ce qui m'attend va faire encore plus mal.

Une odeur de café et de pain grillé emplit l'air, faisant gargouiller mon estomac.

Mark est déjà installé à table, une tasse fumante et une tartine beurrée devant lui. Il lit un journal. Lorsque je m'approche pour me faire un café, il lève les yeux de sa lecture.

– Bien dormi ? demandé-je en détournant le regard.

Peut-être un peu tard pour prétendre à une conversation banale, mais bon.

– Comme toutes les fois la veille de cet anniversaire, répond-il d'un air vague. Et toi ?

– Comme d'hab', murmuré-je en soupirant.

– Ces vêtements te vont bien, Zach, souffle-t-il en me dévisageant.

J'attrape une tasse dans le placard pour lui cacher ma gêne. J'ai un problème avec les compliments. Encore plus quand ces-dits compliments viennent de Mark.

– Mais dès ce soir, tu devras me les rendre, reprend-t-il d'une voix cassante.

C'était trop beau pour être vrai.


Alors que je mâche le dernier morceau de ma tartine, je songe au rituel. Mark a fini de petit-déjeuner, il lit toujours. Il est assis en face de moi, dos à la fenêtre. C'est fait exprès. Pour me cacher le soleil qui se lève.

« Tant que tu n'auras pas accompli le rituel, le soleil n'illuminera pas ta journée. »

Je finis le fond de ma tasse puis soupire.

– Elle s'appelait Alison Grace, commencé-je, faisant lever les yeux de Mark. Elle avait trente-deux ans quand elle est partie. Elle travaillait à l'hôpital de Lake Town en tant qu'infirmière. Sa famille a approuvé son mariage avec Mark Grace, malgré les conflits que cela a engendré du côté de la famille Grace.

Je marque une pause pour reprendre mon souffle. Et pour voir si Mark est satisfait. Je comprends à son regard qu'il l'est.

– Alison et Mark Grace se sont mariés à vingt-quatre et vingt-sept ans, alors que cela faisait cinq ans qu'ils se fréquentaient, continué-je de la voix la plus assurée que je peux donner en ce moment. Un an plus tard, quand ils ont appris la grossesse d'Alison, ils ont décidé d'acheter une maison, ici à Daree.

Je jette un coup d’œil à Mark ; que je parle de lui à la troisième personne ne semble pas le déranger. Tant mieux, je n'oserais pas faire le rituel en disant « tu ».

– Leurs deux filles jumelles sont nées à l'hôpital de Lake Town le trois février 2004, quand leurs parents avaient vingt-six et vingt-neuf ans. L'aînée s'appelait Holly et sa petite sœur, Jade. (J'inspire un bon coup avant de reprendre d'une voix que moi-même je perçois tremblante.) Elles avaient six ans quand elles ont perdu la vie.

– Comment se comportaient ces deux petites filles ? demande Mark d'un ton distant.

– Holly était un peu un garçon manqué.

J’ai peur de subir des représailles en la comparant ainsi, mais Mark ne bronche pas.

– Elle passait la plupart de son temps à tenter l'impossible, à grimper aux arbres, à courir le long des murs... Holly était une petite fille pleine de courage et de vie. On disait qu'elle tenait de son père.

À ces mots, un tressaillement minuscule – il faut bien le connaître pour le percevoir – agite Mark.

– Jade, elle, tenait plus de sa mère. Discrète, timide, douce comme la rosée, elle adorait le dessin et passait le plus clair de son temps à la pratique de cette activité. Sa sœur l’exaspérait parfois, mais les deux petites filles ne se boudaient jamais plus d'une heure. Elles étaient trop innocentes et gentilles pour cela.

Je m’arrête sur cette dernière phrase amère. Ces informations, Mark me les a enfoncées dans le crâne dès mon arrivée ici. Pour lui, il est essentiel que je connaisse sa femme et ses filles défuntes jusque dans leur caractère. Même si je ne pourrai jamais les côtoyer.


– De quelle couleur était leur peau ? souffle soudainement Mark d'un air inquisiteur.

J'hésite un instant. C'est la première fois qu'il me pose cette question.

– Leur mère étant blanche et leur père noir, Jade et Holly étaient métisses.

– Cela te pose-t-il un problème ?

– Bien sûr que no…

La gifle claque si fort que je dois me retenir à la table pour ne pas tomber. Mark s'est levé et me toise d'un regard mélangeant mépris et colère.

– Tu es un menteur, Zachary Gibson, crache-t-il en jetant dans un geste furieux son journal sur la table de la cuisine. Une saleté de menteur !

– Mark... murmuré-je, stupéfait. Je te jure que…

– Peut-être qu'aujourd'hui tu les accepterais telles qu'elles sont, mais, à l'époque, tu n'étais qu'un sale merdeux raciste. Tu les aurais martyrisées et lynchées à cause de la couleur de leur peau.

Je me tais, interdit. Je n'ai jamais nié qui j'étais auparavant. Mais j'ai changé. Mark m'a changé.

– Mark, je ne suis plus le même.

– Tu n'es pas encore guéri, mon garçon. Tu manques encore de beaucoup de valeurs. Les choses pressent pourtant ! Tu vas fêter ton dix-huitième anniversaire l'année prochaine et, à partir de ce moment-là, je n'aurais plus aucune autorité sur toi.

Silencieux, la tête baissée, j'écoute Mark. Il a raison. Il a toujours raison.

Vu comme les choses ont tourné, j’en déduis que le rituel est terminé. Pas de la meilleure manière possible.


Mark quitte la cuisine sans un mot ni un regard pour moi.

Je l'ai déçu. Et ça me fout les nerfs. Décevoir Mark, c'est l’une des choses les plus accablantes qui puissent m'arriver. Je dois payer ma dette, bon sang !

La Dette.

Celle que j'ai contractée après avoir tué Alison, Jade et Holly Grace.

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