Monsieur B

9 minutes de lecture

Je redoutais cet instant. Beaucoup m'avaient prévenu que ça arriverait tôt ou tard, que je ferais mieux de m'y préparer. Bien entendu, je n'ai pas pris leurs conseils au sérieux. Je n'en ai fait qu'à ma tête et le poids de mon inconscience s'abat maintenant sur mes épaules. En ce jour du 16 janvier 2017, à 1 heure 32 du matin, le pire s'est produit. 

Je suis en panne d'inspiration. 

C'est arrivé comme ça, sans prévenir. Enfermées dans mon crâne, retenues par des chaînes de papier blanc, les idées restent prisonnières de mon esprit. J'ai tout essayé : méditation, bains moussants, massages suédois, relire pour la énième fois mes auteurs préférés. J'ai même laissé tomber l'écriture pendant quelques temps, c'est dire si j'étais au fond du trou...

Je me suis finalement décidé à partir pour un mois complet dans une pension perdue au milieux de la lande bretonne, dans la Presqu'île de Crozon. Un endroit calme et reculé où j'espère pouvoir libérer mes idées et me recentrer sur mon ouvrage. La route est longue et la pension n'est accessible qu'au prix d'une marche de deux heures le long de la côte, c'est exactement ce que je recherche. 


J'arrive en milieu de journée. Contrairement aux idées reçues sur la région, le temps est splendide. Je dépose ma voiture au village le plus proche et j'en profite pour flâner au bord des falaises. Je laisse l'air marin me prendre aux narines et les rayons du soleil me caresser le visage, marchant sans but au milieu des bruyères. Je reste ainsi jusqu'en début de soirée à scruter l'horizon, persuadé que je saurais trouver l'inspiration dans les eaux de la Mer d’Iroise. 

La pension n'est pas compliquée à trouver. Seul point de lumière dans un océan de végétation rase battue par le vent, c'est une petite bâtisse de deux étages au toit d'ardoise, faite de pierres blanchies par le temps et le sel. Un chemin étroit en terre battue serpente jusqu'à l'entrée, éclairée par une grosse lanterne posée sur le porche. De la fumée sort de la cheminée décrépite et je remarque deux silhouettes s'activer à travers les petits carreaux rectangulaires des fenêtres. En m'approchant, j'arrive à lire le nom de la pension, peint au-dessus du chambranle en grosse lettres bleues délavées.

La petite maison sur la Lande

« Simple et efficace » 

C'est ce que je me dis en remontant le petit sentier creusé par de nombreux passages. Je traîne mon épaisse valise jusqu'à la porte en repensant à la présentation du lieu sur internet.

"Une charmante petite bâtisse pittoresque et accueillante. Yann et Muriel Kemener sauront vous accueillir dans un cadre reposant propice aux balades au bord de l'eau." 

Au premier coup d’œil, cette description semble loin d'être usurpée. Je toque à la porte. J'entends une voix de vieille dame crier quelque chose d'incompréhensible et des pas lourds se précipiter vers la porte. Plusieurs loquets claquent en même temps qu'une grosse voix bourrue bougonne de l'autre côté. La porte s'ouvre enfin en grand dans un grincement de vieux bois. Je me retrouve face à un énorme bonhomme hirsute. Que l'un de ses lointains ancêtres eut servi de modèle à Rabelais pour son Pantagruel ne m'étonnerait pas ! Non seulement je pense que cet homme dépasse largement le mètre quatre-vingt-dix, mais il doit bien peser dans les 150 kilos. Son large visage rougeaud est encadré par une épaisse barbe grise et il a de petits yeux perçants de couleur bleu clair. Après une ou deux seconde à me détailler de la tête aux pieds, un grand sourire se dessine derrière sa barbe et il me tend une main calleuse grosse comme ma tête.

— Bonsoir ! On vous attendait. Rentrez vite au chaud, c'est qu'il fait frisquet le soir par ici. Muriel ! C'est le nouveau client !

Il se pousse et m'invite à rentrer. Je m'essuie les pieds sur le vieux paillasson effiloché de l'entrée et l'homme, que je devine être Yann, me débarrasse de mon manteau qu'il accroche à côté de la porte.

Lorsque je pénètre dans la maison, je suis saisi par une délicieuse odeur de poulet rôti au four. Je rougis en entendant mon ventre gargouiller. Yann part d'un grand rire.

— Muriel ! Je crois que Monsieur a très envie de goûter à ta cuisine !

Puis il se penche vers moi et me chuchote :

— Vous allez voir. En quarante ans de mariage, elle n'a fait que s'améliorer. 

La même voix chevrotante de vieille dame nous parvient depuis le bout du couloir. Muriel apparaît enfin. Avec son petit visage rond et ridé fendu d'un large sourire bienveillant, on jurerait se trouver en face de l'un de ces vieux moines perdus dans les montagne de l'Himalaya. Elle s'approche en clopinant et va pour me serrer la main avant de se rendre compte qu'elle porte toujours ses maniques.

— Oh ! Excusez-moi mon petit... Voilà ! Comment s'est passé votre voyage ? Vous avez trouvé facilement ? Nous avons eu peur que vous vous soyez perdu sur la lande.

— Du tout, je réponds. J'ai simplement profité du beau temps pour faire une balade. Le voyage s'est extrêmement bien passé, merci.

Son sourire s'élargit encore, puis elle se tourne vers son mari en remettant ses maniques.

— Yann ? Tu accompagnes monsieur jusqu'à sa chambre ?

Le géant se baisse pour prendre ma valise et avance le long du couloir, sa femme trottinant devant nous. Je remarque que le couloir est percé de deux portes. Muriel s'engouffre à travers la plus étroite, sur la gauche. C'est de là que provient l'odeur de volaille rôtie, en plus d'une douce chaleur que seules les vieilles cuisines peuvent dégager. Je tourne mon regard vers la porte de droite, plus grande et vitrée. Il s'agit de la salle à manger. Deux long bancs sont disposés de chaque côté de la table garnie d'une belle nappe en dentelle. Le couvert est déjà dressé. Je continue de suivre Yann Kemener jusqu'à un escalier en bois. Je remarque de nombreux cadres en montant les marches, sur chacun d'eux sont épinglés différents papillons. J'en compte plusieurs dizaines. 

— Je les ai tous attrapés moi-même, me lance Yann avec un air jovial. Depuis que je suis tout môme, je suis un passionné de papillons. Je saurais vous réciter leurs noms par cœur ! Vous avez une passion dans la vie ?

— Je suis écrivain, dis-je. Enfin j'essaie, je n'ai plus d'inspiration.

Il me lance un coup d’œil intéressé.

— Alors vous êtes au bon endroit ! Il n'y a pas plus serein comme environnement. Je suis certain que vous trouverez ici tout le nécessaire pour vous aider.

Nous arrivons en haut des marches. Nous sommes sous les combles de la maison, j'entends une légère brise siffler entre les tuiles. Le plancher craque à chacun de nos pas, une vraie cacophonie. Yann allume la lumière. Il y a deux portes là où le toit s'élève encore, nous nous arrêtons devant la deuxième. Yann me tend une petite clef en métal doré. 

— Nous y voilà. Je vous laisse vous installer. Nous vous avons préparé des couvertures mais si vous avez encore froid cette nuit, il y a un poêle à bois avec tout ce qu'il faut. Je redescends pour aider ma pauvre Muriel à servir le repas. Ça sera prêt dans dix minutes.

Il se retourne et va pour redescendre les escalier, toujours en gardant son air de bon gros géant. 

—  Je vous rejoins de suite. 

Je rentre la clef dans la serrure et tourne la poignée. Elle est glacée. Je frissonne, surpris, et pousse la porte. Je me retrouve dans une grande chambre d'ami. Il y a un lit double sur lequel repose une épaisse pile de couvertures en laine, le fameux poêle, une étagère où je range mes habits pour le mois, une salle de bain toute équipée, j'en suis agréablement surpris, et un grand bureau en bois de chêne. Je m'avance vers le bureau, étonné, et tire la chaise pour m'asseoir. 

Sur un joli napperon brodé, rutilante dans son armature métallique noire, trône une splendide machine à écrire. Une "Remington" comme le clament fièrement les belles lettres dorées inscrites sur le devant de la machine. Je l'examine plus en détail, elle semble en parfait état, presque neuve. Je comprends mieux le coup d’œil complice du vieux Yann tout à l'heure. Cependant, quelque chose attire mon attention. Une petite plaque vissée sur le côté de la machine où l'on peut lire en italique :

Propriété de Monsieur B.

Je n'ai aucune idée de qui pourrait être "Monsieur B.". Cela voudrait-il dire qu'elle n'appartient pas aux Kemener ? Je sens comme un frisson sur ma nuque alors que mon regard est attiré par ce nom gravé sur le métal. Je n'ai jamais tapé à la machine. Pour écrire, j'utilisais toujours des notes comme brouillon et mon fidèle ordinateur portable pour tout mettre proprement en page. Je fouille les tiroirs du bureau mais n'y trouve ni papier ni rubans supplémentaires. Je hausse les épaules et sors en fermant la porte à clef. Juste au moment où le loquet claque, je ressens de nouveau un fourmillement à la base de mon cou. Je réajuste mon pull en me disant que j'aurais intérêt à mettre le poêle en marche cette nuit, puis je descends les escaliers pour rejoindre mes hôtes dans la salle à manger. 


Le poulet est délicieux ! Je me surprends à en reprendre, alors que je mange si peu d’habitude. Il faut dire que je n’ai pas souvent le loisir de manger aussi bien, je suis très mauvais cuisinier.

— Vous n’usurpez pas votre réputation Mme. Kemener ! dis-je en me servant une nouvelle portion de pommes de terre. Ce repas est excellent.

Elle a un petit rire mi fier mi gêné. Yann, quant à lui, est occupé à ronger une cuisse. Une fois son affaire terminée, l’os est si propre qu’on le croirait en plastique.

— La chambre vous convient ? me demande-t-il en s’essuyant la bouche et la barbe avec une immense serviette à carreaux.

— C’est parfait, je réponds. Mais j’aurais une question, au sujet de la machine à écrire.

Ils se regardèrent en souriant.

— J’étais sûr qu’elle vous plairait ! s’exclame M. Kemener. Vous savez, vous êtes le deuxième écrivain venu trouver l’inspiration dans notre petit coin de paradis.

— Un vrai gentleman, renchérit Muriel. Souriant, aimable et tellement élégant ! Même pour sortir, il ne quittait jamais sa veste de costume. Je crois que mon mari en était un peu jaloux.

Elle envoie un petit coup de coude à Yann qui lâche un grognement renfrogné. Puis il porte la main à son épaisse toison, l’air pensif.

— Maintenant que j’y pense, impossible de me rappeler son nom… Bernard ? Bellay ?

— Je crois que c’était plus exotique… mais tu as raison Yann, je n’arrive pas à remettre le doigt dessus. Tu sais à nos âges…

Ils rirent en cœur. Je les regarde en haussant un sourcil.

— Et il n’est jamais venu récupérer sa machine à écrire ? je demande.

— C’est lui qui nous l’a laissée, explique Muriel. Ça, en revanche, je m’en souviens très bien. D’après lui, son séjour lui avait tellement plu qu’il tenait à ce qu’elle reste ici. Pour que nous gardions “une petite partie de lui-même“ nous a-t-il dit.

— N’hésitez pas à vous en servir. Depuis qu’elle est là, personne ne s’en est servi depuis des années. La plupart des gens la prennent pour une sorte de décoration sans doute.

Yann me fixa alors de ses petits yeux perçants.

— Mais pour un écrivain comme vous, elle doit représenter bien plus qu’un simple bibelot.

S’ensuit un silence gêné où je ne sais pas vraiment quoi dire. Je garde le nez dans mon assiette en faisant tourner les os de poulet avec ma fourchette. Toutes mes pensées vont vers cette machine, à l’étage, et vers son énigmatique propriétaire.

Histoire de briser mon mutisme, Mme. Kemener se tourne vers moi et demande :

— Comment trouvez-vous le nom de notre petit nid ?

Brusquement jeté hors de cet instant de réflexion, et le temps de me rappeler le nom de la pension, je bafouille :

— Eh bien… très à propos ?

— N’est-ce pas ? J’en ai eu l’idée en voyant Yann couper du bois. Je suis une admiratrice absolue de Michael Landon vous savez…

Je me contente d’acquiescer sans vraiment comprendre de quoi elle parle. Je lâche un bâillement, j’ai soudain terriblement sommeil.

— On dirait bien que notre le voyage vous a fatigué, me fait remarquer Yann.

Je hoche la tête une nouvelle fois, les paupière lourdes.

— En effet. Une bonne nuit de sommeil me fera du bien…

Ils me souhaitent la bonne nuit et je remonte les escaliers pour regagner ma chambre. Une fois arrivé, le contact glacé de la poignée de porte me prend encore par surprise. Je tourne la clef et entre. Je remarque alors que le poêle est allumé, une chaleur agréable flotte dans la pièce en même temps qu’une enivrante odeur de feu de bois. Je me déshabille et enfile un pyjama chaud. J’ajuste mes couvertures et tâte le matelas, il me semble confortable. C’est au moment de poser mes affaires sur l’étagère que mon attention est de nouveau attirée par la machine.

Une grosse liasse de papier blanc m’attend, posée bien proprement sur le bureau à côté de la machine. Curieux. J’ouvre un tiroir du bureau. Il est rempli de rubans neufs. Sans même y penser, je tire la chaise et m’assoie devant l’engin. Je crois me souvenir que Yann a quitté la table pendant le repas, il en a sûrement profité pour tout préparer. Je ne sais pas vraiment combien de temps je reste assis, à contempler la machine à écrire. Mon regard passe lentement du papier, au clavier. Puis, instinctivement, ignorant la fatigue, je commence à écrire. 

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Jb Desplanches ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0