Chapitre 6

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Chapitre 6


    Comme j'ai mal. Je n'en peux plus de cette douleur. J'ai l'impression que mes orteils vont sortir par le bout de mes chaussures. Et le pire reste à venir.

    "18h20".

    La faim est passée. Enfin je pense. Maintenant, j'ai une crampe au ventre et je ne peux même pas me plier parce que tout le monde est serré. Personne ne peut s'asseoir, ou du moins, pas correctement.

    J'entends de plus en plus de personnes faire leurs besoins dans les pots, et vomir à même le sol. L'odeur est tellement infecte que nous tous essayons de trouver le moindre petit trou d'air dans le wagon pour tenter de le respirer. Encore faut-il qu'il le soit. (Rappelez-vous de l'odeur dans ma ville natale). Je n'ose même plus y repenser. Finalement, l'odeur du vomi, je préfère.

    La personne dernière moi, une mamie d'une soixantaine d'années je pense, commence à faire des mouvements de va-et vient avec son corps. Je tente de me retourner pour en connaître la raison. Elle est d'une pâleur à faire peur et son regard d'un vide absolu.

    " Elle va me vomir dessus".

    Mais non, elle s'effondre ! Et qui plus est, sur moi.

    J'ai du mal à la retenir. Son poids me bouscule sur le petit garçon, qui bouscule sa mère, qui bouscule les personnes derrière elle et ainsi de suite... Et là, un vieux monsieur met enfin un terme au silence de mort qui voyageait avec nous depuis plus de... (j'ai pas envie de compter), depuis très longtemps.

    - Ma chérie ! Qu'est-ce-qui t'arrives ? Réveilles-toi !

    "Oh non..."

    - Aller, réveilles-toi ma douce ! Cette fois, j'en suis sûr, on est bientôt arrivés.

    "Pitié, réveillez-vous madame..."

    Le vieux monsieur, son mari, lui tapote son visage livide et ridé. Pas de réaction. Il la secoue. Toujours rien. Je regarde la scène, absorbée. Il déboutonne le manteau de son épouse et colle son oreille contre sa poitrine. Là, je retiens mon souffle.

    - Oh non... Pourquoi, tu me laisses ma douce. Pourquoi...

    "Mon Dieu, pauvre homme."

    Il la secoue, la tapote encore, lui murmure des choses à l'oreille pour tenter de la faire réagir, recommence cette scène plusieurs fois à la suite... Mais rien. La veille dame n'est plus. Elle est partie rejoindre nombreux de ces compatriotes. Anéanti, le mari évacue un cri de douleur si perçant qu'il nous glace le sang sur le coup. Il pleure, pleure et pleure encore sa défunte femme, enlacée dans ses bras.

    "21h48"

    Je suis fatiguée.

   Nous avons quasiment tous réussis à nous asseoir... les uns sur les autres. Mais moi, je reste debout malgré mon mal de pieds. Je préfère sinon, je m’assois sur elle et son mari ne serait probablement pas d'accord.     J'aperçois plus de monde maintenant. C'est vraiment effrayant. J'ai l'impression de voir pleins de zombies devant moi. Tous les visages des passagers sont blancs et leurs regards fatigués. Je donnerais cher d'ailleurs pour voir ma tête !

    Au fond, dans un recoin du wagon, je vois une femme adossée au mur. Elle est accroupie, les bras autour de ses genoux. Elle ne bouge plus. À ses côtés, un homme, lui aussi est accroupi et ne bouge plus. Je regarde les enfants. Pas longtemps. J'ai tellement mal pour eux. Certains dorment à même le sol, sur une veste ou un manteau que leurs parents ont pris soin d'étaler pour ne pas qu'ils dorment dans les... Vous comprenez.

    Je dors à moitié debout.

    Un coup de sifflet retentit. Le train tangue et commence à ralentir.

    On arrive.

    Le train est à l'arrêt.

   À peine l'est-il qu'on nous ouvre les portes d'un seul coup puissant et qu'on nous force à descendre du wagon.

    Je suis éblouie par plusieurs lumières. Je suis complètement déboussolée. J'entends les Allemands hurler mais je ne comprends pas ce qu'ils disent. On me tire violemment par le bras. Je manque de peu de tomber par terre. On me pousse, on me retire par le bras, et on me repousse, pour enfin me mettre derrière une file de femmes et d'enfants. Je suis perdue.

    Je tente un regard vers l'arrière. De notre wagon, des SS ordonnent à quatre... esclaves je suppose, de monter à leur tour dans notre baraquement. Ils leur hurlent dessus comme de pauvres animaux sans défenses. D'ailleurs, en parlant d'animaux, certains nazis possèdent des chiens, et ils n'ont pas l'air d'être dressés pour se faire caresser.

    Personne n'ordonne à notre groupe d'avancer. Je continue donc d'observer la scène. Les quatre esclaves ressortent du wagon mais cette fois-ci avec... des cadavres ! Et le vieux monsieur qui tenait encore sa défunte femme dans ses bras.

    "Oh mon Dieu".

    Je n'y ai pas prêté plus attention tout à l'heure, mais un autre esclave attendait devant le wagon avec une brouette. Il l'avance jusque devant la porte, pour que les autres esclaves... balancent (oui je terme est exact), balancent les cinq cadavres dedans. Cinq. J'ai voyagé avec cinq personnes décédées sans m'en rendre compte. ( Mis à part la dame âgée).

    Le vieillard, malgré la menace des Allemands de le tuer s'il ne lâche pas sa femme, continue toujours de l'agripper.

    "Boum !"

    Six cadavres.

    Dégoutée, je détourne mon regard pour le poser devant moi. D'autres juifs descendent aussi d'autres wagons. Eux aussi sont poussés, tirés et triés.

    - Schnell ! Schnell !

    Oula ! On se fait pousser. C'est parti !

    Nous avançons. Nous suivons tête baissée les SS armés.

    Les Allemands s'amusent avec nous :  ils nous crachent dessus et nous donnent des coups de crosses, sans raison. Alors que nous marchons sans but, je relève la tête,  mais la rebaisse aussitôt quand j'entends la crosse d'un fusil allemand frapper mon compatriote à côté de moi.

      Où ? Je ne sais pas. Je ne dois pas en faire cas.

      Je continue d'avancer. Je boitille. J'ai mal.

      Je décide malgré tout de relever la tête à nouveau. Il fait nuit noire et l'air est irrespirable. Ça pue, comme dans ma ville natale. Je veux savoir où ils m'emmènent. J’écarquille donc les yeux et là, j'arrive à lire au-dessus de ma tête, en grosses lettres de fer forgé :

"ARBEIT MACHT FREI"


    C'est ici, sous ses grosses lettres noires, que pour la dernière fois, j'aperçois mon monsieur à la montre, avant que nous partions chacun de notre côté.

    Pour la toute dernière fois, je lis l'heure, sous les hurlements des Allemands, probablement à l'entrée d'un camp de travail forcé.

    C'est ici que ma vie s'arrête.

    Il est "22h15".









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