Chapitre 4.

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  Ça a beau être fini depuis plusieurs heures, je n'ose bouger, de peur de replonger dans cette vision. Pourtant l'ombre n'est plus là. Et il n'y a plus de cris. C'est fini.

 Je déteste quand elle fait ça.

 Je déteste quand elle s'insinue dans mes souvenirs pour s'en servir contre moi.

 Après plusieurs minutes supplémentaires, je me recroqueville sur moi-même avec précaution, serrant mes genoux contre mon ventre. Le contact de l'oreiller froid contre ma joue me calme un peu et absorbe une traînée de larmes.

 Je n'ai toujours pas trouvé de solutions pour y échapper. Respirer ne fait rien. Et je ne peux pas tenter de me faire mal pour ne pas décrocher de la réalité, car je ne peux plus bouger. Je reste là, à regarder. Certaines scènes reviennent presque tout le temps, ce sont les trois piliers de son jeu. Aujourd'hui j'y ai échappé. Ça faisait longtemps que je ne m'étais pas rappelée de ça. Ni que je n'avais vu ces visages enfantins.

 J'essaie d'oublier les rires qui martèlent mon crâne, comme pour s'imposer à moi. Pour être sûrs que je ne les ignore pas. J'aimerai leur dire que c'est bon, que j'ai entendu, qu'il n'y a pas moyen que je les oublie de nouveau. Sauf que je sais que je le ferai. J'oublie toujours les choses qui me font souffrir. Il y'a des périodes entières dont je ne peux me souvenir, mais l'Ombre persiste à me les faire redécouvrir.

 A cet instant précis, je la déteste. Tellement. J'aimerais qu'elle soit tangible, que je puisse la secouer, la gifler, lui hurler aux oreilles et savoir qu'elle en souffrira. Mais elle refuse d'apparaître, et je ne pourrai de toute manière rien lui faire. Pas seulement parce qu'elle n'a rien d'humain mais parce que j'en suis incapable. Je déteste la violence au plus haut point, même lorsqu'il s'agit de quelqu'un que je hais... Et encore, je ne hais pas grand monde. Je dois être la seule sur la liste.

 D'une main tremblante j'arrive à attraper mon portable. J'ignore les notifications et m'empresse d'enfiler mes écouteurs. Après quelques secondes la musique résonne dans ma tête. Avec mes écouteurs vissés dans mes oreilles et un chanteur qui hurle à en perdre la voix, j'ai l'impression que tout va bien. Que rien ne peut plus m'atteindre. Je n'entends plus les insultes, ni les grognements de la créature qui me suit depuis des mois. J'ai juste à fermer les yeux, les garder ouverts, qu'importe, et laisser mon esprit divaguer de nouveau. Il me plonge dans un nouvel univers où tout va bien, où je suis en sécurité.

 Je m'aperçois que j'ai dû m'endormir car lorsque j'ouvre les yeux, il est 23h. Ma mère n'a pas dû juger bon de me réveiller, ou peut-être n'a-t-elle pas fait attention.

 Je descends les escaliers à pas de loup alors que les gargouillements de mon ventre semblent résonner dans toute la maison, pour finalement la croiser, les mains croisées sur la table à manger, un air soucieux au visage. Mon père a dû partir se coucher. C'est toujours comme ça. Il se tue au travail tous les jours pour partir de la maison le plus tôt possible et rentrer le plus tard possible, et ma mère passe sa journée à attendre. Le week-end, il voit des amis, apparemment. Jouer au foot ou quelque chose comme ça. Ce n'est pas ce que dit le parfum qui flottait dans la pièce plus tôt.

 Lorsqu'elle me voit, elle se redresse brusquement, visiblement embarrassée, et essuie quelques larmes restées bloquées au coin de ses yeux. Elle m'adresse un sourire dénué de conviction en passant une main dans ses cheveux au blond terne.

 — Tu es réveillée ? Tu.... Tu n'as pas mangé non ? Tu veux que je te prépare quelque chose ?

 — Non c'est bon, je vais me débrouiller.

 — Désolée de ne pas t'avoir réveillée, on discutait avec ton père et-

 — C'est bon. Ne t'inquiète pas.

 Je ne peux pas m'empêcher d'être froide chaque fois que je lui parle, quand bien même elle ait l'air aussi malheureuse après. C'est un réflexe ancré en moi. Je ne la déteste plus maintenant, mais il y'a de ça quelques années je ne pouvais plus la regarder en face. J'imagine que ça laisse des séquelles. Je m'en veux un peu, mais je crois que je lui en veux bien plus.

 Une fois dans la cuisine je me contente de sortir un morceau de pain et de fromage puis de ressortir. Ma mère est toujours fixée, le regard dans le vide, et c'est à ce moment-là que je remarque les papiers, sous ses mains dont les jointures blanchissent tellement elle les sert. Je connais ce regard, car j'ai le même. Celui qu'on a lorsqu'on perd pied, lorsque quelque chose se détruit sous nos pas et qu'on ne sait plus à quoi se raccrocher. Alors, pour une fois, je me glisse sur une chaise à côté, posant mon assiette.

 Mon regard cherche le sien et elle finit par me sourire, dans une tentative vaine de faire comme si tout allait bien.

 De là où je suis, je peux parfaitement lire les écritures sur le papier. Le mot résonne en moi, comme un coup dans le plexus, mais je ne peux pas dire que ça me fasse autre chose. Lorsqu'elle comprend que j'ai vu, elle laisse échapper un soupir. Je vois bien qu'elle ressent l'envie de me dire quelque chose. Il y'a quelques années j'aurai sûrement essayé de savoir quoi. Mais je me sens si distante d'elle, et si apathique ce soir, que je me contente de la regarder.

 Elle ramène une mèche de cheveux derrière mon oreille et dépose un baiser sur mon front, comme lorsque j'étais enfant. Ce geste me prend au dépourvu et je ne parviens pas à répondre quoi que ce soit.

 — Va te coucher, me glisse t-elle doucement.

 — Bonne nuit, je parviens à articuler alors que j'attrape mon assiette.

 Le chemin jusqu'à ma chambre me paraît une éternité, et chaque planche de bois grince comme elles ne l'ont jamais fait. Une fois dedans, je pose l'assiette sur la table de nuit et me laisse tomber sur le lit.

 Divorce. Voilà le mot. Ils vont divorcer. Cette nouvelle en tant que telle ne me fait rien. Non. Ce qui me choque, c'est qu'ils ont brisé le cercle. Cette fameuse routine tortueuse. Ils l'ont brisée. Ils s'en sont sortis. Certes, avec des cris et des larmes, mais ils y ont mis fin.

 Je suis la seule à rester embourbée dedans.

 A me laisser happer par mes craintes, ma panique, par l'Ombre qui plane au-dessus de ma tête.

 Alors que je grignote distraitement un bout de fromage, je prends une décision.

 Je découvrirai ce qu'est réellement l'Ombre. Pourquoi elle est là. Ce qu'elle me veut.

 C'est décidé.

 Je briserais mon propre cercle vicieux.

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