Chapitre 2.

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 Aujourd'hui est un bon jour.

 Aujourd'hui est un samedi.

 Qui dit samedi dit que je n'ai aucun cours. Dit que j'ai travaillé comme une acharnée pour pouvoir me libérer en fin d'après-midi.

 Il est 17h, et j'ai du temps libre.

 Et je ne sais pas trop quoi en faire, à vrai dire. J'observe un instant ma mère, assise sur le canapé, en train de regarder un de ces films qui passent le week-end, une espèce de conte moderne à la morale bancale. Elle a beau râler après ces téléfilms-là, elle les regarde toujours. Je ne comprends pas. Pourquoi regarder quelque chose, qui ne changera jamais, inlassablement, tout en sachant qu'on n’y verra rien de nouveau ?

 Je comprends que je fais la même chose sans cesse dans le miroir. Je fixe un reflet qui ne change jamais beaucoup. Qui me déplaît autant que ces histoires déplaisent à ma mère. Mais je continue de regarder, comme si un jour quelque chose allait changer, une surprise. Il n'y a jamais rien, bien sûr. Sauf quand l'Ombre est là. Mais ce n'est pas tout à fait le genre de surprises auxquelles je m'attends.

 Quelques kilos en moins, une peau plus claire, moins de boutons, moins de poils, des cheveux un peu plus disciplinés, un nez un peu plus mignon. Je parle de ce genre de surprises.

 Le plus terrible, dans tout ça, c'est que je ne les trouve terribles que sur moi, tous ces détails. Je les admire, même, chez les autres. Je répète sans cesse que les "kilos en trop" n'existent pas - tant qu'on ne parle pas de santé dans certains cas, que les boutons sont un point commun que se partage l'humanité, que les poils sont naturels, que les cheveux indisciplinés sont magnifiques, que tous les nez sont beaux, et qu'une peau avec des rougeurs est simplement une peau "humaine".

 Mais quand je les vois sur moi, tous ces "défauts" qui n'en sont pas, je les trouve horribles. Comme une sorte d'hypocrisie semi-inconsciente. Je ne sais pas. J'ai l'impression que c'est beau, sur les autres, seulement, pas sur moi.

 Je secoue la tête avant de finir par trop y penser. Pour une fois que je suis un minimum tranquille, je préfère ne pas ruminer sur un canapé, à ronger des ongles déjà un peu trop abîmés.

 Je décide donc de sortir. Le point positif, lorsqu'on habite à la campagne, c'est l'espace. Et le silence. Certes, il faut prendre la voiture, un bus, et un train pour arriver à l'Université tous les jours, mais c'est pas si mal. Parfois je me dis que j'aimerai partir d'ici, prendre un appartement pour ne pas avoir à faire tous ces allers retours, mais il y'a quelque chose d'effrayant à quitter son foyer, quand bien même il ne serait pas le plus solide. Au moins, ici, je sais ce qui m'attend, alors je sais comment réagir. C'est une routine épuisante, mais bien réglée.

 J'avance dans notre jardin en serrant contre moi le sac que j'ai emporté avant de sortir. Notre jardin est assez grand, je dois dire qu'on a de la chance. On a de la chance d'en avoir un tout court. Nous avons même un arbre. Pas assez grand pour couvrir le soleil, mais juste assez pour que je puisse m'installer dessous en ayant l'impression d'être protégée. Je sors le livre et la gourde d'eau que j'ai amenés.

Alice au Pays des Merveilles. Je me suis souvent dit que j'aurais préféré n'importe quoi que la vie que je mène ici. Être attirée dans un monde effrayant, ou dans un monde horrifique. Affronter des monstres, apprendre la magie en robe et chapeau pointu. Et pourtant j'ai peur de sortir de ma maison - voir de ma chambre. J'ai simplement l'impression que je réussirai mieux si les règles étaient différentes. Si je ne vivais pas dans un monde comme le nôtre. C'est tout ce qu'il me faudrait. Des règles différentes. Pas celles de la compétition, de l'argent, de qui rabaissera le mieux l'autre. Tant pis si pour ça je dois combattre des dragons.

 Mais parfois je me fait la réflexion que, si j'ai la capacité de penser comme ça, c'est justement parce que j'ai connu ce monde. Si j'étais née dans un monde où les dragons existent, les gnomes et les nymphes avec, peut-être aurais-je rêvé d'un monde sans tout ça, sans magie, sans tout ce qui fait qu'aujourd'hui je rêve d'un ailleurs. C'est un peu terrible à se dire, que peu importe l'endroit, on se sentira toujours un étranger.

 A mesure que les minutes passent, les pages se tournent, et j'ai terminé le livre bien plus vite que prévu.

 Je me demande. Que ferais-je si je voyais un lapin blanc, là, sous mes yeux, muni d'un petit gilet et d'une montre à gousset ? Est-ce que je le suivrai ?

 Pourquoi le monde, si cela vient de lui qui qu'il soit, m'a-t-il envoyé l'Ombre, et pas un mignon petit lapin parlant ? D'ailleurs, en parlant d'elle, je ne l'ai pas vue de la journée. C'est toujours reposant, ce genre de journées. Parfois mes pensées divergent et je me dis qu'elle a peut-être disparu.

 Ces moments-là me font toujours frissonner car je me demande ce que je ferai, si ça arrivait vraiment. Je crois que je serai heureuse. Mais je m'y suis habituée, à cette présence. Ce n'est certes pas une présence rassurante, mais elle est ce qui se rapproche le plus de quelque chose hors de ce monde. Quand bien même elle ne serait qu'une hallucination. Je crois qu'une part de moi regretterait. Peut-être pas sa présence, mais en tout cas de n'avoir pas su trouver ce qu'elle était, et pourquoi elle était là.

 L'idée persiste dans mon esprit que je ne saurais jamais. Peut-être. Peut-être sera-t-elle là à vie. Peut-être sera-t-elle partie demain. Je n'ai ni envie de la chasser ni de la retenir à tout prix.

 Je reste un moment, les yeux perdus dans le vague à laisser mon esprit divaguer aussi. Mon cerveau est fort pour inventer des scénarios. Ces mêmes scénarios qui me faisaient m'interroger plus tôt. Il est capable de me faire rire, pleurer, simplement par ces récits montés de toutes pièces. Je m'aperçois que plusieurs heures se sont en réalité écoulées lorsque l'air commence à se rafraîchir un peu trop. Je reprends doucement contact avec la réalité, encore engourdie, et le soleil commence à piquer du nez.

 Il est temps de rentrer, de crever la bulle intemporelle qui s'était formée le temps d'une après-midi, et de reprendre contact avec la réalité acide.

 Je n'ai pas à réfléchir beaucoup, mes pas me guident tout seuls. C'est lorsque je passe par l'ouverture de la porte-vitrée que je sens une main autour de mon poignet. Je n'ai pas besoin de savoir qui c'est, puisque même sous mon pull, je sens la froideur de son emprise. Lorsqu'elle fait ça, il est difficile de la faire partir. Si je secoue mon bras, elle resserre sa poigne comme un étau, et il est hors de question que je la touche directement pour tenter quelque chose d'autre.

 Lorsque je relève les yeux, je comprends pourquoi elle est là. L'Ombre est comme une spectatrice de mes pires moments. Et la raison pour laquelle elle est réapparue est la même pour laquelle ma mère pleure. La même raison pour laquelle des cris résonnent désormais. Parce qu'elle n'est pas seule dans ce salon.

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