Dimanche 23 août, 3h30.

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  • Debout là-dedans ! On a encore pleins de choses à faire avant le grand départ ! J'entends vaguement mon père.
  • Quoi... Quoi ? Mais il est quelle heure ? Il fait encore nuit...
  • Trois heures et demi, fils!

Mon père a l'air jovial... ça ruine encore plus mon humeur déjà massacrante.

  • QUOI ?! Mais t'as que ça à faire ?!
  • Allez, arrête, je te signale que le vol est à huit heures et qu'on doit être à l'aéroport avec deux heures d'avance !
  • Ouais du coup j'aurais pu dormir encore une heure quoi...

Je suis complètement crevé. Ces derniers jours, avec tous les cartons d'hier à remplir, m'ont achevé.

  • Regarde l'état de ta chambre et on en reparle.

J'entends mon père derrière la porte qui part enfin en direction de la cuisine et je soupire de frustration et de soulagement, et mon coeur commence à battre un peu plus fort sous le coup de l'inquiétude. Je veux dire, plus de retour en arrière. C'est aujourd'hui que ça se passe.

J'ouvre un oeil, allume la lumière qui m'éblouit, cligne encore des yeux, et observe ma chambre. Oui, bon, c'est vrai, j'ai pas tout à fait fini hier. Il faut dire que j'avais très peu dormi la veille, et que j'ai dû m'expliquer avec Marie au téléphone pendant deux heures pour être sûr qu'elle me pardonne et qu'elle comprenne bien que je ne l'ai pas fait exprès...

Je commence par faire mon sac de couchage dans lequel j'ai dormi cette nuit, puis je m'occupe de mettre dans mes valises les dernières babioles qui restent. Je me douche et mets mes fringues de la nuit dans mes bagages. Il ne reste plus qu'un vieux matelas dans cette chambre. Fini ma ville préférée, fini Paris, Paris et sa superbe vie, autant diurne que nocturne, Paris et sa culture, ses concerts, ses musées, ses gens si différents les uns des autres qui marchent tous tellement vite, comme pour ne jamais perdre le temps qu'il leur reste à vivre... Et bonjour l'horreur d'une île perdue dans l'océan.

A cinq heures, tout est prêt. C'est vrai que j'ai dû me dépêcher pour être à l'heure... Mais je ne l'admettrai pas devant mon père. Après quarante-cinq minutes de route, nous voilà à l'aéroport. Personne ne m'attend, il est trop tôt... On dira ça... J'angoisse à l'idée que personne ne vienne me dire au revoir ; surtout Marie. J'ai peur qu'elle m'en veuille malgré tout.

Mais finalement, je me suis inquiété pour rien ! Elle est venue, elle et Alex et Sam, un autre copain qui va beaucoup me manquer lui aussi. Je les ai tous serrés dans mes bras, j'ai embrassé et serré ma petite-amie aussi longtemps que je le pouvais jusqu'à l'appel pour l'embarquement. Je leur ai dit à tous que je reviendrais bientôt et qu'on ferait une fête encore mieux que la dernière pour mon retour. ça les a fait rire, et Marie a pleuré un peu aussi. On n'a jamais été séparés si longtemps, il faut dire.

Après une queue interminable et avoir montré nos passeports au moins trente fois, on embarque, ça y est. J'ai jamais pris l'avion. J'ai la trouille. Je matte souvent ces émissions pourries sur les crash... Quelle idée. Et quelle idée de m'être justement amusé à regarder ça hier, comme un con.

Je passe par l'espèce de gros tunner portable qui nous mène jusqu'à la porte de l'appareil, qui est lui-même un gigantesque tas de ferraille. Pourtant, la coque a l'air tellement fine par rapport au périple qu'on va vivre. Est-ce que ça peut vraiment affronter une tempête ce truc ? Je tapote la carlingue avant de me faire réprimander par l'hôtesse de l'air et les gens derrière moi, qui me poussent à avancer. Je leur jette un oeil dédaigneux et continue mon périple. Au sol, une moquette toute douce sous mes pieds ; quelle idée de mettre de la moquette dans un avion. Avec le vomi des gens ça doit être sympa. J'avance depuis l'arrière, entre les rangées de siège ; c'est un gros avion, alors il y a trois rangées ; une de quatre au milieu et deux de trois sur les côtés. On est pile au centre, mais heureusement sur un côté ; je vais avoir tout le loisir de regarder par le hublot et flipper durant le trajet.

Après un décollage haut en couleur, je peux enfin me reposer un moment. Je dors je crois une petite heure - et je me suis pris un bon torticolis au passage - et en me réveillant je regarde à travers le hublot. On est très hauts. Je me tourne vers mon père, assis à ma droite, tâchant de lui cacher ma nervosité face à la situation, c'est à dire nous, dans le ciel, avec de l'eau en dessous, très loin en dessous.

  • Au fait, on reçoit un appart' ou un truc du genre avec ton job ?
  • Un truc du genre... Je suis surpris que ça t'intéresse, t'as jamais montré la moindre curiosité au sujet de l'endroit où on vivrait.

C'est vrai. Je me sens con là tout de suite. J'y ai pensé pourtant. Un hôtel ? Une maison ? Un appartement miteux qu'on partagerait avec cinquante autres employés ? Ou rien du tout, et on verrait sur place, et on serait des clodos ? Mais je n'ai jamais voulu lui demander, parce que pour moi ça aurait voulu dire perdre, puisque ça aurait voulu dire que je m'y projetterais. Sauf que là, on y est presque, et je ne sais absolument rien ni sur cette île, ni sur ses habitants, ni sur les conditions de vie qui m'attendent.

  • C'était pas réel avant... Je pouvais toujours m'enfuir ou j'sais pas... Maintenant que j'y suis et que j'ai plus le choix, j'aimerais au moins savoir un peu ce que je vais devenir... Je bredouille en tapotant l'écran devant moi pour me donner une contenance.
  • Ok. Non, on aura pas d'appartement. Enfin, pas au début. Y a beaucoup de transferts ces prochains mois dans ma boîte. Du coup on aura un appart', mais seulement plus tard, d'ici deux-trois mois.

Il guette ma réaction du coin de l'oeil, comme si je ne le voyais pas. Il sait que je déteste l'imprévu.

  • Et donc... On est censés dormir où ? A la belle étoile, façon Roi Lion ?

J'essaie d'être sarcastique, mais je suis un peu inquiet. Mon père est pas des plus doués pour nous trouver des "solutions"...

  • Mais non, sois pas bête. On fera l'hôtel cette nuit, oui, histoire d'être près de l'aéroport et de pouvoir nous reposer un peu après le voyage. Mais dès demain, on s'installe chez un ancien collègue et ami que j'ai pas revu depuis quelques années. Y a dix ans, il vivait sur Paris aussi, et il est parti pour les mêmes raisons que nous. Il a de l'argent, grâce à son job actuel. Du coup, je pense que sa maison va te plaire. Il m'a envoyé des photos, t'as jamais vu un paradis comme ça.

Il a l'air de jubiler, vraiment. Je sais qu'il essaie de me convaincre, parce que je vois bien que lui est aux anges.

  • On va vivre chez un pote à toi ? Sérieusement ?

Je suis dubitatif. Encore un coup fourré. Je sens venir l'arnaque. Et vivre chez quelqu'un, c'est jamais agréable. On se sent pas chez soi - de toute évidence, vous me direz. On ne peut pas faire ce qu'on veut. Se lever quand on veut. Manger quand on veut. Passer des heures aux toilettes ou rester enfermés toute la journée sans avoir des gens autour qui nous demandent si on ne serait pas en train de faire une dépression. Vivre chez des gens, c'est dépendre d'eux, et je déteste dépendre de quoi ou de qui que ce soit.

  • Et alors ? T'es jamais content, t'es vraiment chiant ! T'as qu'à dormir, tu verras bien quand on y sera.

Et c'est à son tour de faire la gueule, jusqu'à la fin du vol. dix-neuf heures, le vol. Moi qui voulais juste entamer la conversation.

Dimanche 23 août, 18h00 - heure locale.

Crevé, crevé, crevé. On dort mal sur des sièges d'avion. Je suis épuisé. Vivement l'hôtel. Dites-moi qu'il a une piscine.

Après avoir récupéré nos bagages - un certain nombre, mais le reste va suivre par camion-déménageur - on sort enfin de l'aéroport pour découvrir la fameuse île. Qui n'y ressemble en fait pas du tout. Je crois que dans mon esprit, une île, c'était vraiment une île. ça veut dire déjà qu'il n'y a pas la place pour un aéroport - ça aurait dû me mettre la puce à l'oreille quant à la taille du lieu - et qu'à peine sorti, on trouve du sable et des palmiers partout.

Alors c'est vrai ; il y a bien des palmiers. Et on sent l'odeur de l'iode, ce qui est complètement nouveau pour moi. ça me rappelle les vacances à la mer avec maman quand j'étais gosse. Mais à part ça, autour de moi, ça n'a rien à voir avec ce que j'aurais pu imaginer. En fait, on se croirait un peu dans une ville portuaire. Il y a pleins de fleurs de toutes sortes partout, et elles embaument d'ailleurs, se mélangeant au sel qui chatouille mes narines. Les couleurs sont vives, elles réveillent mon cerveau de partout. Il y a pleins de voitures qui roulent sur une grande route - je suis sûrement complètement con, mais pour moi, sur une île, y a pas de voiture. Une île c'est Koh-Lanta ! Pourtant ici, pas de jungle. Des boutiques de shopping à tous les coins de rue, le bruit des klaxons et des restaurants qui sentent bon les fruits de mer tous les douze mètres.

Je refuse d'admettre que je trouve ça plutôt sympa, et que ça me rassure quand même beaucoup de me dire que ce n'est pas une île de consanguins sur laquelle y a trois habitants et demi, et que les gens ont l'air d'avoir internet et de savoir ce qu'est la mode.

Et par contre, quelle chaleur... Alors même que c'est aussi un des clichés que j'avais en tête - et qui, lui au moins, est avéré - je ne suis pas du tout habillé en conséquence. Je meurs de chaud, et je transpire comme un boeuf jusqu'à l'hôtel. Ah, l'hôtel...

On dirait un foutu hôtel Ibis. Tout simple, tout nul, avec au moins l'avantage d'avoir été atteint en à peine dix minutes de taxi depuis l'aéroport. La déco est naze et est loin de faire rêver, on se croirait presque à Paris.

Et notre chambre est commune. J'en peux plus.

  • Bienvenue chez les ringards, super déco... Et on est censés dormir ensemble là ?

Je déteste, Je DETESTE, dormir avec quelqu'un. Même Marie n'a jamais été autorisée à dormir avec moi. Mon père sait très bien que je dors seul, portes verrouillées. Toujours. Il l'a fait pour me faire chier, c'est pas possible autrement.

  • Recommence pas Jay, tu me fatigues. Tu me fais assez payer la décision que j'ai dû prendre. Fais l'effort cette nuit, y avait pas d'autre chambre et j'allais pas y mettre tout notre budget juste pour une nuit. On a un lit chacun, j'ai juste envie de dormir, et j'aimerais vramient, mais vraiment que pour une fois, tu me fiches la paix. T'es exécrable depuis deux semaines et j'ai besoin d'une pause et de me reposer.

Il est lassé. Il en a marre de moi. Je le comprends, je suis invivable avec lui ces derniers temps, il a pas tort. Je ne lui ai pas adressé la parole positivement une seule fois depuis l'annonce. Mais il le mérite, aussi. Il m'a arraché à mon ancrage, comme on enlève une mauvaise herbe. Je ne suis pas une mauvaise herbe, putain...

  • Soit, je siffle.

Et je plonge dans mon lit, face au mur, dos à mon père.

  • Soit.

Et il fait de même, le plongeon en moins.

Et malgré la fatigue, je ne dors pas de la nuit, parce qu'en plus, il ronfle.

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