Chapitre 6 (3ème partie)

8 minutes de lecture

Tous s'étaient réunis là et nous attendaient, formant une grande assemblée autour d'un large espace circulaire. Les Grandes Mères et les chefs avaient formé le cercle et tous s'étaient assis derrière eux. Seuls le chef et la Grande Mère de mon clan ne s'y tenaient pas, car ils nous attendaient dans l'espace laissé libre : en tant que clan organisant le rassemblement, c'était aussi à eux de diriger les diverses cérémonies.

Lorsque tous les couples furent arrivés - nous étions une quinzaine à nous unir -, la cérémonie proprement dite commença. Chaque couple se tenait assis dans l'espace dégagé, se tenant par la main. D'abord se firent entendre des chants qui m'émurent beaucoup : c'étaient des chants d'allégresse et de joie, qui disaient le bonheur de trouver sa compagne et son compagnon et qui souhaitaient à tous une belle et longue vie ensemble.

Puis les Grandes Mères firent circuler une boisson à laquelle chacun but une gorgée, chefs et Grandes Mères compris. Quand les bols furent vidés, Grak, le chef de mon clan, prit la parole pour rappeler à tous la joie qui entourait cette cérémonie. Puis ce fut ma Grande Mère qui rappela les engagements principaux de chacun et chacune. Et, avant de procéder à l'union des couples, elle prononça les dernières paroles :

- Les hommes et les femmes qui sont ici devant nous tous sont prêts à s'engager l'un vis-à-vis de l'autre. Les hommes ont tous affirmé la volonté de protéger et respecter leurs compagnes, les femmes d'apporter la vie dans leur foyer et de reconnaître leur compagnon comme étant le père de leurs enfants. Si l'un ou l'une d'entre vous estime qu'ils ont enfreint nos principes, vous pouvez parler maintenant.

En général, du moins, pour toutes les cérémonies auxquelles j'avais assisté et dont je gardais le souvenir, un long silence suivait ces mots et personne n'intervenait. Mais là, une petite voix, un peu hésitante se fit entendre.

- J'aurais quelque chose à dire.

Un long frisson parcourut toute l'assemblée et des murmures se firent entendre alors qu'une femme, pas très grande, à laquelle je donnais approximativement l'âge de Lorg, s'avança vers le cercle. Elle fut autorisée à y pénétrer. Elle semblait intimidée, mais une fois dans le cercle, alors que Grak l'invitait à parler, elle me sembla bien plus assurée. Dans le silence, sa voix porta loin :

- Je suis Nema, du Clan de l'Auroch. Je voudrais faire savoir à tous qu'un des hommes ici présent, qui veut s'engager, n'en est pas digne. Car il m'a forcée aux plaisirs l'été passé.

L'accusation était très grave. Je me demandais bien de qui elle voulait parler. Je ne la connaissais pas, car elle ne faisait pas partie des clans qui étaient nos voisins et que nous retrouvions habituellement pour les petits rassemblements. Grak et la Grande Mère échangèrent un regard sérieux et soucieux.

- Et qui est-ce ?, demanda finalement Grak.

- Arouk.

**

Le nom d'Arouk avait résonné dans l'air. Mais mon cri avait dû s'entendre bien au-délà. Déjà, le brouhaha s'était emparé de tous, certains se levaient, parmi eux, Gourn, Kian, le frère adoptif d'Arouk, le chef de son clan. Les chefs tentèrent de calmer les esprits, mais il était impossible de ramener le silence.

Je m'étais tournée vers Arouk, il était totalement abasourdi. Quiconque l'aurait observé à cet instant aurait lu alors l'innocence sur son visage. Et une totale incompréhension. Et beaucoup le fixaient. Je secouai la tête et sentis des larmes couler sur mon visage. Je le vis déglutir et il me souffla :

- Je ne la connais pas... Ourga, je n'ai jamais rien fait de tel !

Et il serra fort ma main qu'il tenait encore.

Pour faire revenir un semblant de calme, à défaut du silence, Grak frappa sur une grande peau tendue, puis il s'empara d'une torche dans le feu et la fit tourner au-dessus de lui. Les Grandes Mères et les chefs s'étaient levés de leur cercle et firent des signes pour apaiser tout le monde. Au bout d'un temps qui me sembla très long, chacun se rassit, mais tous étaient encore agités. Ce fut seulement à ce moment-là que je pus échanger un regard avec ma mère. Elle était choquée et triste, mais elle porta les mains vers moi comme pour m'encourager. Je vis alors Gourn se rasseoir à ses côtés et je compris qu'il était fort en colère. Plus tard, quand il pourrait me parler, il me dirait qu'il était persuadé de l'innocence d'Arouk.

Ma Grande Mère invita alors Nema à parler. Je la fixais, tout en ressentant un mélange terriblement douloureux en moi : peine, colère, rage. Autant pour moi-même et Arouk, que pour les autres couples présents avec nous. Leur cérémonie d'union allait être entachée par les propos qu'elle allait tenir et par les accusations qu'elle avait déjà portées. Mais nous devions l'écouter. Jusqu'au bout. Que cela me plaise, ou pas.

Nema se tenait maintenant avec assurance dans le cercle, face à Grak et à ma Grande Mère. Le visage de Grak était soucieux, celui de ma Grande Mère impassible. Mais sa voix porta si loin que le silence se fit enfin totalement. Pourtant, il me sembla qu'elle avait parlé normalement.

- Nema, les accusations que tu portes sont graves. Chacun sait que nul ne peut forcer une femme aux plaisirs si elle ne le souhaite pas. Si tes dires sont avérés, alors Arouk sera exclu de notre peuple et il ne pourra être uni à Ourga.

- Je sais tout cela, Grande Mère. Et je confirme ce que j'ai dit.

Son aplomb me fit vaciller et, pourtant, j'étais demeurée assise. Heureusement, Arouk me tenait toujours la main et il me sembla que c'était tout ce qui restait de solide autour de moi. Cette impression était si puissante qu'elle me donna la force d'entendre ce qui allait suivre.

Les paroles et l'assurance de Nema ne firent pas changer l'attitude de ma Grande Mère. Elle la fixa un moment sans rien dire, et Nema soutint son regard. Mais un léger tremblement de ses mains me fit comprendre qu'elle était impressionnée.

- Nema, j'aimerais savoir pourquoi tu n'as pas parlé avant la cérémonie des rites initiatiques. Il ne convenait pas qu'on laisse Arouk s'occuper d'une jeune fille s'il avait commis un acte de violence envers toi. Pourquoi n'as-tu pas parlé lorsque nous avons annoncé les noms des hommes chargés d'initier les jeunes filles ? Tu le devais.

Le silence qui suivit ces paroles fut lourd, comme avant qu'un orage n'éclate. J'eus l'impression que l'air se resserrait tout autour de nous et plus encore, autour de Nema. Son regard lâcha celui de ma Grande Mère, se porta vers l'assistance, comme cherchant un soutien. Elle déglutit, se passa la langue sur les lèvres. En moi-même, je pensais que ma Grande Mère avait raison : Arouk n'aurait pas mérité d'initier une jeune fille ! Oda devait se sentir aussi blessée que moi... Et, d'ailleurs, à bien y réfléchir, si Drong avait été désigné, moi-même aurais dû alors révéler à tous son comportement avec moi, même si j'avais pu lui échapper à temps. Et, peut-être que le fait d'avoir raconté à ma Grande Mère ce qu'il avait tenté de me faire le priverait-il, toujours, de participer aux rites initiatiques.

**

Nema était maintenant plus hésitante. Ma Grande Mère la fixait toujours, avec une dignité et une impassibilité impressionnantes. A la place de Nema, j'aurais été moi aussi très impressionnée, même si j'étais incapable, à ce moment-là, de le penser et de me mettre à sa place. Elle baissa la tête, la releva, son regard fouilla encore l'assemblée. Ce fut à ce moment-là qu'une autre femme se leva et prit la parole :

- Moi aussi, j'ai quelque chose à dire.

Sur un signe de Grak, elle s'approcha, chacun s'écartant pour la laisser passer, et les chefs et Grandes Mères ouvrirent le cercle pour qu'elle vienne avec nous. Elle se retrouva debout à côté de Nema, mais ne la regarda pas une seule fois. Elle fixait Grak et ma Grande Mère.

- Je suis Eda, et j'appartiens aussi au Clan de l'Auroch. Et j'ai partagé le plaisir avec Arouk plus d'une fois au cours de cet été-là, et même pratiquement dès le début du rassemblement.

A mes côtés, Arouk inclina imperceptiblement la tête. Ce que disait Eda était vrai. Elle poursuivit :

- Je ne pense pas qu'il aurait été tenté de commettre le moindre acte de violence envers une femme. Il n'avait pas besoin d'en forcer pour en trouver une à laquelle il pouvait plaire.

Cette remarque détendit un peu l'atmosphère et il me sembla même percevoir quelques rires étouffés.

- Oui, j'ai partagé le plaisir avec lui et je sais aussi que Nema aurait bien aimé le faire... comme d'autres auraient aimé le faire cet été, mais Ourga doit posséder une aura bien plus forte qu'aucune d'entre nous pour que nous puissions à nouveau attirer Arouk.

Quelques sourires apparurent sur les visages, mais moi, je ne parvenais pas encore à me sentir détendue. Même si Eda semblait plutôt prendre la défense d'Arouk. L'accusation de Nema était si grave !

Ma Grande Mère et Grak échangèrent un long regard. Nema avait baissé la tête et tremblait. Puis elle la releva et cria :

- Il m'a forcée ! Je ne mens pas !

Et elle éclata en sanglots, avant de se mettre à courir, sortant du cercle sans y avoir été invitée, et se sauvant au-delà de l'assemblée. Son départ jeta un froid sur tout le monde. Eda demeura dans le cercle, mais suivit du regard elle aussi la fuite de Nema. Puis elle releva la manche de son vêtement, et montra à ma Grande Mère son avant-bras. D'où je me trouvais, je ne vis pas bien, mais Ilya qui était mieux placée que moi me dirait plus tard qu'elle avait montré une longue estafilade, une cicatrice qu'elle portait au-dessus du poignet.

- Elle m'en voulait d'avoir séduit Arouk. Comme elle en veut à Ourga de l'avoir fait cet été, et plus encore, de s'unir à lui. Elle s'est vengée sur moi en me donnant un coup de couteau, un jour que nous étions ensemble à dépecer un chevreuil. Je n'ai jamais su si son geste était volontaire ou pas, car il pouvait passer pour de la maladresse. Je n'ai jamais voulu mettre cet accident sur le compte de sa jalousie. Mais elle n'a pas eu le moindre remords de m'avoir blessée et j'ai saigné abondamment. Aujourd'hui, je pense que ce n'était pas un accident. Mais je ne demande pas réparation. Je voulais juste dire ce qu'il en était. Et affirmer aussi que, pour moi, Arouk n'a pu commettre un tel acte.

Un court silence suivit ses paroles. Grak s'avança vers Eda et lui dit :

- Merci de ton témoignage, Eda. Nous allons cependant devoir reporter la cérémonie. Nous devons parler entre nous, réunir le Conseil des Chefs et celui des Grandes Mères.

- Je le pense aussi, dit ma Grande Mère.

Il y eut des protestations, des cris moins étouffés que les rires précédents, mais chacun convint finalement que c'était le mieux. Petit à petit, les rangs s'étiolèrent, chaque clan s'éloignant vers son campement, accompagné et guidé par son chef et sa Grande Mère. Les couples quittèrent eux aussi le cercle et Arouk et moi demeurâmes en dernier, avec Grak, ma Grande Mère et celle du Clan du Lynx. Mes parents et quelques proches de mon clan, Liki et Kian, nous attendaient également. Leur présence me réconforta un peu.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0