Dans la ville

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La ville avait une triste mine. Une de plus à avoir les pieds dans la brume et le sable, la tête suffoquée par des nuages jaunâtres. L’air était à peine respirable ici, j’enfilai immédiatement mon masque avant qu’une toux acérée ne me secouât. J’avais commis l’erreur une fois de prendre une inspiration de trop dans un environnement identique. Mes poumons avaient pris cher, ma gorge aussi. Mon nez avait même saigné. Je ne sais pas ce qu’ils ont mis dans l’atmosphère, les gens d’avant, mais ce que je sais, c’est que ça fait foutrement mal. Et que ça tue, aussi. À petit feu, insidieusement, sournoisement. Ça se glisse dans le corps et dans l’esprit, ça brouille la vue, ça bouche les oreilles et ça étouffe les poumons. Lentement, atrocement. Il m’est déjà arrivé de voir des gens plus âgés que moi dans un état d’agonie avancé et ce n’était pas beau à voir. Leur peau grisâtre semblait rugueuse comme de la pierre et leur souffle n’était plus assez puissant pour former des mots. Je n’avais aucune idée de la façon dont ils pouvaient continuer à vivre jour après jour malgré leurs difficultés évidentes à se mouvoir. À bien y réfléchir, je n’étais même pas sûre que leurs yeux vitreux y voyaient grand-chose.

Je ne devais pas traîner, le soleil tombait déjà. À pas longs, je m’engageai dans une avenue grise et encombrée de carcasses de voitures. Les premières fois, j’avais trouvé ce genre de décor sinistre. Aujourd’hui, j’y étais insensible. Mes yeux s'arrêtaient sur chaque détail afin de déterminer ce qui pouvait m’être utile. Les cadavres de voitures avaient pour la plupart été décarcassés, sans aucun doute vidés de leur essence et de n’importe quelle pièce qui pouvait servir aux Chauffards qui arpentaient le pays sur leurs bécanes gourmandes de pétrole. Armée de ma clé universelle, je dévissais quelques trucs par-ci par-là et les fourrais dans mon sac. Si jamais une de leurs bandes de dégénérés me tombait dessus, j’aurais au moins de quoi négocier (même si les échanges avec ces énergumènes n’étaient jamais équitables).

Au détour d’un énième tableau de bord défoncé, je tombai sur un petit objet en plastique en forme de dôme. Une boule à neige. Un bibelot foutrement ridicule. L’apocalypse avait au moins eu le mérite de débarrasser notre vie de ces objets idiots et inutiles, que les gens achetaient sans réfléchir et sans même se préoccuper de leur donner une place convenable dans leur existence. La seule place que les choses pouvaient trouver aujourd’hui, c’était celle de la nécessité absolue. Autrement, elles étaient vouées à être ignorées pour l'éternité.

Je fis rapidement le tour des supermarchés éventrés, sans grand espoir. Les bouteilles d’eau avaient disparu depuis belle lurette. En fouillant sous les étagères des rayons je ramassai quand même un bocal de cornichons. Ce n’était pas ce que je préférais, mais cela ferait un dîner plus que convenable. Je visitai quelques immeubles et me glissai dans des appartements abandonnés, où tout semblait avoir été laissé en plan, comme si leurs familles avaient fui les lieux deux jours plus tôt. Enfin, façon de parler : la poussière recouvrait les meubles et le sol, la plupart des fenêtres étaient brunes de crasse et les placards avaient été pillés. Mais en voyant la disposition du canapé, du tapis de salon et du vase vide sur la table basse, on pouvait encore s’y projeter sans trop d’efforts.

Je décidai de ne pas m’aventurer trop profondément dans la ville. Des camps de survivants en occupaient généralement le centre ainsi que d’autres points un peu partout. Ils s’étaient chargés de vider chaque habitation de toute ressource et lançaient souvent des groupes d’expédition piller ce qui pouvait encore l’être. Il n’était pas bon de tomber sur l’un d’entre eux, encore moins de se mêler à leurs guéguerres entre clans, lorsque leur seule solution de survie restait de se piller entre eux. Ces gens-là étaient sans pitié, encore plus envers les femmes. Je n’allais pas risquer de tomber sur eux.

Lorsque le soleil se coucha, j’étais songeusement postée sur le toit de l’immeuble, les pieds dans le vide, le regard perdu. L’air était plus respirable en hauteur, aussi en profitai-je pour poser mon masque à côté de moi et entamer mon dîner. Les cornichons, mais aussi quelques paquets de crackers trouvés par chance au fil de mes explorations du jour. Je ne me privai pas en eau, mais mes réserves étaient bien entamées. Cela allégeait mon sac mais ne faisait qu’alourdir le sentiment d’empressement qui pesait sur moi. Demain, il faudrait que je me remette en route vers mon nid, et pas plus tard. Mes vivres ne me permettraient pas de tenir davantage et je devais mettre un terme à cette expédition.

Au loin, noyés dans les feux du soleil couchant, de longs serpents de fumée noire s’élevaient paresseusement parmi les gratte-ciels de la ville. J’avais finalement eu raison de ne pas m’aventurer plus loin. Je sortis de mon sac un carnet, une carte et un vieux stylo mordillé, amputé de son bouchon. Après un bref descriptif de ma journée, j’y écrivis l’inventaire de ce que j’avais récupéré et traçai sur la carte le chemin parcouru. Cela me rassurait de tenir ces comptes rendus quotidiens. J’avais l’impression de garder le contrôle sur ma misérable existence, mais je ne me faisais pas d'illusion. Elle ne dépendait que de ce que je pouvais trouver au fil de mes pérégrinations et du stock de vivres qui restait dans mon nid. En vérité, je ne contrôlais pas grand-chose. J’étais seulement en sursis. Chaque conserve trouvée, chaque pluie filtrée n’allongeait que de peu le temps qui me restait. Pour l’instant, j’avais encore le courage de me battre, la volonté de vivre, la motivation pour me lever tous les jours et partir à la recherche de nourriture. Lorsque je n’en aurai plus la force, je ne sais pas ce que je ferai. Respirer un bon coup d’air vicié ? Sauter du haut d’un de ces indécents buildings ? Plutôt ça que de rejoindre un de ces abominables camps de survivants où ma vie ne m’appartiendrait plus.

La nuit prenait peu à peu ses droits. Il me fallait trouver un endroit pour la nuit. Après avoir barricadé la porte d’un appartement quelconque, je me dirigeai vers une des chambres et en poussai la porte. Des posters dégoulinaient le long des murs, des photos décolorées avaient été épinglées un peu partout, des disques de rock étalés au sol. Pas de doute, je me trouvais dans une chambre d’adolescente rebelle secrètement amoureuse de ses idoles de rockeurs. Je trouvais cela d'un niais et d'un dérisoire absolus. En me laissant tomber sur le lit humide, mes pensées dérivèrent vers cette civilisation humaine que j'avais connue un temps, bloquée sur l'argent, la surconsommation et l'épuisement des ressources. Nos plus belles valeurs s'étaient envolées, dispersées en fumée. Ce qui restait de nous n'avait plus rien de ce qu'on qualifiait d'humain. Si notre civilisation existait toujours, l'apocalypse en avait bien redéfini les termes.

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